Chapitre 22

LORSQUELLE DÉCOUVRIT l’enchevêtrement des toits hérissés de cheminées, Jeanne sentit son ventre se nouer. Sans savoir pourquoi, elle avait toujours éprouvé la même sensation de malaise, chaque fois qu’elle allait en ville. Avant la guerre, elle avait pourtant l’habitude de s’y rendre chaque semaine pour le grand marché de la place du Vieux-Marché où elle vendait les fruits du verger avec son père. Mais depuis le conflit, la famille préférait éviter de se rendre à Rouen. Les clients étaient prêts à se déplacer pour faire leurs provisions et les prix avaient grimpé en flèche. Le père de Jeanne faisait bien sûr de bonnes affaires, mais il avait à coeur de ne pas exagérer. Ceux qui n’avaient pas les moyens savaient qu’il était toujours prêt à leur faire crédit et parfois même, à leur consentir de petits cadeaux.

Jeanne s’était juré de ne pas remettre un pied en ville tant que la guerre n’était pas finie, mais cette fois, il s’agissait d’une affaire urgente. Son ardeur redoubla lorsqu’elle arriva dans le coeur de la cité. Elle donna quelques coups de pédales volontaires et le tintement de la chaîne contre le garde-boue se fit entendre un peu plus.

Par ce beau début de matinée de printemps, la jeune fille tourna à l’angle de la rue de Fontenelle et s’engagea dans la rue des Bons-Enfants. Elle réfléchissait : pourquoi avait-elle demandé à Léonie de lui donner l’adresse de Le Bihan ? Elle n’avait vu le jeune homme qu’une seule fois, et elle ne s’était même pas montrée particulièrement chaleureuse avec lui. Pourtant, depuis ce jour, elle n’arrivait pas à chasser son image de ses pensées. Qu’elle soit occupée à la traite des vaches ou à la cueillette des fruits, elle revoyait toujours son sourire et son expression de grand gamin satisfait lorsqu’ils étaient arrivés ensemble à la petite maison de Léonie. Pour une fois qu’elle rencontrait un gars de la ville qui ne la prenait pas de haut !

Même s’il l’ignorait, le diable d’homme poussait l’audace jusqu’à la poursuivre dans ses rêves. Jeanne posa sa bicyclette contre le mur et prit garde de l’attacher solidement avec une corde à la gouttière. Par ces temps incertains, il ne faisait pas bon laisser traîner ses affaires dans la rue. En sonnant à la porte de bois blanc du numéro 36, elle se demanda si elle ne devait pas lui en vouloir d’avoir fait irruption dans leur vie plutôt que de se laisser tourner la tête comme une idiote.

Depuis sa visite, les Allemands avaient débarqué et descendu la pauvre Léonie. Et voilà qu’elle était obligée de revenir dans cette ville qu’elle détestait pour respecter sa parole. Elle poussa la porte de la maison qui était ouverte et s’engagea dans le couloir recouvert de carreaux hexagonaux noirs et rouges. Elle regarda sur les boîtes aux lettres à quel étage vivait Pierre Le Bihan. Machinalement, elle passa sa main dans les cheveux pour se recoiffer en passant devant le miroir qui se trouvait juste devant les escaliers. Elle allait commencer à monter quand elle entendit le bruit d’une porte qui claquait et des pas descendre rapidement les marches. Elle eut tout juste le temps de se coller contre le mur pour laisser passer Le Bihan qui ne lui adressa même pas un regard. L’homme s’était déjà engagé dans le couloir quand elle l’interpella :

— Monsieur Le Bihan !

Surpris, le jeune homme se retourna et dévisagea la visiteuse.

— Jeanne ! Pardonnez-moi, je ne vous avais pas vue. Que faites-vous ici ?

— Rien de particulier, mentit-elle avec autant de maladresse que de naïveté, puis elle se ravisa. En fait, non ! Je suis venue à Rouen parce qu’il fallait absolument que je vous parle.

Elle marqua un petit silence comme si elle devait prendre son courage à deux mains avant de poursuivre.

— Il s’est passé des choses graves... Des choses importantes dont je dois vous entretenir.

Le Bihan sentit tout le désarroi de Jeanne. Il revint sur ses pas et lui proposa de monter chez lui. Il posa sa main sur le bas de son dos pour l’inviter à le suivre et le coeur de la jeune femme s’emballa. Le Bihan sortit une clé de sa poche et ouvrit la porte de son appartement. Jeanne tentait de ne pas laisser deviner son trouble, mais elle sentit ses jambes flageller quand son hôte lui proposa de s’asseoir dans la cuisine et sortit une bouteille de cidre de l’armoire.

— Je suppose que vous en avez du bien meilleur à la ferme, plaisanta-t-il, mais c’est tout ce que je peux vous offrir, du cidre de ville !

— Oh, mais c’est très gentil à vous, répondit Jeanne d’une manière un petit peu niaise, ce qu’elle se reprocha aussitôt.

Ce Le Bihan était un savant, habitué à fréquenter des filles intelligentes qui avaient fait des études. Elle se sentait bien insignifiante par rapport à elles, même si elle ne les avait jamais rencontrées. Comme un étrange silence s’installait entre eux, le jeune homme prit l’initiative de l’interroger.

— Alors Jeanne, que vouliez-vous me dire au juste ?

— Ils ont tué Léonie, répondit-elle de manière monocorde sans marquer de différence entre les quatre mots de sa courte phrase.

— Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? s’exclama Le Bihan avec horreur. Je savais que je devais y aller hier, je ne me le pardonnerai jamais... On a vu qui a fait le coup ?

— Des Allemands, répondit Jeanne subitement soulagée d’avoir parlé. Ils sont venus l’interroger. Ils ont fouillé la maison en cassant tout et ensuite ils ont tiré dessus. Elle était raide morte. Ils ont jeté le corps dans l’étang, mais le chien l’a retrouvé...

Le Bihan ne savait pas comment réagir. Devait-il se sentir coupable ? Ou rien de tout ceci n’était de sa faute ? Il se passa la main sur le front en se disant que cette histoire commençait vraiment à le dépasser.

— Mais ce n’est pas tout, continua Jeanne qui contrairement à son interlocuteur avait repris du poil de la bête. Il fallait que je vous dise... Depuis votre visite, la vieille avait peur, elle me l’avait dit.

— Pour quelle raison ? demanda Le Bihan. Léonie ne m’avait pas tout dit ?

— Loin de là ! lâcha Jeanne non sans satisfaction d’en savoir plus que ce jeune homme qui la troublait tellement. La pauvre Léonie craignait que l’on vînt chez elle retrouver les traces de vieux secrets. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais elle m’a donné ça pour vous. Je ne l’ai pas ouvert.

Jeanne plongea sa main dans les plis de son tablier et ensuite, dans la poche de celui-ci. Elle craignit un instant de l’avoir perdue pendant sa course à vélo et puis elle en sortit une enveloppe blanche sur laquelle était écrit le nom de Le Bihan d’une manière hésitante.

— Elle m’a demandé de vous la remettre s’il devait lui arriver malheur. Alors, comme elle est morte, vous comprenez... Voilà pourquoi j’ai quitté mon pays pour venir vous trouver en ville. Je lui devais bien ça à notre bonne Léonie.

— Merci Jeanne, répondit Le Bihan en s’emparant de l’enveloppe. Vous avez été bien courageuse.

Jeanne se demanda s’il s’agissait du compliment qu’elle avait vraiment envie d’entendre de la part du jeune homme qui faisait battre son coeur aussi vite. Toutefois, elle fut obligée de s’en contenter, car Le Bihan était déjà occupé à lire la lettre contenue dans l’enveloppe.

« Cher Monsieur Le Bihan,

Pardonnez tout d’abord l’écriture hésitante d’une vieille femme dont les yeux l’ont trahie depuis longtemps. Votre visite m’a troublée. Elle m’a renvoyée à de lointains souvenirs et à des rencontres plus récentes. Si vous lisez ces lignes, c’est que je ne suis plus là pour vous en parler ou que les Boches ont mis la main sur un trésor que j’avais promis de conserver.

Il y a quelques mois de cela, un monsieur très bien de l’université de Norvège est venu me voir. Il faisait des recherches sur Rollon, son histoire et la religion. Il était très poli et parlait le français avec un drôle d’accent. Je crois l’avoir un peu aidé en lui parlant du pays. Un jour, j’ai reçu un avis me demandant d’aller chercher un colis à la poste. Il provenait de Norvège et avait été expédié par ce professeur qui s’appelait Haraldsen. Je suis allée chercher le colis qui consistait en un gros paquet de feuilles, je crois que c’est ce que les savants appellent un manuscrit. Le professeur avait terminé ses recherches et semblait effrayé par les découvertes qu’il avait faites...

Une amie (la vieille Hortense qui est morte à la fin de cet hiver) m’a aidée en lisant la lettre qui accompagnait le paquet. Il y expliquait qu’il avait choisi de rédiger une saga pour que les esprits sérieux ne prennent pas au pied de la lettre ses découvertes. Monsieur Haraldsen me demandait de cacher ses écrits dans un endroit où ils seraient en sécurité. C’est ce que j’ai fait, puis j’ai dissimulé le lieu de la cachette sous une dalle de la cuisine au cas où il m’arriverait malheur.

À présent, c’est à vous de retrouver le colis. Je l’ai dissimulé dans l’aître de Saint-Maclou. Derrière les crânes de la danse macabre.

Puissiez-vous arriver le premier pour vous emparer du secret. La mort m’a déliée de mon obligation de silence. Et je vous ai choisi pour porter ce secret. Même si je ne vous ai pas parlé longtemps, j’ai senti votre honnêteté dans votre voix et mon intuition ne m’a jamais trompée...

Bonne chance,

Léonie. »

Le Bihan plia rapidement la feuille et la remit dans l’enveloppe. Il se leva d’un bond et se mit à ouvrir les portes des armoires de la pièce. Il prit une boîte en fer-blanc où il rangeait la chicorée et cacha la lettre dedans.

— Jeanne, dit-il pendant qu’il refermait la boîte, je dois y aller tout de suite. Rentrez chez vous, cela peut devenir dangereux !

— Mais, balbutia Jeanne, je veux venir avec vous.

Le jeune homme posa ses mains sur les épaules de Jeanne et lui parla avec douceur.

— Ils sont prêts à tout, Jeanne ; je ne veux pas vous faire courir de risque. Regardez ce qu’ils ont fait à Léonie... Je vous promets que je vous tiendrai au courant.

À ce moment-là, la porte d’entrée de l’appartement s’ouvrit et se referma brutalement. Joséphine arriva dans la cuisine comme si elle avait été chez elle.

— Et alors, Pierre, dit-elle sur un ton nerveux. Tu comptais me faire attendre longtemps comme ça ? Nous devons y aller...

— Joséphine, dit Pierre. Je te présente Jeanne, une amie de Léonie. Nous devons changer nos plans. Je t’expliquerai en route, mais nous devons absolument partir maintenant. Il n’y a pas une seconde à perdre.

Il se retourna un instant pour s’adresser à sa visiteuse :

— Je suis désolé, Jeanne. Encore merci pour tout ce que vous avez fait. Léonie avait de la chance de pouvoir compter sur vous !

La scène ne dura que quelques secondes, mais Jeanne eut tout le temps de détailler l’intruse. Une femme de la ville, coiffée à la dernière mode. Une de ces femmes qui parle à voix haute et qui se sent toujours à l’aise dans n’importe quelle situation. De toute la force de son coeur, elle la détestait sans la connaître.

Quand elle les vit s’éloigner d’un pas rapide sur le trottoir pendant qu’elle tentait de démêler le noeud de corde qui retenait sa bicyclette à la gouttière, elle sentait que ses yeux s’étaient embrumés. Des larmes coulaient le long de ses joues. Le Bihan se retourna encore une fois pour la saluer, mais il ne vit pas qu’elle pleurait.