Livre Vingt Deuxième

LES DEUX CHEVAUX galopaient à belle allure dans la campagne normande où le soleil commençait à réchauffer la tête des arbres. À cette heure du jour, le terrain était encore humide et les sabots des chevaux s’enfonçaient dans la terre sans remuer de poussière. Hròlfr ralentit quelque peu la course de sa monture pour revenir à la hauteur de son compagnon Olav.

— Quelle idée saugrenue a eue l’évêque de me convier de si bonne heure à l’église Saint-Jacques pour recueillir ma confession ! D’ordinaire, nous nous rencontrons à la chapelle du palais...

— Oui, Seigneur, répondit Olav, la voix saccadée par le galop de son cheval, l’évêque m’a baillé que l’attaque de l’église de Méan justifiait un pareil changement. Le sanctuaire Saint-Jacques est réputé pour l’excellence de ses reliques...

— Tout s’éclaire ! s’exclama Hròlfr en riant. Je constate que ce diable d’évêque s’attend à nouveau à ce que je fasse pénitence. S’il n’est besoin que de cela pour apaiser ses craintes, je ne le décevrai pas !

Hròlfr partit d’un grand éclat de rire et donna un coup de talon dans les flancs de son cheval quand il aperçut la silhouette compacte de la petite église de Saint-Jacques. L’accès en était gardé par un muret de pierres hautes qui courait tout autour de l’édifice. Des attaques qu’elle avait subies par le passé, l’église avait conservé une apparence de vaste demeure fortifiée qui devait plus à l’architecture militaire que religieuse. Malgré son âge, Hròlfr sauta avec agilité de son cheval et le fit pénétrer dans la cour. Quelques instants plus tard, Olav fit de même. De fort bonne humeur, le duc de Normandie gravit les quatre marches du perron de l’église et cria :

— Ohé, l’Évêque ! Vous ne venez donc point accueillir votre duc ?

Sans attendre la réponse, il poussa la porte et pénétra dans le sanctuaire. Il fut surpris par l’obscurité qui y régnait. C’était un peu comme si, en l’espace d’un battement de paupières, la nuit avait cédé sa place au jour. Hròlfr fit quelques pas dans l’église, le temps pour ses yeux de s’accoutumer à l’obscurité ambiante. Puis, il marqua un bref arrêt et parla à nouveau.

— Messire Évêque ? Où puis-je vous rejoindre ?

— Dirige-toi vers l’autel, Hròlfr le Marcheur, fît une voix grave venue du fond de l’édifice.

Intrigué, le duc obéit à l’injonction. Tout en tenant le pommeau de son épée, il se dirigea vers le maître-autel et puis s’immobilisa à nouveau, comme s’il attendait un nouvel ordre. Celui-ci ne tarda pas.

— Signe-toi devant Dieu et ensuite soulève la tapisserie posée sur la table de pierre.

Hròlfr se signa en regardant le Christ en croix qui pendait dans le choeur. Ensuite, il souleva la riche tapisserie qui était ornée de croix à entrelacs ornées de fils d’or. L’obscurité demeurait profonde et il lui fallut quelques secondes pour reconnaître le motif qui ornait la pierre. Il ne s’agissait pas d’un autel, mais d’une stèle gravée sur toute sa hauteur. Le Normand reconnut instantanément la figure du serpent de la loi dont le corps était orné de runes sacrées.

— Mais, s’exclama le duc en portant sa main sur son épée, que signifie cette mascarade ?

À ce moment précis, plusieurs torches s’allumèrent au fond du choeur. Une dizaine de compagnons de Hròlfr apparurent comme autant de créatures issues des profondeurs de la nuit. Au centre, Skirnir le Roux fit un pas en avant. Il portait la tenue de cérémonie des anciens Vikings norrois. À sa droite, Olav avait rejoint le groupe.

— Salut à toi, Hròlfr le Marcheur, ou devrais-je dire, duc Rollon des Normands, commença Skirnir. Nous sommes heureux de constater que tu n’as point oublié la figure sacrée du serpent de la loi. Apprends que c’est lui qui t’a donné rendez-vous dans cette église. Il est accompagné de tous nos dieux ainsi que des forces célestes qui font souffler le vent, tomber la pluie, tonner les éclairs et engraisser la terre.

— Que me voulez-vous ? cria Hròlfr en dégainant son épée. Si vous avez décidé de me tuer, croyez que je me battrai pour vous envoyer aux enfers ! Réjouissez-vous, il n’existe point de plus belle mort que celle qui vous fait tomber au combat !

Le vieux Sverre le légiste fit à son tour un pas en avant et apparut dans la lumière. Il désigna le serpent de pierre avant de lever les bras vers le ciel en signe d’invocation.

— Hròlfr le Marcheur, dit-il avec solennité. Le conseil des sages du peuple du Nord s’est réuni pour te signifier la loi de Thor. Jadis, tu as refusé d’user de l’Arme de Dieu pour emporter la victoire. Depuis lors, tu as bafoué nos dieux, piétiné nos croyances, affaibli nos coeurs et corrompu notre courage. Nous sommes tous des fils d’Odin, de Freya et de Thor et nous leur resterons fidèles. Nous sommes résolus à retrouver l’ordre ancien et nous nous fions à la loi du serpent.

— Vous n’avez point le droit de me juger, tonna Hròlfr avec rage. Si tu es légiste Sverre, tu le sais mieux que quiconque.

— Tu connais aussi bien que nous la loi du serpent, poursuivit, impassible, le vieil homme. Lorsque les hommes veulent restaurer l’ordre des dieux, il leur faut accomplir le sacrifice suprême. Nous devons te tuer et répandre le sang de notre chef félon sur l’autel du serpent. De cette manière, nous apaiserons le courroux des dieux et nous restaurerons l’ordre naturel.

Le duc se précipita sur Sverre avec son épée et lui trancha la gorge d’un coup puissant.

— Crève ! hurla Hròlfr.

Les autres membres du conseil se jetèrent alors sur lui. L’homme se débattait comme un beau diable, mais il avait le nombre contre lui. Il ne réussit qu’à blesser Olav avant d’être capturé comme un animal sauvage et ceinturé jusqu’à ne plus pouvoir bouger. Skirnir s’avança devant lui. Il portait un poignard au manche d’os. L’arme rituelle était ornée de runes qui couraient jusque sur la lame.

— Tu connais la loi de notre peuple, dit le géant roux en levant le poignard, tu en as longtemps été le maître. À présent, tu vas payer le prix de tes trahisons pour sauver ton peuple. L’acte que nous devons accomplir nous remplit de chagrin, mais il ne s’agit pas seulement d’un sacrifice pour aujourd’hui, il s’inscrira dans la nuit des siècles et des siècles.

— Tu te trompes, Skirnir ! cria Hròlfr sans chercher à implorer sa pitié. Nous avons réussi à faire vivre nos dieux en bonne intelligence avec leur Christ sur cette terre. En répandant à nouveau le sang, tu ouvriras une nouvelle ère d’errance et de violence pour notre peuple qui se poursuivra à travers les siècles.

Déjà, Skirnir n’écoutait plus les paroles de son cousin. Pendant que ses compères tenaient fermement Hròlfr le Marcheur, il plongea le couteau dans le coeur de son cousin en poussant un grand cri de victoire.

— Thor ! Odin ! Acceptez ce sacrifice et rendez à notre peuple la foi en son destin, en sa force et en sa supériorité. Et surtout, offrez-nous la victoire sur le petit dieu des couards.

Le corps inanimé du duc de Normandie tomba à terre pendant qu’Olav recueillait le sang qui coulait dans un calice. Alors qu’il était encore chaud, il le versa ensuite sur la stèle au serpent et tous reprirent le cri de victoire de Skirnir.

— Hurrah ! Hurrah ! Hurrah !

Puis, ils reprirent en brandissant leurs épées •

— Thor ! Odin ! Thor ! Odin !

À l’extérieur de la petite église Saint-Jacques, le soleil brillait. Une belle journée de printemps commençait sur la riche terre normande qui venait de perdre son premier duc.