Livre Huitième

DEPUIS QUE LE CAMP VIKING s’était établi dans la région, la vaste clairière hérissée de hautes herbes était devenue le centre de la vie du peuple de Hròlfr le Marcheur. Festins, combats et assemblées s’y succédaient sans relâche, le jour comme la nuit. L’endroit était vaste et présentait aussi l’avantage d’apercevoir les ennemis potentiels qui auraient pu attaquer les hommes du Nord. En véritables fils de la Mer, les Vikings étaient habitués à porter leur regard loin au large. Ils redoutaient plus que tout les embuscades dans des souricières où ils seraient pris au piège.

À cette heure tardive de l’après-midi, le soleil venait de plonger derrière les frondaisons des arbres. Les trois hommes qui patientaient à côté du grand tas de bois se levèrent aussitôt. L’un deux s’empara d’une torche et bouta le feu au bûcher. Deux autres Vikings arrivèrent en traînant une jeune biche apeurée. Le délicat animal était retenu par une corde qui lui serrait le cou. Il tentait de donner des ruades pour se dégager de l’entrave, mais sans succès. La vue du feu eut pour effet de décupler l’inquiétude de la biche qui se débattait avec la force du désespoir. Mais toute résistance était inutile et dérisoire, son sort était scellé.

Ce fut à ce moment que Hròlfr arriva. Vêtu d’une cape bleue, le chef était suivi par ses plus fidèles guerriers dont les rires rompaient l’ambiance solennelle qui régnait jusque-là dans la clairière illuminée par les flammes du bûcher. Rollon s’avança avec eux, puis il leva le bras pour leur demander de se taire. Le chef sortit l’épée de son fourreau et s’approcha de la biche. Il toucha un bref instant le marteau de Thor suspendu à son cou et leva l’épée vers la lune qui avait commencé à baigner la scène de son apaisante lumière.

— Que Thor, Odin et tous les dieux d’Asgard nous viennent en aide dans les combats qui nous attendent. Qu’ils nous apportent force et courage, richesse et longue vie.

Après ces paroles galvanisantes de leur chef, les guerriers de Hròlfr le Marcheur sortirent à leur tour leurs épées et les pointèrent vers le ciel. De cent poitrines jaillirent alors trois cris puissants : « Raaa ! Raaa ! Raaa ! »

Ensuite, tout alla très vite. Hròlfr tint fermement son épée, jeta un coup d’oeil à la biche qui, éreintée, avait cessé de se débattre. L’épée du chef viking s’abattit sur le cou de l’animal et le trancha net. Le coup avait été franc, tellement rapide qu’une grande partie de l’assistance avait à peine eu le temps de le voir. Hròlfr fit un pas en avant et s’empara de la tête de l’animal qui avait roulé à terre dans une flaque de sang tiède. Il s’en empara par l’oreille et la ramassa. Il la saisit et la jeta dans le feu qui crépitait dans la nuit devenue noire. Une nouvelle fois, les hommes de Hròlfr poussèrent les trois cris rituels avant de se précipiter vers la carcasse de l’animal. Certains y trempèrent la lame de leur épée pendant que d’autres en découpaient des pièces de viande qu’ils commencèrent à mastiquer avec appétit. Hròlfr ne voulait pas être en reste et commença, lui aussi, à découper une tranche de viande dans le flanc de l’animal. Il fut interrompu par son serviteur qui était accompagné d’un homme portant une longue robe rouge.

— Chef, cet homme souhaite te parler, fit le serviteur sur un ton méfiant. Il prétend être un émissaire du roi Charles des Francs.

Hròlfr sourit. Il ne s’attendait pas à pareille visite un jour de sacrifice. Il se dit que les dieux étaient décidément bien facétieux pour s’amuser de la sorte. D’un bref mouvement de tête, il fit comprendre à son serviteur qu’il acceptait l’entrevue. L’homme à la longue cape prit les devants pour se présenter. Et quand son visage s’approcha des flammes du bûcher, le chef viking le reconnut aisément.

— Nous nous connaissons déjà, Hròlfr, dit-il sur un ton amical. Je suis Francon, évêque de Rouen. Je te remercie de m’accueillir en pareille, euh, circonstance.

— Certes, éclata de rire le Viking, je ne m’attendais pas à te rencontrer en pleine célébration de sacrifice. Mais je pense que tu connais bien les coutumes de mon peuple et que tu n’es point homme à t’en offusquer.

L’évêque porta un regard inquiet sur le bûcher où se consumait la tête de la biche. Il regarda aussi le haut pilier de bois orné d’un noeud d’Odin qui avait été planté à côté.

— C’est précisément un des sujets que je souhaite aborder avec toi, répondit-il. Le roi des Francs m’a confié la mission de te soumettre ses conditions à l’établissement d’une paix durable entre nos deux peuples.

— Alors, parle ! le pressa Hròlfr avec intérêt.

Francon ne s’attendait pas à être reçu dans un château, mais il avait espéré un autre endroit qu’une clairière plongée dans l’obscurité au coeur d’une forêt pour accomplir sa mission. Toutefois, il savait qu’il ne servait à rien de discuter les ordres de Hròlfr et il s’exécuta dès lors de bonne grâce. Le chef viking l’entraîna un peu à l’écart du bûcher et de ses hommes qui avaient commencé un festin improvisé en se faisant servir des cornes d’hydromel. Hròlfr s’assit sur un billot de bois et invita Francon à faire de même. L’homme de Dieu déclina l’offre avec politesse et préféra délivrer sans plus attendre le message qu’on lui avait confié.

— Le roi Charles est disposé à te céder une vaste terre comprise entre l’Andelle et la mer. Toi et ton peuple, vous pourrez vous y établir et l’administrer avec sagesse. En échange, vous serez vassaux du roi Charles et vous vous engagerez à protéger ce territoire de nouvelles incursions des Norrois. Par ailleurs, sur les conseils avisés de l’archevêque Hervé de Reims, le Roi exige une conversion totale de ton peuple à la vraie Foi, la religion du Christ et de ses apôtres.

Hròlfr se frotta le menton sans que son visage trahisse la moindre émotion, positive ou négative.

— Ton offre est conforme à ce nous savions déjà, répondit-il. Nous avons cependant d’autres souhaits à formuler. Nous voulons la terre qui s’étend de l’Epte à la mer. Mais tu sais aussi bien que moi qu’à force d’incursions et de combats, ce territoire est désolé et sans richesse. Nous exigeons aussi une terre à piller pour garantir la subsistance de notre peuple. Ces conditions sont irrévocables et non négociables.

— Comment... balbutia l’émissaire royal, comment oses-tu poser d’autres conditions au roi des Francs ? Le glorieux héritier du grand roi Charles !

Hròlfr claqua dans les mains pour réclamer une corne d’hydromel, car cette conversation animée lui avait donné soif.

— Comment j’ose discuter ? répondit-il goguenard. Eh bien, justement parce que ton petit Roi n’est que le lointain héritier d’un grand Roi. Son royaume prend l’eau de toutes parts comme le drakkar mal affrété pour le combat. Charles a besoin de nous, il est donc légitime que nous lui imposions nos conditions.

Francon fut parcouru d’un frisson causé par le froid, car la nuit était fraîche malgré la saison. Il rajusta sa longue cape et répondit de mauvaise grâce à son inflexible interlocuteur.

— Soit, concéda-t-il froidement, je répéterai tes paroles à mon Roi ainsi qu’à l’archevêque.

L’évêque salua Hròlfr et se retira. Puis il se retourna.

— À ce propos, ajouta-t-il, la condition de la conversion n’est point du tout négociable. Que Dieu soit avec toi, Hròlfr. Le seul Dieu, le nôtre...

Hròlfr regarda l’homme d’Église s’éloigner et quitter la clairière. Les flammes du bûcher montaient haut dans le ciel. Un peu plus loin, ses hommes ripaillaient en se faisant remplir leurs cornes d’hydromel. Un guerrier s’était emparé d’une servante qui se débattait comme une biche prise au piège. La jeune femme le griffait au visage, mais l’homme n’entendait pas laisser échapper sa proie. En découvrant les traces sanglantes sur son visage, ses compagnons éclatèrent de rire et commencèrent à imiter le cri du chat qui miaule.