Livre Cinquième

UN LARGE CERCLE s’était créé devant la tente du chef. Les membres les plus éminents de la communauté s’étaient pressés dans l’assemblée depuis le crépuscule. Les hommes avaient allumé de hautes torches et commencé à remplir les cornes de bière et d’hydromel. Des jeunes femmes aux longues tresses blondes apportaient du pain d’orge et du poisson grillé.

Skirnir le Roux fit une apparition qu’il voulut discrète, mais il avait du mal à dissimuler sa satisfaction. Il avait tellement oeuvré pour convoquer cette réunion du Thing et voilà que le grand conseil allait enfin avoir lieu. C’était donc bien à sa propre victoire qu’il se préparait à assister.

Skirnir ne souhaitait pas la chute de Hròlfr le Marcheur, en tout cas, pas encore. Il voulait seulement lui rappeler ses obligations et les antiques coutumes auxquelles il devait se conformer. Sans aucun doute, le Thing offrirait au peuple viking une nouvelle fierté et contraindrait leur chef à rester fidèle à ses valeurs séculaires. La bière aidant, les esprits étaient déjà bien échauffés lorsque Hròlfr sortit de sa tente. Sans jeter un regard sur l’assistance, le chef alla s’asseoir sur son siège de bois décoré de bois de renne et tendit sa corne pour se faire servir de la bière. Skirnir était mécontent de cette entrée en matière qui manquait de solennité. Dès lors, il s’approcha du chef avec une emphase qui ne lui était pas coutumier et répéta les paroles rituelles.

— Chef, les hommes libres de ton peuple se sont réunis en Thing afin de juger de la conduite à tenir dans la poursuite de notre combat. Écoute leur jugement et avec l’aide de nos dieux, tu prendras la juste décision qui nous mènera à la victoire.

Pendant le discours de son cousin, Hròlfr avait bu une corne de bière et s’en était déjà fait resservir une autre. Sans regarder Skirnir, il s’adressa à lui :

— Parle, Skirnir. Je pensais que tu étais le premier à avoir un conseil à me donner. Fais-le donc devant nos frères. Qu’attends-tu ?

— Soit... si tel est ton désir, répondit sèchement Skirnir très contrarié par l’attitude de son chef. L’affront que nous avons subi devant Chartres doit être lavé, sous peine de compromettre notre réputation qui fait trembler les peuples francs depuis des décennies. Pour vaincre avec éclat, tu dois utiliser l’Arme de Dieu. Celle que seuls nos chefs possèdent. Celle que t’ont confiée Odin, Thor et Freya.

Hròlfr finit sa deuxième corne de bière. Pendant qu’on lui en servait une autre, il regarda cette fois longuement les membres de l’assemblée. Son regard était tellement acéré qu’on aurait dit qu’il prenait le temps de percer le secret des âmes de chacun d’entre eux. Hròlfr avait toujours usé de la force de ses yeux pour obtenir le respect de ceux qui le défiaient. Il savait que les hommes les plus solides éprouvaient quelquefois beaucoup de peine à soutenir un regard plein d’assurance. Il prit donc le temps de fixer sans ciller chacun de ses hommes dont beaucoup lui devaient une grande partie de leurs richesses et de leurs honneurs. Mais le chef était assez lucide pour savoir que la gratitude n’avait qu’un temps, même pour des guerriers norrois qui cultivaient les vertus de l’honneur et de la loyauté comme le paysan entretient son champ. Il attendit encore un instant et puis se leva en portant machinalement la main sur le marteau de Thor qui pendait à son cou, mais qui était soigneusement caché sous sa lourde tunique.

— Vikings ! commença-t-il. Selon les lois de notre peuple, Skirnir a parfaitement le droit de me demander de recourir à l’Arme de Dieu. Mais il est de mon devoir de chef de refuser d’user de ce moyen extrême. Le message de nos dieux est clair. La victoire sera acquise au peuple du Nord s’il est prêt à sacrifier ses ennemis. Ce sera une guerre victorieuse, mais sanguinaire, autant pour nos ennemis que pour nous-mêmes. Je ne puis me résoudre à voir mes frères mourir pour une victoire dont beaucoup d’entre nous ne pourront profiter.

Hròlfr marqua un premier silence. Il fallait laisser le temps à ses arguments de faire leur chemin dans les esprits. Pour un Viking, la vie n’avait pas la même valeur que pour les autres hommes. Le trépas ne représentait jamais qu’un passage vers le monde glorieux des dieux, un monde céleste où les plus braves seraient reçus avec tous les honneurs. Certains parmi les plus valeureux seraient même choisis pour combattre à leurs côtés. Néanmoins, le chef en était convaincu, une victoire ne valait pas la peine d’être acquise si elle devait l’être à un tel prix.

— Mes frères, poursuivit Hròlfr le Marcheur en posant sa main sur son épée, cela fait déjà longtemps que nous connaissons ces terres. Certains d’entre nous s’y sont même installés en y trouvant la prospérité. Comme l’indique mon nom, j’ai beaucoup marché dans ma vie. J’ai appris qu’il fallait aussi savoir s’arrêter. Le temps est venu de tourner une page de notre glorieuse Histoire. Nous devons négocier avec le roi des Francs et nous faire attribuer les terres auxquelles nous avons droit. Dès lors, nous serons ici pleinement chez nous. Nous pourrons profiter d’un climat clément et des grandes ressources de ces régions qui sont bien plus riches que celles de nos terres du Nord. Vikings, établissons-nous sur ces terres et bâtissons-y notre nouveau pays !

L’étonnement était tel parmi les membres de l’assistance que beaucoup en oubliaient de demander de remplir leur corne de bière. L’expression qui dominait sur les visages n’était pas tellement de la réprobation, mais plutôt de la surprise. Hròlfr n’avait pas tort : cela faisait longtemps déjà que certains parmi les Norrois s’étaient établis ici, mais leur situation demeurait précaire, toujours à la merci d’une défaite des troupes vikings ou même de l’arrivée d’autres hommes du Nord avec lesquels leur peuple était en guerre. Skirnir le Roux ne s’attendait pas à un pareil discours. Comme il sentait que le doute s’insinuait dans les esprits, il tenta de retourner l’assistance à son avantage.

— Mes frères, s’écria-t-il, vous avez entendu votre chef ? Il se trompe : les Vikings n’ont pas besoin de s’arrêter, ils doivent poursuivre leur route ! Vous connaissez ma demande. N’est-il pas temps de faire appel à l’Arme de Dieu pour combattre nos ennemis, leur faire rendre gorge et piller leurs richesses ?

Un vieil homme se leva dans l’assistance. On l’appelait Holmfrid le Faible, bien qu’il fût un véritable colosse dans sa jeunesse. Sa réputation de sagesse était grande et nombreux étaient ceux qui réservaient leur jugement tant qu’ils ne l’avaient pas entendu.

— Hròlfr, fit-il de sa voix éraillée, ta décision nous paraît bonne pour notre peuple, mais comment peux-tu être sûr que le roi Charles acceptera de négocier avec nous ? Surtout après notre défaite devant Chartres...

Hròlfr le Marcheur fut soulagé. La question de Holmfrid prouvait que son discours avait été entendu par son peuple. Il conserva son expression solennelle pour lui répondre.

— Au moment où je te parle, des émissaires travaillent pour nous à la cour de France, répondit-il. D’après eux, le roi Charles aurait déjà accepté le marché que nous lui proposons.

Skirnir sentait que chaque minute qui passait représentait un appui perdu à sa cause. Il tenta dès lors le tout pour le tout et demanda au Thing de voter à main levée pour le recours à l’Arme de Dieu. Sur toute l’assemblée, ils ne furent que sept hommes à répondre favorablement à son souhait. Fou de rage, Skirnir jeta sa corne à terre. Il regarda l’assemblée avec mépris et leur cria :

— Vous venez de trahir vos dieux ! Sachez que leur vengeance sera terrible. Vous subirez un jour le châtiment que vous méritez.

Hròlfr regarda son cousin s’éloigner. Il se fit servir une autre corne de bière et se dit qu’il ne restait plus à présent qu’à conclure le traité. Et ce serait en vainqueur qu’il négocierait avec son pire ennemi.