Chapitre 4

CELA FAISAIT DÉJÀ UNE HEURE que Pierre Le Bihan errait dans le quartier. Depuis que le bedeau lui avait fixé cet étrange rendez-vous, l’archéologue décomptait chaque minute, de peur de manquer la quatrième heure de l’après-midi. Il se revoyait avec son pied-de-biche en main, empêché d’aller jusqu’au bout de sa quête. Mais ce contretemps ne l’avait pas découragé, il était plus que jamais déterminé à percer le secret de Rollon.

Après avoir emprunté la rue de Martainville, Le Bihan tourna au numéro 184 et s’engagea dans la ruelle en passant devant la devanture d’un entrepreneur de pompes funèbres qu’il avait toujours connue depuis son enfance. Le jeune homme se dit qu’on pouvait difficilement trouver un lieu plus évocateur que l’aître Saint-Maclou pour organiser un rendez-vous mystérieux. Fondé en 1348 pour gérer les dommages de la peste noire, le charnier fut entouré par des galeries dès 1526. À la manière d’un cloître macabre, quatre ossuaires entouraient un quadrilatère à ciel ouvert. Le regard de Le Bihan courait sur les panneaux de bois ornés de têtes de mort, de tibias dérisoires, de fers à cheval, de faux tranchantes et de sinistres cercueils. Un moment, il se sentit entraîné dans une danse macabre dont il aurait été l’acteur involontaire jusqu’à en sentir la tête tourner. Il reprit sa respiration et précisa sa vision. Derrière la croix plantée au centre de l’aître, il distingua une forme imprécise qu’il finit par identifier comme une silhouette féminine.

L’aître était désert et il était précisément quatre heures. Le Bihan n’hésita plus une seconde. Il contourna la croix et tendit une main amicale à une femme qu’il ne connaissait pas. L’inconnue ne répondit pas à son invitation et Le Bihan resta avec sa main en suspension, l’air un peu penaud.

— Ne le prenez pas mal, dit la femme sur un ton plus amical que sa poignée de main refusée ne l’avait laissé supposer. Il vaut mieux pour vous que nous ne nous connaissions pas. J’ai appris que vous vous livriez à des fouilles nocturnes, bien après l’heure de couvre-feu. Vous vivez dangereusement...

— Le bedeau m’a dit que vous aviez des choses à m’apprendre, répondit le jeune homme sans se laisser impressionner. Je suis venu pour les écouter.

La femme invita Le Bihan à la suivre. Ils ne firent que trois pas, mais ceux-ci leur permirent de se placer sous les tilleuls, à l’abri des regards éventuels. L’historien faisait tout pour ne pas la dévisager, mais sa curiosité était vive. Elle ne devait guère avoir plus de vingt-cinq ans et la couleur noire de ses cheveux mettait en valeur son teint clair. Il eut aussi le temps de découvrir ses yeux verts qui achevaient de rendre son visage agréable.

— Je vous l’ai dit, poursuivit-elle en replaçant une mèche de cheveux rebelle derrière l’oreille. Mieux vaut pour vous ne pas savoir qui je suis ou ce que je fais. Disons seulement que je m’intéresse beaucoup à ce que chipotent les Allemands. Or, il apparaît que vous avez précisément des »intérêts communs...

— Pardon ? s’étonna Le Bihan. Que voulez-vous dire ? Vous m’accusez ?

Le regard de la jeune femme trahit un sentiment d’exaspération. Apparemment, les réponses de son interlocuteur n’étaient pas celles qu’elle attendait.

— Pourquoi avez-vous cherché à ouvrir ce sarcophage la nuit passée ? lui demanda-t-elle avec autorité.

— Et pourquoi serais-je obligé de répondre à une inconnue qui ne prétend pas me dire qui elle est, ce qu’elle fait, ni pourquoi elle me donne rendez-vous dans un ancien charnier médiéval ? riposta le jeune homme sur le même ton.

Le rendez-vous prenait un tour totalement inattendu. Pour aller jusqu’au bout de son indignation, Le Bihan aurait dû quitter l’aître et s’en retourner paisiblement chez lui, mais il n’en avait aucune envie. Au contraire, le petit jeu lui plaisait et la colère qui montait au nez de l’inconnue la rendait encore plus intéressante, pour ne pas dire séduisante.

— Vous êtes du genre têtu, soupira-t-elle. D’accord, je vais vous parler, mais ce sera à vos risques et périls.

— Allez-y, répondit-il, je n’ai pas peur.

— Le réseau pour lequel je travaille a de bonnes raisons de croire que des membres de la SS sont arrivés à Rouen pour s’y livrer à des recherches archéologiques. Il serait question de messages mystérieux, de prétendus ancêtres des aryens et de je ne sais encore quelle autre stupidité.

— Stupidité ? s’insurgea Le Bihan. Ce que vous me dites est très intéressant. Je n’en avais jamais entendu parler, mais ces démarches n’ont rien pour m’étonner. Les premiers ducs de Normandie ont encore de nombreux secrets à nous révéler.

La jeune femme regarda son interlocuteur avec soulagement. Il semblait enfin avoir saisi l’importance de leur rendez-vous. Elle le regarda bien droit dans les yeux, puis lui posa la question qui motivait sa présence au coeur de l’ossuaire :

— Alors, êtes-vous enfin disposé à me dire ce que vous fabriquiez dans la cathédrale hier soir ?

— Vous savez que je garde quelques très bonnes bouteilles de bordeaux chez moi, répondit Le Bihan sans se départir de son sérieux. Avec un petit morceau de camembert, nous y serions beaucoup plus à l’aise pour discuter, non ?

— Mais vous le faites exprès ou quoi ? s’emporta la jeune femme.

Il devait y avoir une détermination dans le regard de Le Bihan dont il ne se savait même pas capable. En tout cas, suffisamment pour que la jeune femme cède une fois encore.

— D’accord, lâcha-t-elle en levant les yeux au ciel, donnez-moi votre adresse. Mais je ne vous dis pas quand je vous y rejoindrai. Vous n’aurez qu’à m’attendre.

— Pas de problème, répondit gaiement l’archéologue. Venez quand vous le souhaitez au numéro 36 de la rue des Bons-Enfants. Je vous y attendrai avec le vin, le fromage et le sourire. Au fait, vous vous appelez comment ?

La jeune fille qui s’en allait déjà se retourna et eut un moment d’hésitation.

— Pour vous, répondit-elle, je serai Joséphine.

— Alors, va pour Joséphine ! À tout à l’heure