Chapitre 28

GUSTAVE MOUCHEROT arriva en courant devant la vitrine du Bar des Amis. Il reprit son souffle et puis entra dans l’établissement. Il s’adressa au grand Charles, la voix encore essoufflée par une course qu’il n’avait plus l’habitude de faire depuis bien longtemps.

— Bonjour, Charles, haleta-t-il. T’aurais pas vu Le Bihan ?

— Eh bien, Gustave, rigola le cafetier, tu me parais à bout de souffle. Tu as un mari jaloux aux trousses, ma parole !

— Arrête, c’est sérieux ! Tu sais pas où il est ?

— Calme-toi, je l’attends, le petit. Il m’a dit qu’il passerait au bar avant de rentrer chez lui. Allez, installe-toi. Je vais te servir une bonne bolée de pommeau, histoire de te remettre.

Gustave parut rassuré. Il s’assit sur une chaise et inspira profondément pour reprendre son souffle. Son répit fut de courte durée, car c’est à ce moment-là qu’arriva Le Bihan, une sacoche de cuir sous le bras. Il parut très étonné de voir son concierge au bar du grand Charles.

— Monsieur Moucherot, s’exclama-t-il. Mais que faites-vous là ?

— Te sauver, petit inconscient, répondit-il avec excitation. Tu ne dois plus rentrer à la maison. Les Boches sont venus et pas n’importe lesquels, des noirs de noir, des vrais SS. Ils ont voulu savoir où tu étais.

Je leur ai dit que je n’en savais rien, qu’il t’arrivait de t’absenter plusieurs jours pour partir travailler.

Le Bihan blêmit. De toute évidence, il n’était pas encore prêt à jouer aux héros. Il pensa à son appartement, aux choses qu’il y avait dissimulées. Tout de suite, l’image de la boîte en fer-blanc où il avait caché la lettre de Léonie lui revint à la mémoire. Il s’en voulut de ne pas l’avoir emportée avec lui.

— Ils ont enfoncé ta porte et fouillé partout dans l’appartement, poursuivit le concierge comme s’il avait deviné les pensées du jeune homme. Mais ne me demande pas s’ils ont trouvé quelque chose, je n’en sais rien.

— Et maintenant ? lâcha Le Bihan qui n’arrivait toujours pas à se reprendre.

Le grand Charles se dit que les circonstances valaient bien une tournée générale. Il entraîna les deux hommes dans l’arrière-salle du bar.

— Maintenant, répondit-il, on va être prudent et vous allez commencer par vous montrer beaucoup plus discret. Et puis nous allons trouver un endroit calme où notre ami Pierre pourra se faire oublier.

— Je dois rester en ville ! s’écria Le Bihan qui reprenait soudain du poil de la bête.

— Qui t’a parlé de quitter Rouen ? s’étonna le cafetier. Tu vas rester dans notre belle cité. Ce ne sont pas les caves et les souterrains qui manquent dans les rues de la vieille ville, non ?

Le Bihan but son verre d’une seule traite et profita de ce court moment pour réfléchir.

— Il me faut un endroit discret, mais pourvu d’électricité et d’une bonne table pour y poser mes documents. Je dois étudier un vieux grimoire...

— C’est cela ? s’exclama Gustave. Et tu ne veux pas une baignoire, un parasol et une gazinière dernier cri tant que tu y es ?

— Sacré Pierre, plaisanta Charles. Il a les Boches aux fesses et il ne pense qu’à ses vieux bouquins. On nous en refera pas un pareil, ça je peux vous l’assurer !

Étrangement, le jeune homme était d’excellente humeur. Il venait d’apprendre qu’il était poursuivi par les Allemands, qu’il ne pouvait plus rentrer chez lui et il ne s’était plus senti aussi bien depuis longtemps. Non seulement il possédait une clé de l’énigme, mais en plus, il gagnait ses galons de résistant. Quand Joséphine allait apprendre cela !