Chapitre 33

COMME À SON HABITUDE, Joséphine n’avait rien laissé au hasard. À six heures, le fourgon de livraison s’était arrêté devant la maison de la rue du Beffroy. Le Bihan était sorti en portant une cruche de lait qu’il rangea soigneusement, mais sans perdre de temps dans le véhicule. Une fois à l’intérieur, le jeune homme se glissa dans un espace aménagé dans le double fond du plancher de bois. Une fois que le jeune historien fut bien caché, Marc disposa sur la cachette quelques cruches remplies de lait. Pendant la brève opération, le rival de Le Bihan n’avait pas eu le moindre regard pour lui et le jeune homme le soupçonnait d’avoir fait exprès de jeter sans ménagement les récipients de fer sur sa cachette pour l’effrayer. La tension entre les deux hommes était palpable, mais Joséphine était là pour éviter que la moindre étincelle ne mît le feu aux poudres.

Pour une fois, le moteur de l’engin ne se fit pas prier et le fourgon s’engagea facilement dans la rue Beau-voisine avant de prendre le boulevard de l’Yser. Les Allemands étaient de plus en plus nerveux et Joséphine crut à plusieurs reprises qu’ils aliment se faire contrôler avant de quitter la ville. Alors qu’ils arrivaient à la hauteur de la sortie de Rouen, un officier leva le bras pour les arrêter. Sans prononcer un mot, il fit le tour du fourgon et ordonna à ses hommes de vérifier que rien de louche ne se trouvait sous le véhicule. Marc ouvrit les portes arrière et laissa entrer l’officier dans le fourgon. Il ouvrit deux ou trois cruches de lait et passa à quelques centimètres de Le Bihan qui n’osait plus respirer. L’inspection ne dura que quelques minutes, mais l’historien eut l’impression qu’une éternité séparait l’ouverture de la fermeture de la porte. Joséphine lança un sourire avenant au policier qui se sentit dès lors en devoir de s’excuser.

— Pardonnez cette simple mesure de contrôle, Mademoiselle, on nous a signalé des terroristes dans la région. Nous agissons pour garantir votre sécurité.

— Je n’en doute pas, Monsieur le gendarme, répondit-elle avec entrain. Mais rassurez-vous, nos bonnes vaches ne font pas de politique !

Le gendarme sourit à son tour et Joséphine inclina encore doucement la tête afin de le saluer. Ensuite, Marc relança le moteur. Ils n’avaient pas encore parcouru cinquante mètres que Joséphine était passée du sourire à la colère :

— Sales collabos ! Ils sentent qu’ils n’en ont plus pour longtemps avec leurs copains frisés, mais ils sont déterminés à nous emmerder jusqu’à la fin !

— Moi, répondit Marc, je pense que nous courons beaucoup trop de risques pour pas grand-chose...

— Trop de risques ? s’exclama Joséphine. Trop de risques pour un gars qui ne me laisse pas indifférente, c’est cela que tu veux dire ? Tu ne crois pas qu’on a déjà assez de problèmes pour en ajouter, non ?

Marc respira profondément, bien décidé à ne pas se laisser envahir par la colère.

— Mademoiselle Joséphine, dit-il posément, sache que je me fiche éperdument de ce que tu peux ressentir pour ce type. Je te dis seulement que tu nous fais courir beaucoup de risques pour des histoires de fou. Si tu veux faire du tourisme archéologique, tu n’as qu’à attendre la fin de la guerre...

— Quel culot ! cria Joséphine. Qui es-tu pour juger ce qui est bien ou mal pour notre réseau ? Je te rappelle que les Allemands accordent la plus grande importance à ces recherches et je ne pense pas que le petit moustachu soit occupé à préparer des vacances culturelles dans le bocage ! Mais j’oubliais que Monsieur Marc sait toujours tout mieux que tout le monde. Monsieur Marc possède d’office son avis sur la question. Monsieur Marc a été amoureux de Joséphine et depuis lors, il la considère comme sa propriété privée, je me trompe ?

Entre-temps, le fourgon avait quitté la ville. Marc donna un coup de klaxon vengeur pour faire déguerpir une poule qui picorait au milieu de la route. Ce fut sa seule réponse aux reproches de Joséphine. En lui-même, il se dit que décidément, une poule ne rattrapait pas l’autre. Recroquevillé dans sa cachette sous les pots remplis de lait, Le Bihan avait vaguement perçu les éclats de voix dans l’habitacle. Il en avait déduit que les deux anciens amants s’étaient disputés à son propos. Malgré les courbatures qui ankylosaient son corps et une irrépressible envie de se gratter l’intérieur du mollet, il en ressentit une extrême satisfaction.

Le fourgon longea la Seine et parvint en vue de Canteleu. Joséphine plissa les yeux et scruta l’horizon. Comme si elle se parlait à elle-même, elle murmura :

— Voilà, il nous reste à trouver la chapelle Sainte-Thérèse. Notre contact nous y a donné rendez-vous. Pourvu qu’il ait réussi... Il faut reconnaître que ce que nous lui avons demandé est loin d’être facile...

Marc ne répondit pas. Il se contenta de mâchonner son mégot en poussant un profond soupir.