Livre Vingtième

HRÒLFR DESCENDIT LES MARCHES qui menaient à la prison du château. De dimension modeste, elle ne comptait que deux cellules où demeuraient généralement peu de temps les prisonniers qui attendaient d’être exécutés. Les gardes saluèrent le duc et le menèrent à la cellule où avait été enfermé Skirnir le Roux. Hròlfr donna l’ordre qu’on le laissât seul. Bientôt, il se retrouva face à la cellule de son cousin.

— Skirnir, commença-t-il d’une voix sévère, cette fois, tu as poussé ma patience à bout. Il me manquait encore des preuves de tes exactions, mais à présent, je les possède.

— Je ne te dois rien, Hròlfr, répondit Skirnir sans se lever. Je suis né du même sang que toi. Mais contrairement à toi, moi, je n’ai pas trahi mon sang. Tu sais ce que je pense des traités que tu nous as fait signer, du dieu que tu nous as fait embrasser, de la paix des lâches que tu nous fais subir... Je ne suis point homme à cacher ce que je pense. Toutefois, je ne comprends pas de quelles exactions tu parles.

Hròlfr le Marcheur regarda son cousin avec férocité comme le chasseur examine un animal sauvage pris au piège.

— Skirnir, poursuivit-il, tu ne vas pas oser me dire que tu ne connais pas le village de Méan ? Ni son église ? Tu n’as probablement rien à voir avec l’incendie de la maison de Dieu, la mort de son curé ou le vol de son coffre ?

— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit son cousin avec aplomb. Tu ne penses quand même pas que Skirnir le Norrois s’abaisserait à ce genre de larcin ?

— Tu n’es point à un mensonge près, Skirnir, lâcha Hròlfr d’une voix sourde. Depuis des années, tu n’attends que le moment opportun pour me faire trébucher. Ma regrettée Freya m’avait prévenu à maintes reprises, mais j’ai préféré fermer les yeux. Tu rêves de prendre ma place et de revenir en arrière. Mais notre peuple vit libre et heureux sur cette terre. Et après moi, ce sera à mon fils Guillaume de les gouverner.

Skirnir se décida enfin à se lever. Il s’approcha des barreaux de sa geôle et parla à son cousin à voix basse.

— Nous sommes issus du même sang, continua-t-il. Tu le sais, nous sommes les deux faces de ce peuple qui est le nôtre. Allez, Hròlfr le Marcheur, ne donne pas raison à nos ennemis en t’attaquant à ta famille. Tu sais très bien que nos meilleurs soldats me font confiance. Si je reste trop longtemps dans cette prison ou pire, si tu décides de me châtier pour un crime que je n’ai pas commis, tu feras face à la révolte de nos guerriers. Ce n’est que parce que nous sommes tous les deux à la tête de ce peuple qu’il a accepté de te suivre dans cette vie nouvelle. Ne l’oublie pas.

Le duc se retira de deux pas. Les paroles de Skirnir avaient semé le trouble dans son esprit. Il pensait qu’il avait été le premier à jouer un double jeu depuis son arrivée sur cette terre, mais son pragmatisme avait des limites. Il fallait à la fois donner le change aux nouveaux alliés tout en ne trahissant pas son peuple. Il devait vénérer son nouveau Dieu sans oublier les anciens. Jusqu’à présent, il avait parfaitement réussi, mais les choses semblaient subitement plus difficiles.

— Skirnir, lui dit-il, je n’ai jamais trahi les liens du sang ni la confiance de mon peuple. Aujourd’hui, je vais faire semblant de te croire, mais sache que je ne suis pas dupe... Je ne te pardonne pas, je te donne une dernière chance. En souvenir de nos vaillantes luttes et de la parole de nos ancêtres, tu es libre. Mais prends garde, Skirnir, je t’aurai à l’oeil.

Hròlfr se retourna et quitta la pièce pour s’engager dans l’escalier. Il appela les gardes et leur donna l’ordre d’ouvrir la cellule où était détenu Skirnir. Rollon gravit les marches. À ce moment précis, une désagréable impression envahit tout son être. Il éprouva comme la sensation inquiétante de tourner le dos à l’homme qui voulait précisément lui planter un poignard entre les omoplates.