Chapitre 23

SANGLÉ DANS SON UNIFORME FRAYÉ, le garde suisse effectua un salut impeccable au passage du secrétaire papal et de Monsignore Battisti. Les deux lourdes portes s’ouvrirent sur le bureau du souverain pontife. Pie XII était au fond de la pièce, assis à son bureau. Sa fine silhouette à l’allure aristocratique produisait toujours la même réaction auprès de ses visiteurs. Le pape inspirait un mélange de respect et de crainte. Ses petites lunettes rondes ne faisaient que souligner l’acuité et l’intelligence d’un regard qui témoignait peu d’indulgence pour ceux qui, par paresse ou par négligence, n’accomplissaient pas la mission qui leur avait été assignée. Le pape avait l’habitude de mener deux tâches de front, mais il devait juger l’arrivée du cardinal Battisti suffisamment importante pour poser sa plume sur son bureau.

— Alors, Monsignore Battisti, commença-t-il, quelles nouvelles nous rapportez-vous de France ?

— Je crains qu’elles ne soient pas excellentes, Votre Sainteté. L’hypothèse que je redoutais s’est révélée exacte.

Le pape invita son visiteur à s’asseoir pour lui exposer son rapport. Monsignore Battisti prit place et entra dans le vif du sujet.

— Le corps de Rollon ainsi que la croix qui le protégeait dans son sarcophage de la cathédrale de Rouen ont disparu. Et il y a plus grave encore...

— Poursuivez donc, le pressa le souverain pontife.

— C’est que, hésita le cardinal, je crains que l’esprit du duc de Normandie n’ait été libéré.

Pie XII joignit les mains et plissa le front. Voilà bien le genre d’affaires auquel il n’aimait pas être confronté.

— Monsignore, répondit-il d’un ton très préoccupé. Vous savez que je suis peu amateur de ces histoires troubles où se mêlent la magie et la superstition. La religion n’a pas besoin de tels artifices pour toucher les coeurs. Néanmoins, je connais votre rigueur et je sais votre honnêteté. Avez-vous procédé à un exorcisme ?

— Certes oui, Votre Sainteté, s’exclama Battisti. Mais je dois avouer que je n’ai pas ressenti son efficacité. C’était un peu comme si l’ombre de Rollon était restée en suspension autour de nous, comme si on avait privé un mort de son réconfort. À vrai dire, je peux difficilement expliquer la nature du trouble qui a envahi mon coeur, mais je perçois le danger d’autant plus que...

Le cardinal Battisti s’interrompit un instant. Visiblement, les paroles qu’il lui fallait prononcer à présent lui coûtaient un effort particulier.

— D’autant plus que, quoi ? poursuivit le pape visiblement mécontent de cette hésitation.

— Que ce sont des membres de la SS qui se sont emparés de la fameuse croix d’or et de pierres précieuses. Et que nul ne sait où elle se trouve à présent.

Le souverain pontife serra le poing sur la table et c’était comme si tous les noeuds de ce corps sec se serraient et se tendaient. Il se leva et se dirigea vers la fenêtre. Homme réfléchi, Pie XII ne parlait jamais sans avoir mûrement pesé le poids de chacune de ses paroles. Il jeta un coup d’oeil sur la place Saint-Pierre qui était plutôt clairsemée en ce jeudi. Son regard se perdit sur la Via della Concilazione, voulue par Mussolini et qui scellait la paix retrouvée entre l’Italie fasciste et les États pontificaux. L’Église n’avait-elle pas pactisé avec le diable ce jour-là ? Ou était-ce le prix à payer pour ne pas subir les hordes de bolcheviques laïques qui n’attendaient qu’un signe de faiblesse pour déferler sur l’Europe ? Il se retourna vers son visiteur.

— Ce que vous me dites est grave, Monsignore Battisti, reprit-il sur un ton empreint de sérénité qui contrastait avec la solennité de ses paroles. Si les SS s’intéressent à Rollon, c’est qu’il y a une sombre manoeuvre derrière tout cela. Peut-être même un blasphème païen... En ces temps troublés, nous sommes malheureusement bien démunis pour lutter contre l’Ordre Noir.

— Votre Sainteté, répondit Battisti, je ne suis qu’un simple homme de Dieu rompu à quelques techniques d’exorcisme. Je ne me sens pas capable de combattre des SS, mais l’archevêque de Rouen m’a appris quelque chose qui pourra peut-être nous intéresser...

Cette fois, Pie XII ne chercha plus à masquer son impatience.

— De grâce, coupa-t-il. Cessez de vous exprimer par bribes d’explication. Parlez clairement. Si vous ne m’expliquez pas tout ce que vous savez, je ne pourrai pas vous livrer mon opinion.

— Pardonnez-moi, s’excusa Monsignore Battisti. L’évêque m’a parlé d’un jeune homme, un historien qui mène des recherches sur la vie de Rollon. Il paraît être digne de confiance et uniquement guidé par des motivations scientifiques.

— Scientifiques ? s’exclama Pie XII. Les SS usent des mêmes paroles pour justifier leurs recherches impies. Nous n’avons que faire de la science lorsqu’elle ne poursuit d’autre but que de combattre la Foi.

La dernière phrase du pape ressemblait à une conclusion. Battisti pensa que l’audience était arrivée à son terme. Il se leva et se retira en faisant quelques pas vers la sortie.

— Monsignore Battisti ! s’exclama le pape en se levant pour l’arrêter.

Le visiteur se retourna et revint à la hauteur du bureau de travail de Pie XII.

— Je ne pense pas vous avoir signifié votre congé, poursuivit le pontife. Vous me paraissez accorder de la confiance aux paroles de notre frère de Rouen... Alors, si je lis bien entre les lignes de votre pensée, vous me suggérez de laisser à ce jeune scientifique libre accès à l’un de nos livres cachés...

— Votre Sainteté, répondit le cardinal Battisti avec ferveur, je suis désolé de n’avoir à vous offrir que des impressions et des sentiments. Je sais que vous n’êtes pas homme à vous laisser guider par vos émotions, mais je possède la conviction intime que nous courons tous un très grand danger. Je suis sûr qu’il nous faut lutter avec tous les moyens dont nous disposons.

Après avoir entendu ces paroles, Pie XII se sentit subitement las. Il s’assit sur son siège et prit son stylo-plume. Sur une page blanche, il commença à écrire quelques lignes de son écriture régulière et penchée. Il passa ensuite le buvard sur la feuille avant de la plier et de la mettre dans une enveloppe. Il tira sur un cordon et la porte s’ouvrit, laissant entrer son secrétaire. Celui-ci s’avança vers le pape qui lui tendit le document.

— Nous ne devinons pas à quel point les hommes d’Himmler sont prêts à tout pour faire triompher leurs hérésies. Je ne veux courir aucun risque. Tenez, confiez cette lettre au grand administrateur de la bibliothèque et demandez-lui d’agir sans délai. Précisez-lui bien qu’il s’agit d’une demande à caractère spécial. Ensuite, vous ferez porter le livre à Monsignore Battisti.

Une fois l’ordre donné, le regard du pape se tourna vers Battisti.

— Dès que vous serez en possession du livre, vous retournerez en France pour rencontrer cet homme et le lui remettre. Au fait, quel est son nom ?

— Pierre Le Bihan, Votre Sainteté, répondit Battisti heureux de voir le pape accéder à son souhait.

Le souverain pontife lui signifia son congé en faisant un bref signe de tête. Tandis que Battisti quittait la pièce, il inscrivit le nom de Le Bihan sur une autre feuille de papier blanc.