Chapitre 32

LA PETITE FLAMME de la chandelle avait fort à faire pour ne pas s’éteindre. Elle chancelait, faiblissait, puis reprenait et ondoyait avec langueur, mais son combat était perdu d’avance. Il n’y avait rien à faire contre la loi inexorable du temps qui emporte les êtres et éteint les bougies. Pour la troisième fois, Le Bihan relisait la même phrase du livre et chaque fois, son attention était à nouveau attirée par le combat désespéré de la petite flamme. Pendant qu’il fixait son regard sur la chandelle, il songeait à la situation actuelle. Il pensait à cette guerre qui semblait être entrée dans sa ligne finale. Le Reich commençait à se fissurer et la nervosité toujours plus perceptible des Allemands en constituait la preuve.

À mesure qu’il réfléchissait, il se surprenait à souhaiter que le conflit ne finisse pas trop vite. Sans savoir pourquoi, il était persuadé qu’il lui fallait percer le secret de Rollon avant la fin du conflit. La victoire inéluctable des Alliés – dont il ne doutait pas une seconde – ferait passer au second plan les recherches ésotériques de la SS et le premier duc de Normandie avait toutes les chances de retomber dans les limbes de l’oubli pour longtemps.

Ces pensées eurent pour effet de ramener l’historien à l’ordre. Il reprit son ouvrage sur la conquête de l’Angleterre par Guillaume, duc de Normandie. Une quatrième fois, il relut le passage consacré au serment d’Harold au duc Guillaume, fait sur les reliques et à son grand plaisir, il réussit à aller jusqu’au bout de la phrase « Ubi Harold sacram entum fecit Willelmo duci ». Cette fois, ce fut un autre élément qui vint le perturber. Un bruit feutré dans la cage d’escalier du rez-de-chaussée qui parvint doucement jusqu’à ses oreilles. Il n’avait pas grand mérite à avoir les sens en éveil, car à cette heure tardive du couvre-feu, il y avait généralement peu de passage dans la maison. Au fil des jours, il avait appris à reconnaître par l’oreille chacun de ses habitants, même s’il ne les avait jamais vus. Il songea qu’il pouvait s’agir du vieux Gaspard, qui avait tendance à trop arroser ses soirées au calvados, mais celui-ci faisait beaucoup plus de bruit en rentrant et ratait généralement les marches quand il ne tombait pas dans l’escalier.

Le Bihan se leva et monta les marches à pas de loup jusqu’à la porte. Son ouïe ne l’avait pas trompé. Il y avait bien quelqu’un de l’autre côté, quelqu’un qui ne devait pas se sentir observé puisqu’il entendait distinctement son souffle. La respiration était saccadée, comme lorsqu’on vient d’accomplir un effort physique important. À moins qu’il ne s’agisse d’un souffle de peur, provoqué par l’angoisse.

Contrairement à toutes les instructions qu’on lui avait données depuis qu’il se cachait dans cette cave, Le Bihan n’avait pas pris l’arme que Joséphine lui avait procurée. Il se dit que l’effet de surprise serait suffisant pour avoir l’avantage sur son adversaire. Il n’y avait plus un instant à perdre... Il poussa la porte d’un coup vif et se trouva projeté vers l’arrière avec une force à laquelle il ne s’attendait pas. Un instant, il avait failli trébucher dans les escaliers, comme le vieux Gustave l’aurait fait, mais il avait réussi à tomber sur le petit palier de bois. Comme par magie, la porte s’était refermée et il se trouvait à présent avec Joséphine, allongée sur lui, qui le regardait avec étonnement.

— Qu’est-ce qui t’a pris, Pierre ? lui dit-elle sur un ton de reproche.

— Qu’est-ce qui m’a pris ? s’étonna le jeune homme. Tu m’as fait peur et tu as failli nous faire dégringoler dans l’escalier.

Le Bihan paraissait apprécier cette proximité physique involontaire et sa visiteuse ne faisait rien pour s’en dégager. Dans cette demi-pénombre, il en profita même pour détailler le visage de Joséphine. Jamais il ne l’avait trouvée aussi belle que cette nuit, dans cette cave des vieux quartiers de la ville où il se tenait comme un rat traqué. Les cheveux de la jeune femme étaient dérangés, mais ce désordre ajoutait encore à la fraîcheur de ses traits. Ses yeux brillaient d’une intensité rare. Jamais encore il n’avait ressenti autant d’attraction pour quelqu’un.

— J’ai quelque chose à te dire, poursuivit-elle à voix basse, quelque chose de très important et qui n’a que trop tardé...

— Oui, répondit Le Bihan sur le ton faussement étonné de celui qui se prépare à écouter de douces paroles.

— Voilà, se lança-t-elle avec timidité. Je n’ai que trop attendu pour te le dire. Pierre, je... Enfin, Pierre, je t...

— Oui ? fit-il encore pour l’encourager. Joséphine prit sa respiration et se passa une main dans les cheveux pour dompter une mèche rebelle.

— Pierre, se décida-t-elle enfin, j’ai trouvé un moyen pour étudier la tapisserie de Bayeux.

L’historien fit deux gros yeux ronds et Joséphine parut très heureuse du coup qu’elle venait de lui jouer. Devant le tour que prenait la conversation, Pierre se releva. Le romantisme de la scène était rompu.

— Ah ? répondit-il d’un ton faussement détaché. Et comment as-tu réussi cela ? Je croyais qu’elle était conservée dans la Sarthe, dans une réserve des Musées nationaux après avoir été longtemps dissimulée dans une des caves voûtées de l’hôtel du doyen à Bayeux...

— Tu sais que moins tu en sais... répondit-elle.

— ... mieux je me porterai, continua-t-il.

— Tu dois être prêt demain matin à la première heure. C’est Marc qui nous conduira à Bayeux. Il a emprunté le fourgon de livraison de lait de son beau-frère. Avec ça, nous passerons inaperçus.

À la seule prononciation du nom de Marc, Le Bihan fit une grimace qui n’échappa pas à Joséphine. Celle-ci prit les devants en se rapprochant à nouveau de lui. Elle posa la tête sur son épaule et continua :

— Et ne t’inquiète pas pour notre ami Marc. Il fallait encore que je te dise une autre chose importante. Je t’aime, Pierre.

Cette fois, les yeux du jeune homme se firent encore plus gros. Combien de fois n’avait-il pas espéré entendre cette phrase qu’il n’osait pas prononcer lui-même ? Et voilà qu’elle arrivait au moment le plus inattendu. Et qu’il ne trouvait rien d’intelligent à répondre. Même pas le moindre « moi aussi » tout simple et tout bête qui lui brûlait les lèvres. Il lui donna un, baiser affectueux sur le front et finit par dire :

— J’avais une petite question à te poser... La première fois que nous nous sommes vus, tu m’as dit que tu serais Joséphine pour moi. C’est quoi ton vrai prénom ?

— Joséphine, sourit-elle. Je n’ai pas été prudente ce jour-là, mais c’était étrange, je n’avais aucune envie de te mentir. Et depuis lors, cela n’a pas changé.

— Je te remercie pour tout ce que tu fais pour moi, murmura Le Bihan, trop heureux d’entendre de pareilles paroles. Tu as changé ma vie. Au fait, cela te gênerait de passer la nuit ici ? Si nous devons partir tôt, ce sera plus simple. Et puis, cela me... cela me ferait plaisir.

Et ce fut de cette manière que Joséphine fut assurée que Le Bihan l’aimait aussi.