Livre Quinzième

QUE NAVAIT-IL MAUDIT LA MER pendant la traversée ! Seigneur Harold avait toujours détesté les rouleaux déchaînés, les remous violents, l’eau salée qui baigne le visage et surtout cette terrible sensation de voir remonter son ventre près de la bouche lorsque le navire commençait à tanguer. Il faisait partie de ces hommes qui pensaient que certains étaient faits pour la terre ferme et d’autres pour l’eau. Et entre les deux camps, il avait résolument choisi le sien.

Grâce à Dieu, l’accostage en terre normande avait été plus calme. Une fois à terre, il n’avait pas eu non plus à faire face à des bandits de grand chemin tandis qu’il galopait en direction du château du duc Hròlfr que certains nommaient ici Rollon.

Ses consignes étaient strictes. À aucun moment il ne devait être vu, il lui fallait agir dans la plus grande discrétion. Heureusement, il pouvait compter sur l’aide des deux envoyés du duc qui le menaient à travers la campagne afin d’éviter les routes trop fréquentées.

Lorsque la petite troupe arriva en vue de la demeure de Hròlfr, Harold ne cacha pas son étonnement. Le castel du duc de Normandie n’en avait que le nom. Il s’agissait certes d’une forteresse de nature à résister aux assauts des ennemis, mais il n’y avait rien qui la différenciait d’une grosse ferme fortifiée. Seul signe de l’importance du seigneur qui habitait les lieux, les étendards qui flottaient au vent et quelques entrelacs sur les piliers de bois qui trahissaient l’origine viking du peuple qui résidait ici.

Pendant tout le voyage, les écuyers n’avaient pas ouvert la bouche, même pas pour parler du chemin qu’ils empruntaient. Harold fut donc étonné de voir l’un d’entre eux s’adresser à lui quand ils s’approchèrent de l’entrée de la modeste forteresse.

— Si quelqu’un te parle, tu diras que tu es un marchand, dit-il avec autorité. Notre seigneur ne tient pas à ce que ta présence soit connue dans l’enceinte du castel.

— Ne craignez rien, répondit le Saxon, j’ai l’habitude de me taire lorsque c’est nécessaire.

Les trois hommes pénétrèrent dans le fort où régnait, comme de coutume, une forte agitation. Des marchands apportaient les réserves de nourriture, des étoffes et des armes. Les soldats entretenaient la lame de leur épée ou s’entraînaient au maniement de l’arc. Çà et là, des femmes passaient en portant des paniers de victuailles ou de lourdes nasses de linge en osier. Tout cela évoquait plus la place d’un petit village que le fort du glorieux duc Hròlfr le Marcheur, fils du Nord qui tint tête au roi de France, mais Harold prit garde de ne plus rien laisser transparaître de sa surprise. Il se laissa guider jusque dans la bâtisse principale sans que nul ne cherchât à savoir qui il était ou ce qu’il faisait là. Un des écuyers le conduisit dans une grande pièce où étaient exhibés des trophées de chasse et de bataille. Il se dit qu’il devait s’agir d’une vaste antichambre puisqu’on lui demanda d’attendre là qu’on vienne le chercher. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit et un garde l’invita à entrer.

Quoique déjà âgé, Hròlfr conservait une apparence robuste. Il faisait partie de ces hommes que le temps paraît renforcer plutôt que détruire. Si ce n’était son visage et ses longs cheveux blonds, rien ne laissait deviner que le duc de Normandie eut été un Viking. Il était habillé à la mode franque et portait une très belle tunique de tissu bleu, rehaussée de fils d’or. Son oeil aiguisé scruta son visiteur un moment, puis il l’invita à prendre place sur un banc.

— J’espère que le voyage ne fut pas trop pénible, commença-t-il. J’ai souvenir que la mer ne fait point de cadeau en cette saison.

— Certes, Monseigneur, répondit Harold avec empressement, je dois avouer que je ne suis point marin dans l’âme. Mais le voyage justifiait tous les désagréments.

Hròlfr le Marcheur prit une cruche de bière et remplit un gobelet qu’il offrit à son visiteur avant de se servir lui-même.

— Vous savez que les Vikings ont la réputation d’être de bons vivants, plaisanta-t-il. Vous ne me parlerez donc point tant que votre gosier sera sec !

Harold fut un peu étonné par cette entrée en matière, mais il s’acquitta sans déplaisir de la politesse qu’il devait rendre à son hôte.

— Voilà qui est mieux, conclut joyeusement le duc. À présent, dites-moi ce qui vous amène sur mes terres !

— Ma maîtresse, la reine Odgive, m’a prié de vous transmettre un message.

— Odgive ? s’étonna Hròlfr. Je pensais qu’elle détestait les Normands ainsi que tous ceux de la race nordique. Le retour chez son père le roi Édouard d’Angleterre lui aurait-il changé les idées au point de vouloir pactiser avec son ancien ennemi ?

Harold avait beau être de bonne composition, il ne trouva aucune trace de diplomatie dans les propos du duc de Normandie. La Reine l’avait prévenu, mais il ne put s’empêcher d’en être étonné et surtout, de le montrer.

— Ma maîtresse, poursuivit-il un peu gêné, était aux côtés du roi Charles lorsqu’il conclut avec Votre Seigneurie le glorieux traité de Saint-Clair-sur-Epte.

— Lorsqu’il fut contraint de signer le traité pour garantir la paix, précisa Hròlfr. Dame Odgive n’a jamais caché son hostilité à celui-ci. Mais n’ayez crainte, nous, Vikings, nous savons oublier le passé pour bâtir le futur lorsque les circonstances l’exigent.

— Alors j’en viendrai au fait : ma maîtresse souhaite reconquérir le trône de France pour son fils. L’usurpateur Raoul le vil doit être chassé... Et elle souhaite compter sur votre appui dans cette glorieuse entreprise.

— Mais le roi Charles, son époux, n’est point encore mort à ce que je sache, objecta le duc de Normandie. Odgive ne va-t-elle pas un peu vite en besogne ?

Seigneur Harold n’était pas habitué à autant de franchise. Il était aguerri aux subtilités du langage de cour et apparemment, celui dont on usait en terre normande n’avait rien à voir avec celui de la cour d’Angleterre.

— Le roi Charles est retenu prisonnier à Péronne et par ailleurs, sa santé est défaillante, ajouta-t-il. Il est temps de songer à l’avenir, comme vous le disiez vous-même. Et l’avenir n’est autre que Louis IV, le légitime roi de France.

— Je ne suis point en guerre avec Raoul, répondit Hròlfr avec prudence. Que me demande Odgive ? Laisser passer ses troupes ou offrir les miennes ?

— La guerre n’est pas toujours la solution de tous les problèmes, glissa Harold à voix basse, vous êtes bien placé pour le savoir...

Cette fois, c’était l’émissaire d’Angleterre qui avait l’avantage. Malgré son adresse, Hròlfr ne pouvait nier qu’il venait d’atteindre sa cible. Dès ce moment, il comprit qu’il devrait choisir son camp dans le combat qui se préparait.