Chapitre 35

LA CHAPELLE SAINTE-THÉRÈSE n’avait pas de quoi frapper les esprits. Une impression de fragilité se dégageait de sa silhouette blanche qui se découpait sur le vert généreux des prairies. Le fourgon se dirigea vers un bosquet où il alla se garer à l’abri des regards indiscrets. Marc et Joséphine ne perdirent pas une seconde. La jeune femme se dirigea directement vers la petite chapelle tandis que le conducteur ouvrait la porte arrière du véhicule. Il déplaça rapidement les cruches de lait et ouvrit le double-fond où Le Bihan commençait à manquer d’air. L’historien sortit de sa cachette et put enfin se gratter l’intérieur du mollet qui le démangeait depuis le début du voyage. Il s’aperçut alors que Marc avait déjà quitté le fourgon. Le Bihan sourit en songeant que la dispute qui avait éclaté pendant le trajet ne devait pas être finie. Mais l’heure n’était pas aux règlements de comptes sentimentaux. Sans attendre, il sortit à son tour du fourgon.

Quand il entra dans la chapelle, il eut juste le temps de voir la tête de Marc qui disparaissait dans le sol. L’édifice était de proportion modeste et consistait en une seule pièce dotée d’un autel en pierre surmonté d’un crucifix en laiton et d’une statue de la sainte. L’ensemble n’était pas de nature à combler un archéologue et de toute façon, Pierre n’avait pas le temps de se livrer à une description exhaustive des lieux. Il contourna l’autel et découvrit à son tour le mince escalier de pierre qui s’enfonçait dans le sol. Des sons de voix étouffées provenaient d’en bas et Le Bihan n’hésita pas une seconde. Il descendit à son tour et découvrit Joséphine et Marc face à un petit homme habillé de noir. Tous les trois étaient autour d’une table de bois où était posé un gros paquet de tissus.

— Voici l’historien dont nous vous avons parlé, dit Joséphine à l’homme en noir en voyant arriver Le Bihan.

— Alors, procédons sans attendre, répondit le porteur du colis. Nous n’avons pas une minute à perdre.

Le Bihan n’eut pas le temps de faire les présentations. L’homme avait déjà ouvert le gros paquet de tissu et révélé la première scène de ce témoin historique unique en Europe.

— Compte tenu des circonstances, poursuivit l’homme en noir, nous avons mis ce chef-d’oeuvre à l’abri depuis le début de la guerre. Vous savez, cette tapisserie est un véritable trésor de l’histoire de l’art...

— Broderie, objecta Le Bihan. Il ne s’agit pas d’une tapisserie, mais d’une broderie de laine sur toile de lin.

— Vous ne m’apprenez rien, coupa l’homme, vexé par la remarque. Elle fut commandée au XIe siècle par Odon, le demi-frère de Guillaume le Conquérant, lui-même descendant de Rollon. L’oeuvre raconte la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant et ses troupes. Le duc de Normandie voulait combattre le traître Harold qui lui avait juré fidélité avant de le tromper. En fait, toute l’oeuvre tourne autour du parjure et légitime châtiment du parjure...

— Outre ses activités au sein de notre réseau, ce Monsieur travaille pour les Musées nationaux, précisa Joséphine pour apaiser les susceptibilités. Je crois que vous connaissez aussi bien l’un que l’autre l’histoire de l’oeuvre.

Le Bihan ne prit pas la peine de s’excuser. Il continua à observer l’oeuvre en détaillant chaque scène avec autant d’attention que d’émotion. Il s’empêchait néanmoins de passer trop de temps à son étude, car il n’ignorait pas qu’il devait agir vite.

— Regarde, Joséphine, s’exclama-t-il, la voilà la fameuse comète de Halley. Rappelle-toi, celle qui est passée dans le ciel normand en 1066...

— Et alors, répondit la jeune femme avec impatience. Tu as trouvé la clé de l’énigme ?

Le Bihan ne répondit pas. Il observa attentivement la scène, mais son expression trahissait son trouble.

— Non, finit-il par avouer en faisant la moue... J’ai dû me tromper. Je ne vois rien qui puisse nous aider dans cette scène.

— Alors là, lâcha Marc sur un ton méprisant, là, c’est le bouquet ! Nous réussissons à lui apporter un trésor archéologique sur un plateau, à lui faire quitter Rouen infesté par les Allemands, à lui organiser un rendez-vous en toute sécurité avec un expert et Monsieur ne trouve rien qui puisse nous aider. Il est culotté ton petit ami, non ?

— Marc, tais-toi ! lui intima Joséphine qui était pourtant tout aussi contrariée que lui.

— Toi bien sûr, répondit Marc, quand il s’agit de le défendre, tu es toujours prête... Tu ne te rends pas compte du risque que nous courons en cédant à tous les caprices de ton mignon ?

Énervé, Marc se retira dans le fond de la crypte. Il lâcha un mot qui devait être un juron, mais à voix trop basse pour être compris par les autres.

— Non, continua l’archéologue apparemment peu préoccupé par les états d’âme de Marc. La comète doit être un repère, un signe pour nous renvoyer à une date. En fait, il s’agit d’un pont entre l’évangéliaire des runes et la broderie de Bayeux. Un lien destiné aux seuls initiés. Mieux encore, je crois que c’est un indice...

C’est cela, nous sommes face à une enquête et nous devons en démêler les fils pour parvenir à sa résolution.

— Ne démêle pas les fils de la tapisserie, plaisanta Joséphine, je crois que cela risquerait de ne pas plaire à Monsieur le conservateur.

Le fonctionnaire n’avait pas le coeur à sourire du bon mot. Il regardait nerveusement sa montre et commençait à transpirer.

— De grâce, finit-il par dire, faites vite. Si l’on devait s’apercevoir de la disparition de la tapisserie, ce serait terrible !

— Ce sont des indices... continuait Le Bihan qui ne quittait pas son univers. Comme si quelqu’un avait quelque chose à nous dire. Mais qui pourrait bien avoir quelque chose à nous dire ?

Cela ne peut pas être Rollon, il n’apparaît pas dans cette histoire. S’agirait-il du duc Guillaume ou alors d’Odon, le demi-frère du Conquérant, l’homme qui a commandé la broderie ? Odon et Guillaume ont été en conflit après la conquête de l’Angleterre. La brouille fut telle que Guillaume finit par faire emprisonner Odon. Les mêmes histoires reviennent toujours : trahison, parjure...

Le Bihan poursuivit son examen et déroulant lentement la bande de tissu.

— Regardez, sur la broderie : le personnage d’Odon est nommé deux fois et il apparaît physiquement à deux autres reprises... Ici par exemple, « ET HIC EPISCOPUS CIBU ET POTU BENEDICIT. ODO EPS WILLELM ROTBERT »... « POTU » est écrit pour le mot « POTUM » et l’abréviation « EPS » pour le mot « EPISCOPUS », l’évêque en français. La scène a trait à la bénédiction de la nourriture.

Joséphine reprit espoir tandis que Marc et le conservateur s’approchèrent de la tapisserie.

— Tu as trouvé quelque chose ? s’enquit Joséphine dont la voix tremblait un peu sous l’effet de l’anxiété.

— Regarde ici... Sur cette deuxième scène apparaissent Odon et ces mots : « HIC ODO EPS BACULU TENENS CONFORTAT PUEROS ». À nouveau le « EPS » signifie « EPISCOPUS » et cette fois « BACULU » signifie « BACULUM », autrement dit le bâton. Voilà qui est très intéressant...

— Pourquoi ? demanda Joséphine de plus en plus impatiente.

— Observe bien Odon... poursuivit Le Bihan. Il tient un bâton en main. Il n’y a rien de plus normal à cela. En sa qualité d’ecclésiastique, il ne peut porter d’épée, car il lui est interdit de faire couler le sang. Or, il combat Harold, le parjure, l’homme qui a trahi Guillaume. Tout comme Rollon a trahi ses anciens dieux pour embrasser la foi chrétienne. Et par-delà les siècles, il nous envoie un message.

Le Bihan sortit la feuille sur laquelle il avait recopié les cinq lettres de l’abécédaire de l’évangéliaire des runes : L-A-U-C-B. Il aligna soigneusement les lettres dans l’ordre qu’il avait vu sur la tapisserie : « BACUL » et dessina à côté les cinq runes correspondant. Petit à petit, un nouveau et étrange mot apparut comme par enchantement : img10.jpg Ur, la rune de la maturité ―img11.jpg Ken, la rune de la création ―img12.jpg Thorn, la rune de protection ―img13.jpg Ing, la rune de la fertilité et enfin img14.jpg Tyr, la rune du pouvoir.

— C’est formidable, s’exclama Le Bihan dont les yeux pétillaient de joie. Regarde, c’est Odon qui nous parle et près d’un millénaire plus tard, son message nous arrive enfin.

— D’accord, trancha Marc toujours aussi agacé, mais il nous raconte quoi, ton Godon ?

— Odon ! coupa Le Bihan comme si l’on venait de manquer de respect à une vieille connaissance. Notre ami Odon nous donne la clé de l’énigme, pour reprendre l’expression de Joséphine. Il nous guide sur la bonne voie. Il ne nous reste qu’à suivre sa route pour retrouver Rollon ou peut-être devrais-je dire Hròlfr le Marcheur. Regardez, si nous procédons comme pour la date, ces runes reproduisent également de façon schématique des lettres latines. Il s’agit de voir à quoi elles ressemblent et de les remettre dans la bonne position ; certaines sont penchées ou même renversées. Merci Joséphine pour ton coup de main, car c’est notre apprentie épigraphiste qui a trouvé ça !

La jeune femme n’était pas peu fière du compliment. Elle répondit par un petit sourire faussement gêné.

— Odon a bien fait les choses, poursuivit Le Bihan. Il a créé une double équivalence. Pour comprendre son message, il fallait passer des lettres de notre alphabet pour aller vers les runes et revenir vers l’alphabet latin par le jeu des ressemblances. Un procédé somme toute normal pour un descendant des Vikings habitué à dominer son double héritage. Et pour nous livrer la réponse, Odon a eu recours au fameux « baculum », le bâton qui fut son arme et qui nous renvoie à un autre mot. Regardez, il s’agit de « UVDAL »... Le lieu où doit se trouver l’Arme de Dieu de Rollon.

— Je n’ai rien compris, lâcha Joséphine, un peu vexée de ne plus suivre le raisonnement de son mentor.

— Cela te plairait de découvrir la Norvège ? sourit Le Bihan. Un long voyage nous attend.