Chapitre 17

JOSÉPHINE ARRIVA, essoufflée, au Bar des Amis. Elle fit un petit signe de la main au grand Charles, le cafetier qui astiquait consciencieusement son zinc, et se dirigea vers le fond de la salle. Elle poussa une porte et pénétra dans une petite salle qui comptait seulement quatre tables. Un homme coiffé d’une casquette bleue tirait sur son mégot comme s’il ne voulait pas en perdre la moindre bouffée. La salle arrière du Bar des Amis était d’ordinaire réservée aux anniversaires ou aux parties de cartes discrètes. De manière plus confidentielle encore, elle faisait office de lieu de ralliement pour le réseau auquel appartenait Joséphine. La jeune fille ôta son chapeau et déposa son manteau sur une chaise. Elle s’assit devant l’homme en se disant qu’elle allait avoir droit à son sermon.

— D’accord, Marc, laisse-moi parler avant que tu ne commences. Je sais que je suis en retard et que je ne dois pas te faire attendre. Mais je sais aussi que si tu appliquais les consignes à la lettre, tu aurais déjà dû quitter ce café depuis un quart d’heure en ne me voyant pas arriver.

— Ce n’est pas drôle, Joséphine, répondit Marc en tirant la tête. Parfois, je me dis que tu ne mesures pas le danger que nous courons. Tu crois qu’il s’agit d’un jeu ?

Joséphine passa la main sur la tête de son vis-à-vis, bien décidée à ne pas perdre son bel enthousiasme.

— Quand tu sauras pourquoi je suis en retard, tu ne m’en voudras plus, s’exclama-t-elle.

— Mouais, maugréa le jeune homme. Je suis impatient d’entendre les bonnes nouvelles que tu m’apportes. Attends, laisse-moi deviner : la chienne d’Hitler a eu des petits ?

— Non, répondit-elle sans se démonter. D’après mes informations, les hommes de von Bilnitz se sont livrés à des opérations pour la SS depuis ce matin.

— Pour la SS ? manqua de s’étrangler Marc. Je croyais qu’ils ne pouvaient pas se sentir entre eux, ceux-là...

— Eh oui ! répondit Joséphine, fière de ses informations. Ils ont procédé à des perquisitions dans différents lieux culturels et religieux de la ville : la cathédrale, les archives, la bibliothèque, les musées, les domiciles de collectionneurs... Il paraît qu’ils ont saisi pas mal de choses.

Marc était de plus en plus incrédule. Il jeta son mégot à terre et l’écrasa de son talon.

— Mais qu’est-ce qui leur prend aux Boches ? lâcha-t-il d’un air excédé. Après la croix de l’église, voilà qu’ils pillent les musées de la région. Ils veulent organiser une exposition sur la Normandie à Berlin ?

Cette fois, Joséphine éclata de rire.

— Eh bien, s’il cherche une guide, j’irai montrer à Monsieur Hitler de quoi une bonne Normande de caractère est capable !

Comme elle sentait que Marc n’avait pas envie de rire, elle poursuivit plus sérieusement :

— Franchement, je suis bien incapable de te dire ce qu’ils cherchent, mais je sais qu’ils n’ont qu’un nom à la bouche...

— Mais enfin, s’énerva Marc, tu vas te décider à cracher ? Tu attends quoi ? Le débarquement des Alliés ou quoi ?

— Rollon ! répondit la jeune femme.

— Rollon ?

Un court silence s’installa autour de la table. Joséphine était moins assurée qu’en arrivant, car si elle possédait un mince indice, elle ne pouvait pas en dire beaucoup plus sur le but de cette quête dont elle ne saisissait toujours pas le sens profond.

— Oui, Rollon, répondit-elle sur un ton excédé. Je ne sais pas ce qu’ils lui veulent, à notre premier duc, mais une chose est sûre, ils font des tas de recherches à son sujet. Nous qui nous moquons toujours des Allemands, nous sous-estimions peut-être leur appétit culturel.

— Moi, je trouve ça louche, marmonna le jeune homme. Je serais moins confiant que toi, car je n’ai jamais vu les Boches agir sans motivation. Tu ne m’ôteras pas de l’idée que tout cela sent mauvais.

À ce moment précis, la porte s’ouvrit. Le cafetier introduisit Le Bihan dans la pièce. Le jeune homme manqua de faire tomber une chaise ; il paraissait gêné et maladroit comme chaque fois qu’il ne maîtrisait pas la situation.

— Joséphine, dit le grand Charles sur un ton dubitatif, ce monsieur prétend que tu as rendez-vous avec lui !

— Oui, Fernand, répondit la jeune fille, laisse-le entrer.

— Mais, Joséphine ! s’exclama Marc en se levant. Tu deviens complètement folle, ma parole, d’inviter n’importe qui à nos réunions ! Tu comptes bientôt convier la Kommandantur aussi ?

Ces mots eurent au moins la vertu de chasser toute timidité chez Le Bihan et même de l’énerver.

— Mais qui est ce grossier personnage ? s’emporta-t-il à son tour en s’avançant, menaçant. Tu sais ce qu’elle te dit la Kommandantur ?

— Arrêtez ! leur intima Joséphine. J’ai pris l’initiative de faire venir mon ami Pierre afin de nous éclairer sur cette étrange affaire. Il est historien et archéologue. Si quelqu’un peut nous renseigner, c’est en tout cas plus lui que toi qui as toujours confondu Vercingétorix avec une marque de bière...

Cette fois, Marc ne répondit même pas. Vexé par la remarque, il s’assit et prit une nouvelle cigarette de son paquet. Il l’alluma et jeta un regard noir sur l’intrus. Joséphine ne lui prêta pas attention. Elle invita Le Bihan à prendre place et commanda une cruche de cidre à Joseph.

— Allez Fernand, lança-t-elle gaiement au tenancier, apporte-nous une cruche de bon cidre et trois verres afin que nous puissions boire une bonne bolée à la santé de notre premier duc.