Livre Neuvième

APRÈS UNE LONGUE NUIT DINSOMNIE et de questions sans réponse, Popa avait résolu de parler à Rollon dès le lever du soleil. À en juger par l’expression gênée du garde devant sa tente, elle comprit que sa visite dérangeait. Pour autant, il était hors de question de renoncer à la décision qu’elle venait de prendre. Comme le garde tentait tant bien que mal de l’empêcher de pénétrer dans la tente, elle lança sur un ton autoritaire :

— Laisse-moi passer ! As-tu oublié qui je suis ? Je suis la femme de ton chef !

— C’est que, bredouilla le guerrier visiblement peu accoutumé à ce genre de situation, j’ai reçu l’ordre de ne laisser entrer personne, sous aucun prétexte.

À ce moment précis, la toile de la tente frémit et Freya en sortit. Loin de baisser les yeux lorsqu’elle passa devant Popa, elle inclina la tête avec respect avant de lui lancer un regard. Il n’y avait pas de lueur de défi dans ses yeux, ni même la moindre trace d’arrogance. Freya connaissait la place qu’elle occupait dans la vie de Hròlfr au sang bouillant, elle n’en ignorait ni les bons ni les mauvais côtés. La nuit qu’elle venait de passer avec l’homme qu’elle aimait avait été belle et chaude, mais elle n’était pas la femme du chef. Popa n’adressa pas la parole à sa rivale, mais il était impossible de déterminer si c’était par antipathie ou parce qu’elle n’avait tout simplement rien à lui dire.

Hròlfr était plongé dans la lecture d’un document quand il vit entrer son épouse. Il leva la tête et sourit comme il avait coutume de le faire chaque fois qu’il la voyait dans l’intimité. Popa remit sa tresse en place sans que ce geste féminin eût pour ambition de le séduire, il y avait même beaucoup de dureté dans son regard lorsqu’elle se décida à parler à son époux.

— Hròlfr, commença-t-elle avec gravité. Il y a autour de toi des hommes qui te veulent du mal. Quelques hommes et surtout... une femme.

Hròlfr enroula le document qu’il consultait et regarda son épouse au fond des yeux. Il se dit qu’elle n’avait rien perdu de son charme malgré le poids des ans. Elle était la femme qui lui avait donné le plus beau des fils, celui qui lui succéderait un jour sous le nom de Guillaume. Aujourd’hui, le chef viking était déterminé à lui céder cette belle terre franque qu’il était sur le point de conquérir.

— Une femme, me disais-tu ? répondit-il. Réfléchis avant de continuer à me parler ; il est des mots que l’on regrette et qui, une fois prononcés, ne peuvent plus être effacés.

Popa sentit ses forces l’abandonner. Une douloureuse sensation de froid s’empara d’elle et elle tomba à genoux en fondant en larmes. Hròlfr la releva avec douceur et la serra contre lui. Dans sa détresse, Popa voulait profiter du moindre instant de cette étreinte dont elle aurait voulu qu’elle ne s’interrompît jamais. Le souffle de son mari irradiait la naissance de son cou d’une chaleur bienfaisante.

— Ne pleure pas, murmura Hròlfr. Ne te trompe pas de camp. Quand on est femme de chef, il faut choisir ses alliés comme si on partait en campagne de guerre. La moindre erreur peut être fatale.

Les derniers mots du Viking pouvaient être compris comme une menace à peine déguisée. Néanmoins, Popa ne les ressentit pas comme tels. Elle s’approcha encore de lui pour que chaque partie de son corps épousât parfaitement la moindre parcelle de corps de son époux. Sa décision était prise, elle ne trahirait point.

— Méfie-toi, Hròlfr, se décida-t-elle enfin à dire. Ils sont nombreux à te vouloir du mal. Ils n’acceptent pas que tu puisses renier nos dieux pour quelques arpents de terre.

Hròlfr soupira d’aise. Il s’éloigna en même temps de Popa qui ressentit à nouveau la même impression de froid. Le Viking la regarda avec la bienveillance d’un père fier de son enfant qui a choisi de demeurer dans le droit chemin.

— J’apprécie ton geste, répondit Hròlfr. Je craignais d’autant plus tes paroles que je sais ce que l’on dit sur mon compte. Je sais ce que Skirnir le fourbe a essayé d’obtenir de toi et je sais ce qu’il te coûte de défendre Freya. Dans quelques jours, nous signerons le traité avec le roi Charles. Il s’agira d’une grande victoire pour ceux de notre sang. Mais avant, je vais réunir les hommes les plus influents de notre peuple afin de leur signifier ma décision.

Hròlfr le Marcheur tint parole. Il réunit en fin d’après-midi la vingtaine d’hommes les plus influents parmi ses guerriers. S’il pouvait compter sur la fidélité de certains d’entre eux, il savait qu’il devait se méfier d’autres. Il devait notamment compter avec Skirnir le Roux qui avait été bien évidemment invité à la réunion. Pour lui faire comprendre que ses manoeuvres ne lui avaient pas échappé, Hròlfr le prit à part quand il entra dans sa tente. Le chef lui murmura à l’oreille une phrase qui laissa son cousin sans voix.

— Je tenais à te remercier, Skirnir, dit-il sans sourire. Grâce à toi, j’ai pu constater la loyauté de mon épouse. Crois-moi, je saurai m’en souvenir.

Skirnir comprit toute l’ironie des propos de son cousin puisqu’il n’ouvrit plus la bouche pendant toute la réunion.

— Mes compagnons, commença Hròlfr, je vous ai réunis pour vous annoncer ma décision. Je signerai avec le roi Charles un traité solennel selon lequel la France nous cédera les évêchés de Rouen, d’Évreux et Lisieux. Cette terre comprise entre l’Epte et la mer portera le nom de Normannie, la terre des hommes du Nord.

Hròlfr s’interrompit un court instant avant de reprendre son discours. De larges sourires illuminaient la plupart des visages. Le chef savait que la deuxième partie risquait d’être moins bien reçue.

— En échange, poursuivit-il, nous nous engageons à ne pas attaquer les troupes françaises et à défendre nos terres de l’irruption d’autres peuples du Nord. Nous obtiendrons aussi une terre à piller, à savoir la Bretagne.

Hròlfr fit une nouvelle pause au moment précis où tous attendaient qu’il parle du sujet qui cristallisait toutes les appréhensions. Une fois encore, il pointa son regard sur les membres de l’assistance et poursuivit son discours.

— Nous nous engagerons aussi à nous convertir à la foi de cette terre qui est la religion du Christ. Cette promesse constitue une condition non négociable à la cession de la terre de Normannie.

Cette fois, il perçut un frémissement parmi les grands de son peuple. Ce mouvement n’avait rien d’un signe d’adhésion à ses paroles. Le chef connaissait bien ses guerriers et conclut en baissant imperceptiblement la voix.

— Néanmoins, nul ne peut exiger d’un homme qu’il renie ses croyances. Nous vénérons de nombreux dieux. Peut-être cohabiteront-ils bien avec le nouveau qu’on nous impose. Chacun jugera comment il pourra rester fidèle à ses divinités ancestrales tout en se conformant aux coutumes de sa nouvelle terre.

Un renard... Un renard terriblement futé, ce fut l’image qui vint instantanément à l’esprit de Skirnir de la part de son peuple. Comme le disait le vieux proverbe norrois, ce diable d’homme avait réussi à contenter en même temps le pêcheur et le saumon. Il ne restait plus qu’à s’incliner face à autant d’adresse. Du moins pour l’instant.