Chapitre 7

STORMAN PENSAIT que son séjour normand serait plus long. Mais la découverte qu’il venait de faire ne l’inclinait pas à la patience. À peine avait-il salué von Bilnitz, et il n’était pas mécontent de s’être aussi peu frotté à son esprit prusso-réactionnaire. Il s’était même interrogé sur l’engagement du militaire qu’il soupçonnait de bienveillance et de faiblesse à l’égard des populations occupées. En bon SS, il n’aimait pas la France, qu’il comparait volontiers à une fille facile. Sous ses grands airs, elle était toujours prête à coucher avec le vainqueur du moment.

En regardant la forêt de Westphalie qui défilait devant la vitre de sa voiture, Storman chassa ces mauvaises pensées de son esprit. Il était d’avis qu’il était dangereux de se laisser envahir l’esprit par des idées négatives ou corruptrices.

Par rapport au voyage de l’aller, le trajet de retour sembla étonnamment court tant il désirait faire son rapport auprès de sa hiérarchie. La voiture obliqua pour emprunter une petite route droite. Fidèle à son habitude lorsqu’il revenait ici, Storman respira profondément en apercevant au loin la façade du Wewelsburg aux couleurs noire et blanche de la SS. C’était un peu comme s’il puisait en ce lieu l’énergie de la nature apte à régénérer son corps et son âme. Il n’y avait que les esprits faibles et dégénérés pour nier qu’il existait des forces supérieures dans la nature et que l’on ne pouvait y accéder qu’en quelques endroits bien précis. Les ancêtres germains l’avaient bien compris et la SS moderne en était la digne héritière.

Le château du Wewelsburg – du nom du chevalier Wewel von Büren – faisait office d’académie de commandement pour la SS. L’origine de l’édifice remontait aux Huns, mais il avait été transformé au XVIIe siècle en un agréable lieu de résidence sans renoncer pour autant à la rigueur de son architecture. Dès 1934, Himmler avait commencé à le reconstruire pour en faire le centre névralgique et mystique de son Ordre Noir. Le grand escalier était pourvu d’une rampe en fer forgé ornée de motifs runiques, tandis que les murs de pierre étaient recouverts de tapisseries exaltant des scènes de la mythologie germanique. Au fil du temps et de la montée en force de la SS, plusieurs artistes de renom avaient offert au Reichsführer des statues de glorieux ancêtres allemands. Dans les couloirs du Wewelsburg, Henri Ier l’Oiseleur côtoyait Frédéric II de Hohenstaufen, Albrecht l’Ours ou le fameux Frédéric Barberousse.

Le château était doté d’une très riche bibliothèque aux rayons en chêne massif et ses cellules d’essence quasi monacale étaient, elles aussi, ornées de runes. Heinrich Himmler y tenait de fréquentes conférences et avait coutume d’y recevoir autour d’une table ronde douze chefs SS parmi les plus méritants. Pour ceux qui y étaient invités, l’honneur était considérable et pouvait peser lourd dans la suite de leur carrière.

Les architectes, versés dans le mysticisme de l’Ordre Noir, avaient été jusqu’à aménager au centre du château une salle de culte vouée à souder l’esprit de la SS. L’espace comptait douze piliers et son sol était décoré d’une grande roue solaire à douze rayons, le fameux Soleil Noir que vénérait Heinrich Himmler comme la lumière pure du nord, témoin du savoir supérieur de Thulé et force légitime et originelle de l’Europe blanche. Sous la salle était aménagée une crypte où se déroulaient d’authentiques cérémonies religieuses. Le Reichsführer ambitionnait de faire du Wewelsburg un gigantesque centre spirituel et historique après la victoire allemande. Dans son esprit, les bâtiments devaient se prolonger conformément aux rayons de la roue solaire pour dégager la vue vers le nord, vers la fameuse Atlantide perdue.

En sa qualité d’officier de l’Ahnenerbe, Storman figurait parmi les artisans les plus zélés du projet. Il y passait le plus clair de son temps en compulsant des ouvrages savants et en épluchant des rapports secrets. Les membres de l’organisation se livraient à de secrètes expériences pour faire progresser un savoir selon lui honteusement confisqué pendant des siècles par les tenants d’une pensée dangereuse et réductrice. Storman ne doutait pas qu’il était temps de remettre l’homme supérieur à sa juste place et non à celle que lui avaient réservée les séides de Darwin qui le voyaient comme le vulgaire descendant des singes. Pour étayer leurs thèses, la SS disposait de moyens considérables, plus étendus que n’en avait jamais disposé aucun humain depuis les origines de la science. Ils pouvaient non seulement compter sur des moyens financiers, mais aussi sur des ressources humaines inépuisables. Storman avait suivi avec beaucoup d’intérêt les rapports des expériences instructives faites sur les prisonniers de guerre. Il s’agissait par exemple de mesurer leur capacité de résistance au froid en les plongeant dans des cuves glacées. Grâce à ces recherches scientifiques inédites, il serait un jour impossible de nier la suprématie de la race aryenne sur les races inférieures. En digne représentant du Nouvel Ordre, Storman estimait avoir beaucoup de chance de vivre cette grande époque de l’Histoire de l’humanité.

Tandis que toutes ces pensées s’agitaient dans son esprit, il serrait fort contre lui le contenu de sa petite mallette de cuir noir frappée au sceau du double « S » runique exprimant la victoire et de la tête de mort héritée des anciens hussards royaux. La voiture s’arrêta devant le perron et il en sortit d’autant plus vite qu’une silhouette bien connue était venue l’accueillir.

— Obersturmbannführer s’exclama-t-il. Ne vous donnez pas cette peine, j’allais venir vous voir dans votre bureau.

— Mon cher Ludwig, répondit Wolfram Sievers en souriant, cela me fait du bien de sortir quelques minutes le nez de mes dossiers. Par ailleurs, depuis que j’ai appris votre venue, je vous confesse que mon impatience était extrême. Votre message était, comment dirais-je..., tellement sibyllin.

Les deux hommes se serrèrent fraternellement la main et s’engouffrèrent dans le château. Deux gardes noirs les saluèrent et le ton sec de leurs bottes heurtant le sol de marbre apporta un sentiment de réconfort à Storman. Il se sentait revenu chez lui, parmi les siens. Sievers poursuivait sa conversation :

— Mais vous avez fait un long voyage, peut-être préférez-vous vous reposer avant ? J’ai fait préparer votre cellule et je pense que vous trouverez de quoi vous rassasier à la cuisine.

— Je ne vous ferai pas attendre davantage, répondit Storman sur un ton mystérieux. Ce que je vous ramène de Normandie ne souffre aucun retard.

La curiosité du secrétaire général de l’Ahnenerbe était piquée à vif. Il précéda son visiteur dans le couloir qui menait à son bureau. Il donna au garde devant sa porte l’ordre de n’être dérangé sous aucun prétexte et invita Storman à entrer. Chaque fois que ce dernier pénétrait dans cette pièce, il commençait par lever les yeux pour contempler au mur la grande gravure représentant le site de Stonehenge. Quel dommage que ce joyau universel fut en Angleterre ! Après la victoire militaire, la SS en ferait sans nul doute un haut lieu de la mémoire européenne. Storman avait étudié les travaux remarquables d’Hermann Wirth qui avait prouvé que le site de Stonehenge célébrant la renaissance du soleil était le témoin intact d’une civilisation plus ancienne encore que celle des pharaons. Pour les tenants de l’ordre SS, il s’agissait d’une nouvelle démonstration de la supériorité des peuples des forêts sur ceux du désert.

— Alors mon cher Storman, commença Sievers. Ne me faites plus languir davantage et dites-moi : quel secret formidable cache votre mallette ?

Storman, qui n’avait pas pris la peine de s’asseoir, ouvrit les deux petits fermoirs et en extrait un paquet de papier brun. Il le déposa avec délicatesse sur la table et entreprit de le déballer avec un grand luxe de précautions. Au fur et à mesure que le papier se défaisait, l’éclat de l’or et des pierres précieuses commençait à se révéler. Mais ce ne fut que lorsque Storman eut entièrement terminé son patient déballage que la forme de l’objet prit tout son sens. Les yeux écarquillés, Sievers s’exclama :

— Un crucifix ! Vous avez trouvé un crucifix ? Mais où cela ? Dans le sarcophage de Rollon ?

— Je dirais même, répondit Storman d’un air sombre, que je n’ai découvert qu’un crucifix. Le sarcophage était totalement vide, pas l’ombre d’un os ni d’une épée. Pas la moindre pièce de monnaie ni de trace de fibule viking. Rien, sinon ce crucifix d’or et de pierres précieuses...

— Et pas d’anticroix ? demanda Sievers.

— Si elle existe, dit Storman à voix basse, elle ne se trouvait pas dans le tombeau.

Wolfram Sievers saisit l’objet avec précaution et l’examina d’un air de connaisseur.

— Remarquez, il faut reconnaître que la pièce est d’excellente facture. Par-delà son symbolisme, elle constitue même un véritable trésor de l’histoire de l’art européen.

— Le constat est indéniable, soupira Storman, mais il ne nous fait pas beaucoup progresser. Or, je reste plus que jamais convaincu que nous ne faisons pas fausse route.

Les deux hommes demeurèrent quelques longues minutes à contempler le crucifix posé sur le bureau en chêne. L’ambiance dans la pièce était pesante et ce n’était pas la photo de la famille de Sievers, entouré de sa femme et de ses fils en culotte de peau figés dans une expression martiale, qui la rendait plus gaie.

— Il ne faudrait pas que nous nous égarions à la manière d’Otto Rahn{2} murmura Storman avec gravité. Il avait fait de la quête du Graal et l’exploration du château de Montségur la raison même de son existence. Et voyez comment il a terminé. À moitié fou, dévoré par les insectes et les rats au bord d’une rivière.

— Il n’y a aucune comparaison possible, trancha Sievers avec sévérité. Le pauvre Rahn était un esprit faible, un inverti de la pire espèce qui a souillé la SS qui lui avait pourtant témoigné toute sa confiance. Sa regrettable histoire constitue une preuve supplémentaire que nous ne pouvons pas admettre la moindre trace de faiblesse au sein de nos rangs.

Sievers se releva. D’un geste nerveux de la main, il pria Storman de remballer le crucifix. Il fit quelques pas vers le mur opposé et contempla le portrait du Führer dont la tête se détachait sur une carte du Reich. Il commença à répéter à basse voix «nein, nein, nein... », puis il haussa le ton.

— Nein, cria-t-il. Nous ne poursuivons pas une chimère. Notre Führer nous a confié la mission glorieuse d’ouvrir les yeux du monde sur la vérité et de tordre le cou une fois pour toutes à ces légendes dont on nous abreuve depuis des siècles. Appelez-la l’Anticroix ou l’Arme de Dieux, nous sommes convaincus que les Vikings possédaient le secret de l’arme absolue pour abattre le christianisme. Aujourd’hui, notre devoir est de la retrouver et de nous en servir. Nous ne faillirons pas dans notre quête. Est-ce clair ?

— C’est parfaitement clair, Herr Sievers ! répondit Storman en saluant son supérieur.

L’officier saisit une bouteille de schnaps et deux verres qu’il remplit généreusement. Il en tendit un à son visiteur.

— Voilà, mon ami, lui dit-il en souriant, cela devrait vous consoler de toutes ces choses abjectes qu’on vous aura fait avaler là-bas. Je pense surtout à leurs affreux alcools de pomme et à leurs fromages fétides. Et pourtant, il va falloir y retourner mon cher... Vous devez poursuivre votre mission et surtout réussir. Ce crucifix est une première étape vers l’arme que nous cherchons.

— Oui, Herr Secrétaire Général ! s’exclama Storman avec enthousiasme. Je ne baisserai pas les bras, bien sûr !

— Encore une chose, ajouta l’officier. Avant de partir, je vous demande de vous entretenir avec le docteur Haraldsen. Il s’agit d’un professeur norvégien qui vient de publier un remarquable ouvrage sur les Vikings. Je pense qu’il pourra vous éclairer dans vos recherches. Mais je vous préviens, il est loin de partager nos idées. Toutefois, je l’ai invité au Wewelsburg en pensant que son savoir pourrait nous être utile.

Storman but d’un trait son verre de schnaps et acquiesça d’un signe de la tête. Il lui tardait à présent de gagner sa cellule pour profiter d’un repos bien mérité. Demain, il écouterait le récit de l’historien et puis, du pays du schnaps à celui du calvados, une longue route l’attendait à nouveau.