Chapitre 1

LUDWIG STORMAN s’accorda une seconde de répit, le temps de lever les yeux vers le ciel et d’espérer y trouver une trace de lumière d’étoile. Mais la chance n’était pas de son côté, la nuit était noire et profonde, aussi hostile que la forêt froide dans laquelle il s’enfonçait. Les quatre silhouettes se faufilaient entre les troncs comme des loups qui coursent un cerf blessé. Les animaux ne connaissent ni la pitié, ni la peur. Ils se laissent guider par leur instinct et bravent le danger quand la nécessité l’impose. C’est au prix de ce courage que les faibles nomment inconscience que l’ordre naturel peut être respecté.

Storman avait fini par croire qu’il était lui-même devenu l’un de ces animaux féroces sans frayeur ni remords. À un âge où tant de jeunes trompent leur ennui dans des occupations stériles, il avait décidé de placer sa vie sous le signe de l’Idéal. Il ne retirait aucun mérite de ce choix. Il avait eu la chance de naître à l’une de ces époques où le monde connaissait une authentique révolution. Une de ces pages glorieuses de l’Histoire qui permettent d’envisager l’ordre des choses différemment avant et après qu’un guide visionnaire a accompli son oeuvre.

Pour se hisser à la hauteur de son ambition, il avait renoncé à tout ce qui avait fait sa vie pendant l’enfance. Il s’était éloigné de ses parents, qu’il jugeait trop tièdes patriotes, et surtout, il s’était éloigné d’une longue tradition familiale qui avait toujours placé la religion au coeur de l’existence. La religion de Storman, il l’avait choisie ; elle portait le nom de nazisme. Son dieu, il avait eu le bonheur de le connaître vivant ; il portait le nom d’Adolf Hitler.

Jamais il n’avait laissé le doute insidieux pervertir son esprit. De la Hitlerjugend aux rangs de la SS, il s’était conformé en tout point à ce que ses supérieurs attendaient de lui. Comme l’expliquait Himmler, sur cent candidats à l’Ordre Noir, seule une quinzaine était retenue. La hiérarchie exigeait non seulement les certificats politiques des parents, mais aussi la liste des ancêtres jusque 1750, un examen médical rigoureux et le certificat délivré par les Jeunesses Hitlériennes. L’examen physique était impitoyable et il se doublait d’une appréciation de l’attitude générale. Un garçon de plus d’un mètre quatre-vingt-cinq qui se comportait comme un domestique n’avait aucune chance d’intégrer les rangs de la SS. Storman avait franchi toutes ces épreuves au point d’être convaincu de faire partie de l’élite. L’ordre était son credo, la discipline, sa manière de concevoir la vie. Il avait été honoré quand sa hiérarchie l’avait choisi pour intégrer les rangs de la prestigieuse institution de l’Ahnenerbe. Ses brillantes études d’histoire et d’archéologie à l’université avaient fait beaucoup pour sa notoriété. Les recherches qu’il avait menées sur les racines profondes de la germanité avaient fait grand bruit jusqu’au sommet de l’État. Combien de nuits blanches n’avait-il pas passées à compulser des milliers de pages pour faire éclater la vérité et combattre les mensonges colportés depuis des siècles ? Il savait la différence fondamentale qui opposait les peuples des forêts, dont étaient issus les Allemands du XXe siècle, et les tribus du désert qui prétendaient gouverner le monde depuis des millénaires, au point d’avoir réussi à occulter les véritables origines de toute une nation. Il connaissait le rôle néfaste des Hébreux, mais il savait aussi la responsabilité que portait le christianisme dans la dévirilisation de toute une civilisation. Depuis qu’il avait été en âge de raisonner, il n’avait eu de cesse de combattre les complots des ennemis du peuple aryen.

A présent, il courait avec trois camarades dans l’obscurité de la nuit norvégienne pour mener son ultime combat. L’heure n’était ni aux pensées ni aux souvenirs, et pourtant, il y avait dans cette course nocturne comme une invitation à se retourner sur le chemin parcouru. Ludwig Storman avait laissé ses compagnons prendre la tête de la course pour fermer la marche. Tous les quatre connaissaient le but à atteindre et aucun d’entre eux n’ignorait le danger qui les guettait. Là, quelque part dans la forêt profonde, des hommes les avaient pris en chasse. Les loups étaient traqués par ceux qui voulaient réduire à néant toute l’oeuvre accomplie depuis qu’un peuple avait décidé de remonter aux sources de son Histoire. La mission était périlleuse, mais aucun de ces hommes n’aurait songé à discuter les ordres. De l’objet de leur quête dépendait assurément l’issue de la guerre. Affaibli par une coalition contre nature réunissant des capitalistes et des bolcheviques, rongé par mille lâchetés, le Reich millénaire trouverait bientôt la clé de son salut. Ludwig sourit ; il était convaincu que sa mission capitale servirait la cause légitime et garantirait la victoire finale. Le Führer serait satisfait et tous ceux qui, jusqu’aux palais de Berlin, mettaient en doute ses recherches, seraient bientôt contraints de reconnaître sa clairvoyance. Il n’y a pas de futur sans Histoire et les vaincus sont toujours des aveugles qui refusent de puiser dans leurs racines la force de combattre.

— Là ! Obersturmführer, je le vois !

Max Koenig était le plus jeune d’entre eux. Il courait plus vite et la nature l’avait pourvu d’yeux de loup aptes à distinguer les formes dans la nuit la plus profonde. Storman accéléra encore sa course et sentit que son coeur commençait à fatiguer. Ils n’en étaient pourtant pas encore à la fin de leurs efforts. Koenig avait vu juste. Devant eux s’élevait ce que des yeux non avertis auraient pu prendre pour une insignifiante petite butte hérissée de résineux. Un simple monticule de terre aplani par les siècles, les pluies et les rudes hivers scandinaves. Mais Storman en avait déjà observé assez pour ne pas s’y tromper ; il s’agissait d’un tumulus élevé par les anciens pour honorer leurs morts en se fondant à la perfection dans la nature qui les avait vus naître.

— Sortez les pelles, vite ! ordonna Storman qui avait retrouvé son souffle.

Les quatre hommes s’emparèrent de leurs outils et commencèrent à creuser. L’entreprise aurait pu paraître incongrue ou irréelle, mais l’acharnement mis par ces hommes à atteindre leur but la rendait presque épique. Storman donnait des coups de pelle rageurs, comme si sa vie en dépendait ; probablement était-ce le cas. Ils étaient bien trop occupés pour s’apercevoir qu’un harfang des neiges qui les observait perchés sur une haute branche venait de tourner la tête dans l’autre sens. Dès lors, tout alla très vite. Le jeune Koenig sentit une résistance au niveau du bout de sa pelle qui s’accompagna d’un petit bruit : « toc ». Il appela Storman et ses compagnons à venir voir ce qu’il avait trouvé. Cette pierre devait être la porte d’accès aux trésors qui dormaient depuis tant de générations sous ce linceul de terre. Mais Storman n’eut pas le temps de s’assurer par lui-même de la découverte de son camarade.

— Ne bougez pas ! Mains en l’air !

La nuit noire comme leurs uniformes fut soudain inondée de lumière. Une troupe d’une quinzaine de partisans entourait les quatre SS de l’Ahnenerbe. Storman songea à broyer la capsule de cyanure qui ne le quittait jamais. Un bref instant, il pensa à l’homme qu’il avait laissé à quelques mètres de là et qui l’avait mené jusqu’à cette forêt. Jamais il ne lui offrirait la victoire. D’ailleurs, était-il possible d’échouer si près du but ? Sans savoir pourquoi, Storman finit par obéir et lever les bras. Ce n’était ni la peur ni la lâcheté qui le poussait à se conformer à ces ordres. Peut-être était-ce le fol espoir de réussir à percer le secret du tumulus et d’écrire une nouvelle page de la glorieuse saga des ancêtres vikings.