Livre Onzième

Londres, 923

DEUX CORBEAUX se disputaient un morceau de couenne avec âpreté. Le plus gros était sur le point d’avoir gain de cause quand un chat noir s’invita au festin et imposa sa loi aux oiseaux qui s’envolèrent sans demander leur reste. Une grande femme à l’expression un peu triste et un jeune garçon marchaient le long de la Tamise. Ils s’étaient arrêtés un instant pour observer la scène en silence, puis avaient repris leur promenade.

— Vous voyez mon fils, dit la femme, la nature nous donne de précieuses leçons. Ces deux corbeaux sont les usurpateurs. Le premier a pour nom Robert et son règne n’aura duré que le temps d’un battement d’ailes. Le second se nomme Raoul le Fourbe, le brigand qui prétend aujourd’hui régner sur le royaume de votre père...

— Et le chat ? demanda le jeune homme qui portait le nom de Louis. Qui serait-il selon vous ?

Une expression de dureté passa dans le regard de dame Odgive pendant qu’elle répondait à son fils.

— Ce chat, c’est vous, mon bon Louis. Vous reviendrez un jour en terre de France et vous ferez rendre gorge à ceux qui nous ont exilés dans le royaume de mon père. Ils ont cru en avoir fini de la dynastie des Carolingiens, mais ils ignorent que notre race ne s’avoue jamais vaincue. Dieu ne laissera point commettre pareille injustice.

— Mais si Dieu est avec nous, se hasarda à répondre Louis, comment expliquez-vous que mon père Charles croupisse dans un sombre et humide cachot de la forteresse de Péronne ?

Dame Odgive arrêta de marcher. Elle regarda cette fois son fils avec colère.

— Votre père a commis de nombreux péchés, trancha-t-elle avec dureté. Il a composé avec nos ennemis, les païens du Nord, et il a manqué de poigne face à ses barons. Son temps est fini, le vôtre arrive. Foi d’Odgive, fille du roi Édouard Ier d’Angleterre, je vous rendrai votre trône et vous rétablirez notre famille dans ses droits légitimes. Les Robertiens peuvent trembler dans les châteaux et les domaines qu’ils nous ont pris, leur heure est venue.

Louis entendit un petit grognement derrière lui. Sur la berge du fleuve, confortablement lové dans les hautes herbes, le chat dévorait son festin sous l’oeil envieux des deux corbeaux. Le jeune homme se dit qu’il lui faudrait acquérir suffisamment de courage, de force, mais surtout d’alliés bien armés pour renverser le roi Raoul.

Nombreux étaient ceux en terre de France qui pensaient que l’heure des Carolingiens était passée et que celle des Robertiens était venue. La nouvelle dynastie avait montré à plusieurs reprises son courage en luttant avec efficacité contre les Vikings, ces sauvages qui n’entendaient que le langage de la force. Robert y avait perdu la vie et la présence de Hròlfr le Marcheur et de ses hommes n’y avait rien changé. Louis soupira, résolu à se battre de toutes ses forces contre ces hommes qui prétendaient servir Dieu, mais qui n’avaient aucunement renié leurs idoles.