Chapitre 6

SUR LA PETITE TABLE DE LA CUISINE, le camembert trônait à la manière d’un souverain attendant que ses sujets viennent lui rendre hommage. D’un air satisfait, Le Bihan posa la bouteille de bordeaux à côté du fromage, à l’image de la reine rejoignant son roi dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Il vérifia une fois encore si les deux verres étaient bien disposés par rapport au « couple royal » camembert-vin, mais cet ultime contrôle fut interrompu par un petit coup à la porte.

« Déjà ? » se dit-il avec la satisfaction toute masculine de voir une femme prête à succomber au charme ravageur du mâle conquérant. Il ouvrit la porte et celle qui se faisait appeler Joséphine entra dans l’appartement. Elle était certes toujours aussi jolie, mais surtout très nerveuse et Le Bihan sentit que ses premières paroles ne seraient pas très agréables.

— J’espère pour vous que vous ne serez pas inquiété, commença-t-elle sur un ton cassant. Ma parole, je n’ai jamais vu autant de voisins dans une cage d’escalier ! Les gens qui vivent ici ont-ils l’habitude de séjourner dans les communs ? Ou alors, vous leur avez envoyé un carton pour annoncer ma venue ?

— C’est comme ça dans cet immeuble, répondit le jeune historien avec flegme. Depuis le début de la guerre, nous avons décidé que le conflit nous atteindrait le moins possible. Alors, même si ce n’est pas facile tous les jours, chacun essaie de mener une vie normale.

Joséphine ôta son manteau qu’elle jeta distraitement sur une chaise en même temps qu’elle levait les yeux au ciel. Le Bihan se dit qu’il devait s’agir d’un tic chaque fois qu’elle voulait exprimer son agacement.

— Une vie normale, soupira-t-elle, alors que le continent est à feu et à sang et que la France a été rayée de la carte ? Il faut avoir bien peu de sens civique et de patriotisme pour réagir de la sorte ! Je ne vous félicite pas.

— Je le confesse, répondit l’homme sans sourciller. Même si je hante les cathédrales la nuit, je n’ai pas l’étoffe d’un héros. Mais quelque chose me dit que si j’étais à bonne école, je pourrais me transformer.

Il invita la jeune femme à s’asseoir sur une chaise au dossier canné d’un fin treillis de jonc qu’il tenait de sa grand-mère et dont il avait fait le siège d’honneur pour les invités. Toujours souriant, il lui versa un verre de vin. Il lui donna ensuite un couteau pour le camembert et lui brisa un morceau de pain.

Joséphine le regarda comme elle avait l’habitude de le faire avec les hommes qu’elle désirait jauger. Sa mère lui avait appris qu’il ne fallait pas compter sur les hommes. Elle était libre de les apprécier, de les fréquenter et même de les aimer, mais elle ne devait en aucun cas se considérer inférieure à eux. Dotée de ces préceptes bien arrêtés, sa mère – qui répondait au joli prénom d’Amélie – avait acquis une réputation sulfureuse dans la région. Comme nombre de jeunes filles de bonne famille, au lendemain du premier conflit mondial, elle avait été contrainte d’accepter un mariage arrangé, en l’occurrence avec l’héritier d’une riche famille d’armateurs. Mais contrairement à ses soeurs d’infortune, elle n’avait pas attendu de voir se dessiner les premières rides sur son visage pour se rebeller. Amélie avait commencé par quitter son époux autoritaire et violent. Alors que tous pensaient qu’elle se montrerait discrète pour éviter le scandale, elle avait ensuite fait reconnaître ses droits par la justice. Cerise sur le gâteau, elle avait réussi à cacher sa grossesse et décidé qu’elle élèverait seule sa fille. Dès lors, elle s’était juré de ne plus jamais lier son destin à celui d’un homme. Certes, elle avait vécu quelques années avec un médecin renommé de Rouen, un brave homme attentionné qui lui passait tout, mais elle refusa toujours de se laisser passer une nouvelle fois la bague au doigt.

Puis, sa vie bourgeoise et rangée commença à la lasser et elle suivit un jeune peintre belge avec lequel elle partagea une modeste chambre de bonne au septième étage d’un immeuble cossu du centre-ville. Hélas, l’histoire d’amour bohème tourna rapidement au drame. Le jeune homme, qui venait enfin de trouver une galerie pour exposer ses oeuvres, recueillit de très mauvaises critiques. Ces attaques le heurtèrent tellement qu’il préféra mettre fin à ses jours. Amélie se retrouva à nouveau seule avec Joséphine et entra au service d’un avocat aristocrate et légèrement excentrique. L’homme toujours tiré à quatre épingles s’appelait Armand. Il ne goûtait guère la compagnie des femmes, mais il en avait besoin pour donner le change lors des dîners en ville. Amélie joua ce rôle à la perfection et effectua, en prime, quelques tâches de secrétariat. Ce fut la période la plus sereine de l’enfance de la petite Joséphine qui avait pris l’habitude de changer régulièrement d’établissement scolaire, au rythme des ruptures de sa mère et, peu à peu, des résistances qu’elle développait face à l’autorité. La jeune fille ne sut jamais pourquoi sa mère quitta le service de l’avocat, ni où elle trouva l’argent pour emménager dans une petite maison de la banlieue rouennaise mais, à vrai dire, cela la préoccupait peu. Elle était contente d’avoir enfin une maison à elle et surtout une chambre qui était devenue son royaume. Joséphine n’avait jamais brillé pour les études et il lui tardait d’entrer dans la vie active. Paradoxalement, ce fut la guerre qui lui en offrit la tragique opportunité.

Les activités politiques d’Amélie et surtout sa ferme opposition au nazisme lui avaient coûté cher. Même si elle ne possédait pas de preuve, Joséphine était convaincue que certains habitants de la ville, jaloux de la liberté de sa mère, lui en avaient fait payer le prix fort en la dénonçant aux Allemands. Amélie fut arrêtée et, selon les termes de la lettre que Joséphine reçut quelques jours plus tard, elle succomba inopinément lors de sa détention alors qu’elle devait subir un interrogatoire. Cette fois totalement seule, Joséphine s’était promis de poursuivre les activités de sa mère et de rester fidèle aux leçons qu’elle lui avait données. En jeune femme libre de choisir son destin, elle ne se souciait pas du « qu’en-dira-t-on » et était bien décidée à relever la tête quand trop de Français courbaient l’échiné face à l’envahisseur.

Un court instant, Joséphine observa Le Bihan qui faisait tout pour lui plaire et tenta de ne pas sourire de sa maladresse. À trop vouloir bien faire, le jeune homme en devenait presque désarmant.

— Je ne vous demande pas d’être un héros, poursuivit-elle sur un ton plus avenant. La seule chose que je voudrais savoir, c’est ce que vous faisiez en pleine nuit dans cette église !

— Cathédrale, corrigea-t-il. C’est une cathédrale. Alors, pas mauvais ce petit bordeaux, hein ? Quand je vous disais qu’il fallait me faire confiance ! On sait vivre dans cette maison...

Comme lorsque le temps change sur l’estuaire de la Seine, les yeux verts de Joséphine s’étaient transformés en un regard profondément noir. Le Bihan sentit qu’il n’était plus l’heure de jouer.

— Voilà, se décida-t-il enfin à raconter, cela fait plusieurs années que je travaille sur l’histoire des premiers ducs de Normandie. Vous n’êtes pas sans savoir qu’ils étaient vikings et que la tradition rapporte que l’un des leurs – nous l’appellerons de son nom français, Rollon – avait accepté d’interrompre ses exactions contre la possession et la jouissance pleine et entière d’un territoire qui serait désormais celui de son peuple. Il s’agissait de la « Normannie », future Normandie.

— Si c’était pour me donner une leçon d’histoire, maugréa Joséphine, j’ai passé l’âge. Je n’ai jamais aimé étudier et de toute façon, vous ne m’apprenez rien.

— Chut, jeune fille ! dit Le Bihan en haussant le ton comme un professeur mécontent. Mes recherches récentes m’ont amené à croire que Rollon avait emporté dans la tombe un lourd secret, un secret de nature à bouleverser l’ordre des choses et même à inquiéter les maîtres du christianisme... J’ai même toutes les raisons de croire qu’il s’agit d’un secret lié à l’ancienne religion des Vikings...

Cette fois, Joséphine ne leva pas les yeux au plafond. Elle réfléchit un instant, puis regarda l’archéologue avec curiosité.

— Et alors, qu’avez-vous trouvé ?

— Rien ! répondit-il sur un ton maladroitement navré. En fait, j’ai à peine eu le temps de jeter un oeil sur l’intérieur du sarcophage, mais je serais prêt à jurer qu’il ne contenait rien. J’ai seulement eu l’impression de distinguer un objet brillant, et je n’en suis même pas sûr. Car à ce moment-là, le bedeau m’a interrompu... À propos, c’est un ami à vous ?

Joséphine découpa un morceau de camembert, prit un quignon de pain et dégusta son festin improvisé avec un plaisir évident.

— Je vous félicite, dit-elle en prenant garde de ne pas répondre à sa question. Je parle bien sûr du camembert. Pour le reste, je regrette que vous viviez comme si la guerre ne vous concernait pas. Je crains qu’il en aille autrement pour votre ami Rollon qui suscite apparemment beaucoup de convoitises...

— Vous avez raison, s’exclama Le Bihan avec enthousiasme, nous devons découvrir ce que recherchent les SS...

Joséphine avala une dernière bouchée en sursautant.

— « Nous » ? dit-elle en manquant de s’étrangler.

— Si vous faites partie d’un réseau de résistants, vous devez vous y entendre pour faire dérailler des trains, saboter l’électricité ou faire sauter des ponts. Mais je crains que vous ne soyez pas très douée en matière de haut Moyen Âge et d’invasions vikings...

Joséphine laissa échapper un petit rire.

— Servez-moi encore un verre de cet excellent bordeaux, répondit la jeune femme, cette fois de très bonne humeur. Je retire ce que j’ai dit et je suis même prête à suivre mes premières leçons d’histoire de l’art.

— Vous savez qu’il y a d’autres matières que je maîtrise à la perfection ?

À peine eut-il prononcé ces paroles que Le Bihan les regrettait déjà. Il se dit qu’il n’avait pas son pareil pour tout rater avec les filles. Il maudit sa maladresse coutumière, ses yeux trop bleus et ses cheveux trop noirs. Il perdit toute confiance. C’était plus fort que lui, il fallait toujours qu’il en fasse trop. Mais Joséphine ne parut pas lui tenir rigueur de ses allusions un peu lourdes. Elle lui donna un dernier conseil.

— Qu’attendez-vous pour aller interroger votre ami le bedeau ? S’il y a vraiment un objet brillant dans cette tombe, il doit le savoir, non ? De mon côté, je vais me renseigner auprès de nos contacts pour en savoir plus sur cette fameuse Ahnenerbe...

Joséphine se leva et prit congé de son hôte. Comme elle avait deviné ce qu’il allait lui dire, elle anticipa sa demande.

— Et ne me demandez pas où vous pourrez me joindre... Ce sera à moi de le faire et je vous trouverai très facilement, n’ayez crainte. Enfin, si votre filon pour dénicher cet excellent camembert ne s’épuise pas.

Le jeune homme n’eut pas le temps de répondre à sa visiteuse qu’elle était déjà sortie.

Le Bihan ferma le verrou intérieur. Il s’étonna de ce geste qu’il n’avait pas l’habitude d’accomplir dans un immeuble où tout le monde se faisait un point d’honneur à vivre comme si la guerre n’existait pas. Il réfléchit un instant et se dit qu’il se piquait au jeu. Peut-être même venait-il d’accomplir son premier geste de résistant.