Livre Dixième

LA PETITE VILLE DE SAINT-CLAIR-SUR-EPTE n’avait jamais connu une pareille effervescence. La cour du roi des Francs était arrivée quelques jours auparavant et avait investi tout ce que la région comptait de manoirs, de fermes et de demeures habitables. Une aile du petit castel de la région avait été aménagée pour recevoir le souverain. Quant aux troupes royales, elles avaient veillé à nettoyer la région de tous les vagabonds et les brigands qui écumaient les campagnes.

Certains villageois avaient pris peur en apprenant l’arrivée des hommes du Nord et avaient préféré fuir en abandonnant leur demeure et leurs prairies généreuses et gorgées d’eau en cette période de l’année. Peuplée de hauts personnages mécontents d’être obligés de loger dans de mauvaises conditions, de soldats méfiants et d’hommes d’Église venus des régions voisines, la petite cité était méconnaissable.

Les Vikings parvinrent devant Saint-Clair-sur-Epte la veille de la signature du traité. Rollon avait veillé à donner à sa troupe les apparences de l’équipage d’un grand seigneur franc comme les autres. Ceux qui craignaient de voir débarquer une horde effrayante d’hommes armés de haches et coiffés de casques à cornes furent soulagés. De toute évidence, les Norrois avaient endossé les habits de leur nouvelle vie.

Le jour tant attendu arriva et les hommes du Nord virent comme un présage les corbeaux qui croassaient et volaient au-dessus des toits des maisons et du clocher de l’église. Mais les oiseaux d’Odin étaient-ils venus pour célébrer ou au contraire, pour contester l’alliance qui allait se conclure ? Chacun possédait sa propre interprétation du signe des dieux.

La cérémonie d’investiture devait frapper les imaginations. Charles III avait pris place sur une estrade de bois dotée d’un dais de velours frappé aux armes du royaume. Il était flanqué des membres les plus éminents de sa cour et du clergé. Robert de Neustrie, qui avait été à l’origine de la négociation, avait du mal à dissimuler sa satisfaction tandis qu’Hervé, l’archevêque de Reims, demeurait impassible. Le roi Charles ne semblait pas à l’aise. Comme à son habitude, il n’était pas sûr de ses décisions et redoutait que ses ennemis n’y saisissent un nouveau prétexte pour le combattre.

Un serviteur annonça au souverain l’arrivée de Hròlfr. Le Viking s’avança seul devant lui. Il portait la tenue d’un noble, une longue tunique de drap rouge accompagnée d’une ceinture de cuir qui marquait sa taille et à laquelle pendait son couteau au manche de dragon.

Le chef s’approcha de Charles qui prit ses mains dans les siennes en signe d’amitié et de soumission. Par ce geste symbolique, Hròlfr le Marcheur devenait, de facto, le vassal du monarque. En échange de la promesse de fidélité de l’homme du Nord, Charles déclara qu’il lui concédait toutes les terres comprises entre l’Epte et la mer. Il ajouta ensuite la Bretagne afin que Hròlfr pût assurer la subsistance de son peuple. Il lui donna enfin le nom de Rollon par lequel il entrait dans la grande famille des Francs et des chrétiens.

Une fois le double engagement officialisé, Robert de Neustrie prit la parole. L’usage voulait que le nouveau vassal du roi de France baisât le pied de son souverain. Dans le camp viking où nul ne s’attendait à une pareille demande, l’émoi fut considérable. Comment un chef du Nord pourrait-il s’abaisser devant son ennemi ? Cela paraissait impossible ! Hròlfr le Marcheur ne laissa rien percer de sa contrariété ; il se retourna et lança à ses hommes :

— Skirnir le Roux ! Je te délègue l’honneur de me représenter pour accomplir ce geste symbolique.

Le géant blêmit. Il lui était déjà insupportable de participer à cette cérémonie et voilà que son cousin exigeait qu’il baisât les pieds de son ennemi. Le fier Viking fit semblant de n’avoir rien entendu. Hròlfr le fixa avec toute l’autorité de sa charge, mais l’homme ne paraissait toujours pas décidé à céder.

— Qu’attends-tu pour m’obéir, Skirnir ? cria Rollon. N’oublie pas que c’est ton maître, le duc de Normandie, qui te l’ordonne !

Skirnir devint cramoisi de rage et cracha à terre. Il marcha vers l’estrade royale et parvint à la hauteur de Charles III. Même si ce dernier tentait de se donner une contenance, il devait pourtant être le moins rassuré des deux. Comme le Viking refusait de se courber pour accomplir le geste rituel, il se saisit du pied royal et le porta à la bouche. Surpris par la manoeuvre, Charles III perdit l’équilibre et tomba violemment à la renverse. Le spectacle du roi des Francs, gisant à terre, était ridicule et nul ne savait comment réagir. Le souverain fut immédiatement relevé par Robert de Neustrie qui, face à la gêne de l’assemblée, loua avec humour la fougue de leurs nouveaux alliés. Dès lors, le malaise se mua en amusement et toute l’assistance éclata de rire. Charles, qui ne savait trop comment réagir, suivit les autres et tint à montrer qu’il ne se formalisait pas de l’incident et participait à la bonne humeur générale.

Il fut convenu que l’évêque Francon baptiserait Hròlfr et que Robert de Neustrie serait son parrain. Le nouveau duc de Normandie, que le roi avait déjà nominé Rollon, recevrait le nom chrétien de Robert et en même temps que lui, ce serait tout son peuple qui serait baptisé. Le chef viking devenu seigneur franc demanda alors quelles étaient les principales églises sur sa terre. L’évêque lui cita les cathédrales de Rouen, Bayeux et Évreux. Il poursuivit en énumérant les abbayes du Mont-Saint-Michel, Jumièges, Saint-Ouen de Rouen, Saint-Denis. Hròlfr s’engagea à faire des donations à ces églises en leur rétrocédant une partie des terres qu’il venait de recevoir. Les Vikings s’étonnèrent de cette nouvelle promesse tandis que Robert de Neustrie ne put contenir un sourire. Pour un guerrier brutal, ce diable d’homme était décidément doué pour la politique. Cachée dans l’assistance, Freya souriait également, mais pour d’autres raisons. Elle avait le sentiment qu’elle arrivait enfin à rassembler les deux coeurs qui battaient en sa poitrine. Elle pourrait désormais être fidèle à la France et respecter les Norrois, sans craindre de trahir l’un ou l’autre camp. De son côté, Popa s’était fièrement avancée aux côtés de son époux. En ce jour, elle voulait, elle aussi, cueillir les fruits de ses sacrifices. Elle avait fait le choix de demeurer fidèle et son fils serait un jour le nouveau maître de cette terre.

Le Roi se leva enfin et tendit le bras vers l’archevêque de Reims. Il lui confia une lourde croix d’or constellée de joyaux. Charles III la tendit à Rollon avec solennité.

— Puisse cette croix guider ton coeur et ton peuple sur la voie du Christ. Porte-la en terre normande et vénère-la par-delà tout. Oublie tes anciennes idoles, car il n’y a qu’un seul Dieu qui a envoyé son Fils sur terre pour racheter nos fautes.

Hròlfr s’empara de la croix, se retourna devant son peuple et la brandit comme il l’avait fait quelques semaines plus tôt avec son épée devant le bûcher. Les Vikings, qui avaient observé une retenue manifeste jusque-là, laissèrent exploser leur joie :

— Raaa ! Raaa ! Raaa !

Hròlfr embrassa la croix. Il devenait le premier prince de cette terre baptisée Normannie. Selon les termes du traité, il était désormais un fidèle vassal du roi de France, mais il était résolu à marquer son nouveau domaine de son empreinte pour en assurer l’indépendance et la prospérité. Au nom de ce Dieu qu’il avait fait sien et de ses dieux qu’il n’avait pas reniés en son coeur.