Livre Premier

EN CETTE BELLE MATINÉE DE JUIN 911, les barons du Roi s’étaient réunis dans la salle du Conseil. Charles III, celui dont la postérité allait se souvenir sous le surnom du « Simple », avait le front barré d’une large ride qui, chez lui, trahissait une profonde préoccupation. Fidèle à son habitude, le souverain prenait le temps d’écouter chacun de ses conseillers avant de s’exprimer. La salle octogonale était couronnée d’une voûte de pierre supportée par huit robustes colonnes recouvertes de tapisseries de scènes de chasse au cerf et au lièvre. Un siège de bois incrusté de pièces de métal et de cabochons de pierres rouges faisait office de trône. La main de Charles allait et venait nerveusement sur l’accotoir pendant que le marquis de Neustrie prenait la parole.

— De nombreuses rumeurs courent le pays, commença-t-il. Nos redoutables ennemis, les hommes du Nord, sont prêts à nous attaquer. Ils veulent piller nos abbayes dont la réputation de grande richesse a franchi les mers.

— Tu ne m’apprends rien, Robert, répondit le Roi en accompagnant ses paroles d’un revers de main exprimant sa mauvaise humeur. Il y a longtemps que Hròlfr et ses hommes sont à nos portes. Si je vous ai réunis aujourd’hui, c’est parce que je souhaite recueillir vos avis avant de riposter. Il ne sera pas dit que le Roi de France attend l’invasion des Vikings sans préparer sa défense. Je ne veux point agir comme mon prédécesseur Charles le Chauve qui, il y a plus de soixante ans d’ici, paya sept mille livres d’argent pour sauver Paris de l’assaut de Ragnar le sauvage.

Cependant, le roi Charles m n’avait pas la réputation d’être un dangereux guerrier. D’aucuns lui prêtaient plutôt le goût de la négociation et de la diplomatie qu’il préférait au fracas des épées et aux flots de sang répandus sur les champs de bataille.

— Charles, s’exclama un vieux seigneur. Tes barons lutteront jusqu’à la mort pour défendre le royaume. Mais ces hommes du Nord sont pires que des démons. On raconte qu’ils peuvent se relever trois fois après être tombés au combat. Ils sont hauts de sept pieds, possèdent des mains aussi larges que des pattes d’ours et ils ne craignent ni la douleur des lames, ni celle du feu.

La description du comte Amoul avait fait frissonner toute l’assistance. Se pouvait-il que de tels démons existassent ? Ce fut Robert de Neustrie qui rompit une nouvelle fois le silence.

— Certes, admit-il gravement, ces hommes sont dangereux et nous avons toutes les raisons de les craindre...

— Nos ancêtres l’ont payé de leur vie, surenchérit le vieil Arnoul. Sans l’aide de Dieu, ils nous feront mordre la poussière, ensuite ils incendieront nos châteaux, pilleront nos abbayes et violeront nos femmes.

— Calmez-vous, l’interrompit sèchement Robert de Neustrie. Ne nous fourvoyons pas. Si ces Vikings sont terribles, ils n’en sont pas moins des hommes. À ce titre, nous devons les combattre avec nos armes d’hommes. Seuls notre courage et notre ruse nous permettront de les vaincre.

Le roi Charles crispa le poing et acquiesça en opinant du chef. De toute évidence, les paroles de Robert trouvaient écho auprès du monarque.

— Sire, poursuivit le marquis de Neustrie, je souhaite vous présenter un visiteur qui nous apportera une aide précieuse dans notre lutte.

— Mais, balbutia le comte Arnoul, l’accès au conseil privé est réservé aux conseillers du Roi.

— Fais silence, vieillard, lui intima le Roi. Nous allons recevoir le visiteur du marquis de Neustrie. Que ceux qui en sont contrariés quittent céans le conseil !

Un lourd silence s’abattit sur la salle aux huit piliers et nul ne se hasarda à se lever. Pour sa part, Robert s’inclina respectueusement afin de satisfaire la décision royale qu’il avait si adroitement préparée. Il se dirigea jusqu’à la lourde porte de chêne et en poussa le vantail. Il ne fallut attendre qu’un court instant pour le voir apparaître avec une frêle silhouette vêtue d’une longue tunique de drap écru munie d’une ample capuche. L’air grave, le seigneur guida le visiteur inconnu jusque devant le trône de Charles m de telle sorte qu’il se retrouva bientôt au centre de l’attention, à l’instar d’un montreur de prodiges entouré de ses spectateurs un jour de foire en ville.

— Sire, laissez-moi vous présenter la bonne Geneviève... ou plutôt, devrais-je dire, la nordique Freya.

Avec délicatesse, le marquis de Neustrie ôta la tunique de la silhouette et révéla une jolie jeune femme aux longues nattes blondes. La visiteuse portait une robe à la mode des femmes du Nord. Le drap épais et le col rehaussé de peau de renard étaient de nature à affronter le froid. L’austérité de l’ensemble était atténuée par la finesse de la longue fibule d’argent ciselée en forme de tête d’oiseau qui retenait les deux pans de l’habit.

— Je vous présente mes hommages, Sire, dit la jeune femme à voix basse.

Charles III n’en croyait pas ses yeux. Il se leva de son trône, rajusta sa cape et caressa machinalement sa lourde broche d’or cloisonnée d’émaux avant de s’avancer vers la jeune fille. Il la regarda avec curiosité et la détailla sous tous les angles en tournant autour d’elle. Le monarque n’aurait pas agi autrement s’il avait été question pour lui de choisir un nouveau cheval pour la chasse. Il se figea devant elle, lui prit le menton entre le pouce et l’index et révéla enfin le fond de sa pensée.

— Quel extraordinaire trésor nous apportes-tu là, Robert ! Cette femme semble appartenir aux peuplades du Nord et pourtant, elle parle notre langue. J’étais convaincu que ces barbares étaient incapables de nous comprendre...

— Oui, Sire, répondit le marquis de Neustrie avec empressement. Mais cette jeune fille n’est pas comme les autres. Elle va vous raconter elle-même la raison de ce surprenant prodige.

La jeune fille baissa timidement la tête. Le Roi la regarda avec un étonnement d’où le désir n’était pas absent.

— Parle, lui dit-il, c’est le Roi qui te l’ordonne.

— Mon vrai nom est Geneviève et je suis originaire des côtes de la Manche. Alors que je n’étais encore qu’une enfant, mon village, qui jouxtait une grande et riche abbaye, a fait l’objet d’un raid viking sanglant. Les hommes et les vieillards ont tous été massacrés jusqu’au dernier. La plupart des femmes ont été violées et égorgées après avoir terriblement souffert. Ensuite, quelques rescapées et de nombreux enfants ont été embarqués avec les agresseurs pour devenir esclaves dans leurs lointains royaumes du Nord.

Le Roi parut très intéressé par l’histoire de Geneviève. Il la pressa de poursuivre, comme s’il ne pouvait souffrir aucun retard dans la relation de son récit.

— Je suis donc devenue une simple esclave, poursuivit-elle. Au fil du temps, la petite fille que j’étais a fait la place à une jeune femme. J’ai constaté que les hommes posaient de plus en plus souvent les yeux sur moi. Je ne comprenais pas encore pourquoi, mais peu à peu, mon quotidien était devenu moins pénible. Un jour, mon maître me présenta à un seigneur très respecté par son peuple, un dénommé Björn. Il me racheta et puis il...

Sentant la gêne de la jeune femme, le marquis de Neustrie vint à son aide.

— Il la prit pour femme, précisa-t-il.

— Oui, continua Geneviève. Je m’appelai dès lors Freya et je devins l’épouse d’un des chefs les plus craints des peuples du Nord. Björn se révéla être un très bon époux pour moi, mais cette période de bonheur fut malheureusement de courte durée. Un jour, alors qu’il menait une rude expédition en pays d’Irlande, il mourut au combat. Au pays, certains voulurent me faire porter le poids de cette mort. En qualité d’étrangère, ils m’accusèrent de lui avoir porté malchance... Mais il n’en était rien. Björn était tombé dans une de ces embuscades que préparent les moines irlandais qui ont pour coutume de poster de redoutables vigiles au sommet de leurs hautes tours de pierre lorsqu’ils se sentent menacés par les Vikings.

Geneviève semblait revivre chacun de ces moments en les racontant. En l’espace d’un battement de cils, sa voix passait de la gaieté à la gravité, du bonheur au désespoir. Et chaque fois qu’elle se taisait, le silence le plus profond régnait dans la salle du Conseil.

— Les hommes du peuple de mon époux voulurent me sacrifier, mais je réussis à m’enfuir, murmura-t-elle. Heureusement, une vieille servante de Björn m’avait prise en amitié. Malgré les risques, cette femme me permit de quitter sa maison, la veille de mon châtiment. J’étais perdue et désemparée. J’ai alors décidé de me placer sous la protection d’un autre chef, celui que l’on appelait Hròlfr le Marcheur. Björn m’avait toujours parlé de lui comme du plus digne des hommes. Il ne se trompait pas, car Hròlfr a été bon pour moi. Il m’a protégée et m’a offert de l’accompagner en France...

— Il a été bon avec toi et tu es venue ici pour le trahir ? questionna le roi Charles avec une voix teintée de reproche.

Comme si la honte l’envahissait, Geneviève baissa les yeux devant le souverain.

— Je ne lui veux point de mal, sanglota-t-elle. Mais j’aspire à revenir sur la terre de mes ancêtres, à retrouver la voie de Dieu et surtout à honorer la mémoire de mes parents.

— Tu comptes les venger ? coupa le Roi.

— Pour pouvoir parler de vengeance, il faut être en position de force, ce qui n’est point son cas.

Le marquis de Neustrie avait prononcé ces dernières paroles sur un ton sombre, presque menaçant. Charles aurait pu en prendre ombrage, mais il savait que son vassal avait raison. Si Hròlfr était en France, c’est qu’il projetait de piller les terres royales. Et ce n’était pas la présence de la frêle Geneviève qui pourrait inverser le cours des choses.