Chapitre 9

QUAND IL RENTRA CHEZ LUI, il se répétait toujours cette petite phrase – a priori – stupide : « Tu n’es pas un héros. » Depuis quand naît-on héros ? Un héros, on le devient, voilà tout ! Et qui avait dit qu’il voulait être un héros ?

Décidément de très mauvaise humeur, il envoya balader le chat éternellement affamé de son voisin du dessus qui venait réclamer son petit rabiot du soir. Il saisit un traité de fouilles des églises romanes de la région et s’assit dans son vieux canapé, un autre souvenir de sa grand-mère, mais en beaucoup moins bon état que la chaise de la cuisine. Un ressort retors se rappela à son bon souvenir en lui piquant le dos quand trois petits coups frappèrent à la porte. Le coeur de Le Bihan s’emballa. Cela pouvait-il être elle ? Cela ne pouvait être qu’elle... Et heureusement, c’était elle ! Joséphine entra comme un courant d’air bienfaisant à la fin d’une trop chaude journée d’été. Elle était toujours aussi belle que la veille et, à y bien réfléchir, il n’y avait aucune raison qu’elle changeât en aussi peu de temps.

— J’ai appris des choses sur la SS, commença-t-il, trop heureux de pouvoir raconter le fruit de ses recherches.

— Oui, répondit-elle un peu trop rapidement. De notre côté, nous savons tout au sujet de la mission de Ludwig Storman dans la cathédrale et des recherches de son institut. Nous savons aussi que vous avez passé votre après-midi à guetter la sortie du bedeau sur la terrasse du café de la cathédrale. Dans le genre discrétion, vous avouerez qu’on a déjà vu mieux...

Le Bihan avait l’impression d’avoir reçu un double coup de poing dans l’estomac. Non seulement elle savait tout (en tout cas plus que lui) au sujet de la visite des SS, mais en plus, elle lui reprochait son interrogatoire maladroit. Même si la nature ne l’avait pas doté d’un orgueil surdimensionné, il y avait de quoi être vexé ! Joséphine dut percevoir sa déception, puisqu’elle s’approcha de lui et changea de ton :

— Au fait, il ne vous resterait pas un morceau de cet excellent camembert ? J’ai une faim de loup aujourd’hui.

De mauvaise grâce, Le Bihan ouvrit son armoire et prit la boîte où il conservait le précieux fromage qui s’avéra plus coulant que lui ne voulait l’être après une telle entrée en matière. Il posa l’objet du désir de Joséphine sur la table et se fendit d’un lapidaire :

— Désolé, je n’ai pas de pain aujourd’hui.

— Hahaha ! éclata de rire la jeune fille. Voyons, Pierre, ne faites pas la tête. D’accord, je n’ai pas été très gentille, mais j’étais venue pour vous donner de bonnes nouvelles. J’ai parlé de vous avec des membres de notre réseau. Cette histoire d’archéologie nous dépasse totalement ! Moi c’est bien simple, entre les Gaulois, les Égyptiens et le dieu Socrate, je n’y pige rien !

Le Bihan s’assit et se découpa un morceau de fromage. Tout en mâchant, il précisa :

— Socrate n’est pas un dieu, c’est un philosophe.

— Vous voyez que je n’y connais rien. C’est la raison pour laquelle nous allons avoir besoin de vous. Si cette histoire intéresse autant les Boches, c’est qu’elle est importante. Et pour savoir pourquoi, vous entrez en scène !

— Et je fais quoi ? demanda le jeune homme.

Joséphine étendit les jambes sous la table comme on le fait quand on est chez soi après un bon repas, et répondit avec gaieté :

— Pas besoin de jouer aux héros ni aux experts en filature, nous nous contenterons de faire appel à votre savoir.

Le Bihan songea que cela faisait déjà deux fois aujourd’hui qu’on lui disait de ne pas jouer aux héros. Il y avait décidément quelque chose de vexant dans cette manie de le rabaisser. Il tenta de ne rien laisser paraître de sa contrariété et commença par interroger Joséphine.

— Alors, pourquoi les SS s’intéressent-ils à nos vieux ducs, selon vous ?

— D’après nos informations, Ludwig Storman fait partie de l’Ahnenerbe, une officine SS qui a pour objet de prouver le bien-fondé des théories raciales des nazis. On m’a parlé de choses étranges, de cérémonies secrètes, de cultes des ancêtres... Mais je vous ai prévenu, je ne suis pas douée !

Le Bihan se releva et ouvrit le placard. L’atmosphère s’était enfin détendue et un petit verre de vin serait assurément le bienvenu. Il servit Joséphine, se servit à son tour et plissa les yeux en fouillant dans ses souvenirs.

— Je me souviens avant la guerre avoir rencontré un historien allemand lors d’un colloque d’épigraphie.

Comme il sentait que chaque terme technique risquait de perturber son auditrice, il entreprit de le traduire tout de suite.

— L’épigraphie, c’est l’étude des inscriptions gravées... précisa-t-il. Je ne me souviens plus de son nom et il était, au demeurant, aussi cultivé que sympathique. Mais le soir, après un ou deux verres, il a commencé à me parler de recherches secrètes concernant les racines du peuple germanique. Il m’a cité les travaux de l’Autrichien Adolf Lanz qui avait réussi à faire adhérer quelques riches industriels à ses théories proches des Templiers. Attendez un instant...

Le Bihan alla dans sa chambre. Il commença par lancer un ou deux jurons et revint, quelques instants plus tard, la mine triomphante.

— Voilà, j’ai trouvé ! s’exclama-t-il. J’étais certain d’avoir consigné tout cela dans mon petit carnet bleu. Il ne me quitte jamais quand je pars en séminaire. Mais je ne l’ai pas beaucoup utilisé depuis le début de la guerre.

Il en tourna fébrilement les pages et une nouvelle expression de victoire illumina son visage.

— C’est ici ! Il m’a aussi parlé de Rudolf von Sebottendorff et de ses théories sur le royaume de Thulé, la fameuse Atlantide du Nord. Cet illuminé fonda la Thulé Gesellschaft qui joua même un rôle politique dans la lutte contre la république des Conseils à Munich. Pour eux, Thulé était la fameuse Atlantide du Nord, ce continent perdu. Et il y en avait un autre, très important. Attends, je l’ai trouvé : Guido von List. Voilà, c’est cela ! Encore un Autrichien qui avait rejeté la religion chrétienne ; il croyait en la magie des signes runiques et estimait que les géants de l’Atlantide avaient élevé les mégalithes que nous connaissons encore aujourd’hui. Intéressant, non ?

— Passionnant, répondit sans conviction Joséphine. Mais il faut que je vous avoue que je ne suis pas une très bonne élève, Monsieur le professeur. Ce que je retiens surtout, c’est que cette association de dingues de la SS fait des recherches sur les origines des Allemands.

Le Bihan soulagea sa gorge sèche d’avoir autant parlé et opina du chef.

— Oui ! répondit-il avec satisfaction. Ils essaient d’accumuler un maximum de connaissances afin de prouver les origines supérieures de la race aryenne.

— Mais alors, demanda Joséphine sans dissimuler un bâillement, tout cela, ce n’est que du vent ? Il n’y a pas de quoi s’inquiéter !

Le jeune homme prit le dernier morceau de camembert et fit une grimace.

— Hélas, je crois qu’il y a, en tout cas, matière à prudence... Ils ont ouvert la tombe de Rollon, précisément cette tombe autour de laquelle tourne un mystère. Et ils ont pris des risques pour cela... Je ne les connais que de réputation, mais je crois que ces messieurs de la SS n’ont pas l’habitude de perdre leur temps, non ?

— De quel mystère parles-tu ? demanda Joséphine qui paraissait avoir repris du poil de la bête et passa au tutoiement sans même s’en apercevoir.

— Il est encore trop tôt pour savoir, mais je jurerais que ton ami Storman – c’est comme cela qu’il s’appelait, non ? –, eh bien que ton ami Storman n’est pas sorti de l’église les mains vides.

L’air de rien, Le Bihan en avait profité pour faire de même et jeter le « vous » aux orties. Joséphine se leva pour prendre congé.

— Ben non qu’il n’avait pas les mains vides, s’exclama-t-elle. On nous a dit qu’il était parti avec un trésor, un crucifix plein d’or et de pierres précieuses... Il paraît qu’il va en tirer un gros paquet de fric.

— Un crucifix ? répéta Le Bihan.

Cette nuit-là, un jeune archéologue normand résidant à la rue des Bons-Enfants à Rouen eut beaucoup de peine à trouver le sommeil.