Chapitre 2

Rouen, mars 1944

CLAUDE MONET avait-il songé à la contempler une fois que la nuit tombait sur la ville ? À n’en pas douter, les reflets des étoiles sur la pierre tendre auraient joliment stimulé son imagination. Pierre Le Bihan avait toujours été passionné par la peinture. Et aussi par l’architecture, par la sculpture, la gravure et par tous les arts décoratifs. Le jeune homme faisait partie de ceux qui jugeaient le passé plus passionnant que le présent et à sa décharge, il fallait reconnaître qu’en ce printemps 1944, le présent n’avait rien de bien rassurant. En contournant le vaisseau de pierre planté au coeur de la vieille cité normande, il se dit que les édifices que l’on croit bien connaître offrent un tout autre visage dès qu’on les découvre à une heure insolite.

Le Bihan savait le risque qu’il courait à se promener seul en ville à l’heure du couvre-feu. Mais depuis que ce stupide conflit avait éclaté et que son avenir professionnel s’était obscurci, il avait été contraint de s’inventer de nouvelles raisons de réfléchir, de penser, de chercher et de trouver. Il avait fini par décider que cette guerre ne l’empêcherait pas de poursuivre ses travaux.

Il jeta un coup d’oeil pour s’assurer qu’il n’était pas observé, puis il introduisit dans la serrure de la petite porte latérale le drôle d’instrument qu’il avait glissé dans sa poche. Certes, la famille Le Bihan n’avait jamais fait grand étalage de l’existence d’un oncle monte-en-l’air, mais il fallait bien reconnaître que ses leçons avaient fini par se révéler utiles. Il crocheta délicatement dans le trou une première fois sans succès, puis il s’y reprit une deuxième fois. A la troisième tentative, le petit « clic » révélateur se fit entendre. La porte s’ouvrit et Le Bihan se glissa rapidement dans l’édifice. Le jeune homme paraissait légèrement plus âgé que ses vingt ans. Toute son enfance, il avait dû supporter les railleries de ses camarades qui se moquaient de ses maladresses et de son manque d’aptitude au sport. Pour ne rien arranger, il lui avait fallu apprendre à vivre avec cette forte tignasse noire et ses yeux bleu clair qui lui donnaient un air de marin breton rempoté en plein bocage normand. Avec l’adolescence, Le Bihan avait poussé comme une plante attendant d’être arrosée pour achever sa croissance. Il n’en était pas devenu plus sportif pour autant, mais il avait acquis davantage de confiance en lui.

La cathédrale Notre-Dame dormait du paisible sommeil de celles qui savent que le temps n’a pas de prise sur elles. La litanie des siècles s’égrenait, mais elle conservait toute sa splendeur, indifférente aux assauts du temps et à la folie des hommes. L’archéologue alluma une petite torche, mais c’était davantage pour la forme. Aurait-il été aveugle qu’il n’aurait pas éprouvé la moindre difficulté à se retrouver dans l’édifice qu’il fréquentait depuis son plus jeune âge. Avoir été engendré par une mère bigote présentait des avantages pour un jeune historien de l’art. Tandis qu’il écoutait de façon distraite les sermons du curé, son regard vagabondait de la base des colonnes au triforium, puis prenait d’assaut les croisées d’ogives et finissait par se perdre dans la généreuse rose de lumière exaltant le couronnement de la Vierge.

Le Bihan se dirigea vers la chapelle du Petit-Saint-Romain et s’approcha prudemment de l’objet de sa quête. Il n’avait aucune raison de manifester un tact excessif devant ce qui n’était après tout qu’un homme mort il y a un peu plus d’un millénaire. Ses traits figés dans la pierre avaient conservé toute la grandeur et la sauvagerie contenues qu’avait voulu lui donner le sculpteur. L’archéologue passa machinalement la main sur la tête de Rollon, l’homme qui avait fondé la Normandie après l’avoir dévastée. C’était le genre de geste qu’il se refusait toujours à faire en plein jour, de peur de subir une remarque d’un bedeau trop zélé. De son petit sac à dos, il sortit un autre souvenir du tonton Pied Nickelé, une barre de fer à l’extrémité plate. Il regarda encore un instant la silhouette de pierre du premier duc de Normandie. Pour un peu, il aurait pu laisser errer son imagination et rêver que la statue allait revenir à la vie. Mais Le Bihan n’avait pas le temps, il avait une mission à accomplir. Il plaça délicatement le bout du pied-de-biche sous la lourde dalle du gisant et entreprit de la faire glisser. L’opération se révélait malaisée, d’autant qu’il tentait de la mener dans le silence le plus complet. Comme il essayait de forcer une résistance dans l’interstice de pierre, l’instrument dérapa et il ne réussit pas à réprimer un sonore : « Nom de Dieu. »

— Alors comme ça, non content de t’introduire dans la maison du Seigneur, tu te permets aussi de blasphémer en son sein...

L’homme qui venait de surprendre les agissements suspects de Le Bihan devant le gisant de Rollon avait un sourire au coin des lèvres. L’archéologue reconnut immédiatement Maurice Charmet, le bedeau qu’il avait déjà aperçu à de nombreuses reprises dans la cathédrale. Il ne devait guère avoir dépassé la soixantaine, mais il paraissait plus âgé. Le Bihan songea que cette satanée guerre avait la faculté de vieillir ceux qu’elle marquait. Loin de le réprimander, l’employé lui posa une main paternelle sur l’épaule.

— Tu es le fils Le Bihan, je me trompe ? lâcha-t-il. Je connais bien ta mère, une fidèle entre les fidèles !

Le jeune homme ne releva pas l’appréciation ecclésiastique du degré de foi maternelle, mais il n’aurait jamais cru que la bigoterie de sa mère pût un jour lui venir en aide.

— Tu es archéologue d’après ce qu’on raconte, poursuivit le bedeau. Ce n’est pas une raison pour t’introduire dans notre cathédrale et jouer aux vandales.

— Je poursuis mes études d’historien de l’art, rectifia Le Bihan. Et je ne suis pas un vandale, je fais seulement quelques recherches sur les origines de la Normandie.

— Tu as envie d’aller expliquer tout cela à la police ?

— Non, vous n’allez quand même pas...

Le petit homme fit un geste évasif pour montrer que tout cela ne le concernait pas.

— Je ne te demande pas ce que tu cherches, poursuivit Charmet en baissant un peu la voix, mais sache que tu n’es pas le seul à le chercher...

— Comment ? s’étonna le jeune homme. De quoi voulez-vous parler ? Vous me dites que d’autres sont venus ici avant moi ?

Le bedeau posa l’index sur la bouche pour l’inviter au silence.

— Tais-toi... Ici comme partout en ces temps troublés, les murs ont des oreilles ! Je ne t’en dirai pas davantage. Mais si tu es aussi passionné par les vieilles pierres que tu le prétends, tu devrais aller faire un tour du côté de l’aître de Saint-Maclou. Tu sais, il s’agit d’un lieu où les âmes les plus lourdes sont tentées de se soulager...

Mais je connais parfaitement l’aître, lâcha Le Bihan avec une pointe d’agacement. Cessez de vous exprimer par énigmes. Dites-moi plutôt ce que vous savez et que vous voulez taire.

Mais le bedeau s’était déjà retourné. En marchant à petits pas dans le déambulatoire, il ajouta :

— Peut-être crois-tu connaître l’aître, mais il gagne à être visité à certains moments. L’après-midi, demain par exemple, vers seize heures... Et en quittant la cathédrale, n’oublie pas de fermer la porte en sortant. Dieu a horreur des courants d’air.