Livre Septième

APRÈS AVOIR PILLÉ BAYEUX quelques années auparavant, Hròlfr avait capturé nombre de prisonniers. Parmi ceux-ci se trouvait une belle jeune fille répondant au doux nom de Popa. Lorsqu’il avait appris qu’elle n’était autre que la fille du seigneur Béranger, comte du Bessin, qui dominait la région de Bayeux, le chef nordique lui porta encore davantage d’intérêt.

De toute évidence, son appartenance à la plus haute aristocratie franque avait pesé sur la décision du Viking de la prendre pour épouse, mais pour autant, l’amour n’était pas étranger à cette union. Au fil du temps, Popa avait appris à surmonter les mauvais coups du sort et à imposer sa volonté, même lorsque soufflaient des vents contraires. Une fois unie à Hròlfr, elle avait choisi son nouveau camp et était résolue de lui demeurer fidèle jusqu’à la mort.

Dès lors, lorsque son époux quitta le pays franc pour rejoindre l’Angleterre, Popa le suivit tout naturellement. C’est sur cette terre lointaine, « outremer », qu’elle donna naissance à celui qui allait devenir l’objet de sa plus grande fierté, un fier et solide garçon nommé Guillaume.

Cette naissance n’avait fait que consolider les liens entre les deux époux. Néanmoins, Popa n’avait pas le pouvoir d’arrêter la course du temps et encore moins de capturer les sentiments de son époux dans la cage de son coeur. En bonne épouse de chef, Popa avait alors dû apprendre à fermer les yeux sur les infidélités de Hròlfr. Après tout, qu’avait-elle à craindre ?

Aucune des femmes qui étaient passées dans la couche de son époux ne pouvait rivaliser avec elle et surtout aucune n’aurait eu l’audace de remettre en cause sa position.

L’arrivée de la frêle Freya avait bouleversé cet accord tacite entre les époux. Dès leur première rencontre, Popa sentit que la jeune femme que Hròlfr avait choisi de prendre sous son aile n’était pas l’un de ces objets de plaisir facile qu’apprécient les hommes sans songer au lendemain. La belle Freya dissimulait au plus profond d’elle-même une histoire intime et des fêlures qui la rendaient à la fois faible et, paradoxalement, très forte. Autant de blessures et de victoires qui en faisaient une femme, tour à tour, attachante et fascinante.

Alors qu’il ne l’avait jamais fait avec une autre maîtresse de passage, Hròlfr lui faisait partager ses soucis de chef, au point d’en faire sa plus proche conseillère. Popa en concevait une amère jalousie et même un sentiment de crainte de se voir définitivement supplantée par sa rivale dans le coeur de son mari. Au fil du temps, elle avait songé aux diverses façons de l’éloigner de l’entourage du chef sans jamais oser passer à l’acte. Freya avait gagné une place importante dans la vie de Rollon à tel point que, même pour l’épouse du chef, il était devenu dangereux de s’opposer à elle. Dès lors, il ne lui restait plus qu’à patienter comme le chat qui guette la moindre imprudence de la souris pour la croquer.

L’aristocratique Popa avait toujours méprisé Skirnir le Roux. Elle détestait ses manières frustes et la brutalité dont il faisait preuve à l’égard des femmes qui passaient dans sa vie. Ne racontait-on pas qu’il avait été jusqu’à massacrer une malheureuse à la hache, car elle s’était refusée à lui ? Popa ignorait si la terrible histoire était exacte, mais en tout cas, jamais Skirnir n’avait cherché à faire taire la rumeur. C’est donc qu’il devait en tirer quelque fierté.

Ce jour-là pourtant, Popa n’avait pas fermé la porte à celui qu’elle tenait jusque-là pour son pire ennemi. Hròlfr ne l’avait jamais initiée aux arcanes de la politique, mais elle possédait assez d’instinct pour savoir qu’il fallait de temps à autre conclure des alliances contre nature quand la nécessité l’exigeait.

Skirnir entra dans la tente de Popa et la salua avec un respect auquel il ne l’avait guère habituée. La femme le regarda avec une froideur extrême ; elle n’avait pas l’intention de se forcer. D’ailleurs, elle n’avait jamais été de celles qui réussissent à dissimuler leurs émotions.

— Parle, Skirnir, lui lança-t-elle avec aplomb. Si tu es venu me parler, c’est que tu as besoin de moi.

— Popa, tu dois empêcher Hròlfr de commettre l’irréparable, répondit Skirnir sans détour. Notre chef se prépare à conclure un traité de paix avec les Francs.

— Je sais, répondit-elle. Il s’agit d’une excellente nouvelle pour notre peuple, tu ne crois pas ?

Skirnir jeta un regard autour de lui afin de s’assurer de ne pas être entendu, puis continua sur le même ton de comploteur :

— Ouvre les yeux, Popa... L’ambitieuse Freya lui tourne la tête, il est prêt à accepter deux conditions inacceptables du roi des Francs. Nos ennemis exigent de nous la promesse de nous retourner contre nos frères qui attaqueraient le royaume et surtout, l’obligation de nous convertir au christianisme.

Popa regarda le rude Skirnir avec un étonnement presque amusé.

— Nos frères, comme tu dis, répondit-elle, ne se sont jamais gênés pour nous attaquer. Je ne vois dans ton histoire rien de très nouveau. Quant au christianisme, nombreux sont ceux qui le pratiquent déjà de manière plus ou moins dissimulée. Tu n’es pas sans savoir que je suis moi-même fidèle au seigneur Jésus-Christ. Tu connais le Dieu que j’honore et c’est pourtant à une femme que tu méprises que tu t’adresses pour t’aider... Tu dois te sentir bien faible pour en être réduit à une pareille extrémité !

— Peu importe les différends qui nous ont opposés par le passé, Popa, lui répondit-il d’un ton péremptoire qui correspondait mieux à sa manière habituelle de lui parler. Moi, je me préoccupe de notre peuple et au respect de nos dieux. Toi, tu songes avec rage à cette intrigante de Freya. Notre intérêt est donc commun. De grâce, pousse Rollon à refuser ce traité.

— Rollon ne m’écoute pas et tu le sais aussi bien que moi... lâcha-t-elle avec lassitude.

Skirnir ne s’avouait pas vaincu. En bon chasseur d’hommes, il savait qu’il n’y avait de meilleur combattant que le guerrier blessé. Freya avait été meurtrie dans sa chair, elle ne pouvait donc réagir autrement qu’en se défendant. Le Viking rajusta sa cape pour sortir de la tente. Il fit deux pas et lui dit d’une voix sourde :

— Convaincs-le de la traîtrise de cette intrigante de Freya. Donne-lui ce document, il est la preuve que le roi Charles ne poursuit d’autre ambition que de nous dérober l’Arme de Dieu.

— Une preuve fabriquée par toi, je suppose...

— Une preuve irréfutable qui n’en aura que davantage de force si c’est toi qui la lui soumets.

Quand Skirnir quitta la tente, Popa demeura un moment, indécise, avec le document en main. Elle détestait tout en cet homme et ce court entretien n’avait fait que confirmer ses sentiments. Mais elle ressentait un malaise au plus profond de son être, car il avait su réveiller son orgueil de femme bafouée et trahie. En l’espace de quelques secondes, ses pensées s’étaient mises à bouillonner dans son esprit. Elle songea à l’attaque des hommes du Nord contre la ville de Bayeux, elle se souvint de la peur de sa mère et du désarroi de son père incapable de contenir leur avance. Elle entendit les cris de ses frères succombant aux blessures. Elle sentit la douleur de ses poignets entravés par les chaînes. Lentement, une larme coula sur sa joue. Résignée, elle inclina la tête et regarda le document qu’elle tenait en main. Elle commença à le lire.