Livre Seizième

EMMA NAVAIT POINT LINTENTION de se laisser dicter sa conduite par un petit baron. Fille du roi Robert Ier et de son épouse Béatrice, née de la puissante famille de Vermandois, elle était consciente de l’importance de sa race et ne tolérait pas qu’on lui donnât des ordres.

— Majesté, supplia le baron Aymeric, le Roi a demandé à ne point être dérangé. Laissez-moi le prévenir !

— Le jour où je devrai passer par un petit baron pour parler à mon époux n’est point arrivé, lâcha sèchement Emma. N’oubliez pas que je suis reine de France. Raoul doit son élection à la charge royale, à mon dévouement et surtout à l’appui de ma famille.

L’infortuné Aymeric était défait. Rien n’entamait la résolution de la souveraine qui s’avançait dans le couloir jusqu’à la chambre du Roi. En désespoir de cause, le baron posa la main sur le bras de l’épouse royale pour l’implorer de ne pas entrer dans la chambre. Emma s’arrêta net et le foudroya du regard.

— Messire Aymeric, lui intima-t-elle sur un ton glacial. Ôtez votre main du bras de votre Reine ou il vous en cuira, croyez-moi. J’ai à parler à mon époux d’affaires importantes et sans délai.

Le baron exécuta l’ordre d’Emma et soupira profondément. La Reine ouvrit la porte et entra dans la chambre de son mari. Raoul fut dès lors surpris en une posture bien peu royale. Une jeune créature blonde qui ne s’attendait pas à voir surgir la souveraine bondit hors du lit et courut se réfugier dans le fond de la pièce en criant puis en sanglotant.

— Très chère femme, s’exclama Raoul. Cela n’est point une manière de vous introduire dans la chambre de votre bon époux.

— Je conçois que vous ayez des affaires urgentes à traiter, répondit Emma avec ironie. Ne m’en veuillez point, il se fait que je dois aussi vous entretenir des dernières nouvelles du royaume.

De fort méchante humeur, Raoul tendit un doigt impérieux à la jeune fille pour qu’elle quitte la pièce. Vêtue d’un léger drap et dévorée de honte, l’infortunée concubine obéit à son maître et fut contrainte de passer, tête baissée, devant la reine Emma qui la toisa de tout son mépris. Sur ces entrefaites, le Roi était sorti de son lit sans se préoccuper de sa nudité. Il tapa dans les mains et un serviteur lui apporta une tunique qu’il endossa rapidement.

— Alors Emma, lâcha-t-il exaspéré, vous aviez à me parler me semble-t-il, qu’attendez-vous à présent ?

— Raoul, répondit la Reine sans se laisser démonter, vous n’ignorez pas à quel point vous m’êtes redevable de votre trône. J’exige donc que vous m’écoutiez.

Le serviteur et le baron Aymeric comprirent qu’ils n’étaient pas les bienvenus dans la discussion. Ils quittèrent la pièce sans s’attarder. Raoul, lassé des sautes d’humeur de sa mie, s’assit sur le bord du lit de bois sculpté.

— Sachez, ma chère, que je dois aussi mon trône à la précision et à la force de mon coup d’épée, répondit-il avec fierté. Il m’a fallu combattre votre frère, l’intrigant Robert de Vermandois ainsi que les Hongrois et les Normands pour me hisser dans la position où je suis. Un roi est avant tout un guerrier et les femmes n’y entendent goutte dans toutes ces affaires militaires.

— Il m’arrive parfois de penser que vous ne comprenez pas la gravité de la situation, soupira Emma. Le roi Charles est emprisonné à Péronne, mais ses fidèles n’ont pas désarmé, les ennemis sont à nos portes, votre légitimité est contestée...

— Et votre ventre demeure désespérément stérile, coupa sèchement Raoul.

L’attaque était franche et un éclair de haine traversa le regard d’Emma. Elle regarda son époux en tentant, sans y réussir, de transformer sa colère en mépris.

— Votre assaut est digne de la pire des lâchetés, répondit-elle d’une voix sourde. Je dois reconnaître que les traînées qui se succèdent à belle cadence dans votre couche ne rechignent point à vous combler en bâtards. Réfléchissez, Raoul, au lieu de vous en prendre à votre plus chère alliée ; vous feriez mieux de songer à vos adversaires, de l’autre côté de la mer et aux marches de votre propre royaume.

Raoul se leva et regarda son épouse avec curiosité. Il s’approcha d’elle comme lorsque le vent se fait plus doux après la tempête.

— Parlez ma bonne, lui dit-il calmement, je vous écoute.

— Il est question d’Odgive, fit Emma qui n’attendait que de pouvoir dire ce qu’elle avait sur le coeur. La perfide épouse du couard roi Charles s’est réfugiée à la cour anglaise de son père, mais elle n’a point perdu l’espoir de reconquérir le trône de France pour son cher fils Louis. D’après mes fidèles serviteurs, il m’est revenu que la Reine cherche des alliés. Et tout naturellement, son regard se porte vers la côte normande.

Le Roi qui écoutait jusque-là attentivement eut un mouvement de mauvaise humeur. Il leva les yeux et haussa le ton en lui répondant :

— Vous voici encore avec Rollon et ses prétendus méchants desseins... Vous ne vous lassez donc jamais de revenir sur vos idées fixes ?

— Quand mon interlocuteur est aveugle, répondit-elle avec assurance, je suis contrainte de revenir sans cesse sur le même argument. Ne faut-il point être aveugle pour ne pas voir à quel point tout rapproche Odgive et Rollon ? Le Viking lui doit sa terre, sa position et sa richesse. N’est-ce point Charles qui a signé le traité de Saint-Clair-sur-Epte ? Un traité inique que vous n’avez point eu le courage de briser.

— Pourquoi briser la paix alors que la guerre menace tant d’autres parties du royaume ? demanda Raoul. Charles est vivant et abandonné de tous. Dame Odgive est bien loin et rares sont ceux qui se préoccupent de cet insignifiant Louis d’Outremer. Il ne nous manque qu’un fils pour établir notre lignée, voilà tout.

Emma enrageait de ne pas réussir à faire entendre sa voix. Sa colère était telle que ses yeux s’étaient embrumés de larmes. Mais il s’agissait bien de larmes de rage, car elle n’était point femme à pleurer par faiblesse.

— Raoul, supplia-t-elle, de grâce, écoutez-moi. Les barons vous ont élu parce qu’ils reconnaissent votre ardeur au combat, mais ils craignent de voir une nouvelle race s’emparer du trône de France. Vous ne pourrez point compter sur eux lorsque l’intrigante Odgive et son allié Rollon décideront de vous combattre.

— Très chère Emma, répondit le Roi, vous n’êtes décidément point une femme comme les autres. Vous êtes forte et volontaire. À ce titre, je vous respecte et je vous sais gré de tout ce que je vous dois. Mais ne vous mêlez plus des affaires du royaume. Aujourd’hui, nos ennemis nous craignent et il en sera ainsi tant que je pourrai tenir fermement une épée et charger à cheval sur le champ de bataille avec mes compagnons. Quoi qu’il en soit, je prendrai, comme de coutume, vos conseils en compte. Je peux d’ailleurs compter sur quelques hommes qui possèdent leurs entrées auprès de la cour du duc de Normandie.

Emma sut qu’elle devait se contenter de cette vague promesse. Pourtant, quand elle quitta la chambre de son époux, elle se dit que sa démarche n’avait point été vaine. Elle savait que Raoul allait réagir. Et de toute façon, elle saurait le lui rappeler en temps opportun...