Chapitre 36

VON BILNITZ n’en croyait pas ses yeux. Il lui avait déjà fallu supporter un représentant de l’Ordre Noir, et voilà qu’on lui en envoyait un deuxième. Tout cela alors que la situation militaire était préoccupante et qu’il fallait observer sans relâche les mouvements des troupes alliées. Il pesta en se disant que l’heure n’était plus aux fouilles archéologiques ni à la chasse aux chimères. Ce n’était pas le Reich qu’il voulait à tout prix défendre en se battant, c’était l’Allemagne charnelle, sa patrie dont le sang coulait dans ses veines.

— Messieurs, commença-t-il en laissant d’emblée transparaître l’exaspération dans le ton de sa voix, je vous ai convoqués pour vous informer que je ne pourrai plus laisser un aussi grand espace à votre disposition. La situation militaire m’impose des choix qui, au risque de heurter la sensibilité de la SS toute-puissante, me conduisent à donner la priorité à notre armée.

Loin de se démonter, le Sturmbannführer Rudolf Prinz lui répondit avec un grand sourire.

— Heureux de faire votre connaissance Standartenführer, répondit Prinz avec sympathie. En ma qualité de scientifique, j’ai déjà eu l’occasion de sillonner la région. Je me souviens surtout du sous-sol de l’hôtel du doyen où était conservée la tapisserie dans un coffre-fort. C’était un véritable bunker ! Et savez-vous pourquoi nos amis français attachent autant d’importance à ce long morceau de tissu ?

— Non, répondit von Bilnitz, qui n’avait pas envie de recevoir un cours d’histoire de l’art, mais ne pouvait faire autrement que constater la cordialité de son nouvel « invité ».

— Il y a certes sa grande valeur artistique, historique et économique, poursuivit le SS avec le même enthousiasme. Mais elle renferme d’autres secrets que certains ont tout intérêt à ne pas révéler. Nous avons passé deux mois dans cette ville et nous avons eu tout le loisir de nous en rendre compte...

— Vous pardonnerez mon insistance, interrompit le colonel, mais que me vaut le... plaisir de votre visite ?

— Pardonnez-moi, répondit Prinz, je me laisse parfois emporter par mon lyrisme. Vous êtes issu de cette vieille terre de Prusse très attachée à ses racines, vous devez avoir quelque indulgence pour ce type de travers... Dans le cadre de l’Ahnenerbe, nous avons mené des recherches très avancées sur la tapisserie de Bayeux, les plus avancées à ce jour. Nous l’avons entièrement photographiée, dessinée et décrite avec minutie. Il s’agissait d’un véritable travail de fourmi. Je ne vous cacherai pas que notre premier objectif était de nous en emparer, mais nous avons finalement cédé aux insistances de nos amis Français et nous l’avons laissée ici. En tout cas pour le moment... Ensuite, mes supérieurs m’ont envoyé sur le front de l’Est pour que je me charge des collections conservées en Russie. Mais je viens de faire l’objet d’une mission spéciale et très secrète. C’est pour cette raison que j’abuse de votre hospitalité. Nous devons réussir, car l’avenir de la guerre en dépend.

Von Bilnitz sentait qu’il arrivait au bout de sa patience. Dans un premier temps, il avait été touché par la politesse du nouveau venu, mais il ne supportait pas qu’il revînt, lui aussi, sur toutes ces fadaises mystiques. Il se retourna quelques instants, alla prendre une cigarette qu’il introduisit d’un geste machinal dans son fume-cigarette. Sans demander à ses invités s’il pouvait leur en offrir, il l’alluma et se retourna. Il aspira deux bouffées de fumée et puis planta son regard froid dans celui de son visiteur.

— Je doute que l’avenir de la guerre dépende des trésors artistiques de la Normandie, si exceptionnels soient-ils, répondit-il sur un ton plus martial. Mais ce que je sais, c’est que vous devez me restituer l’aile du bâtiment que j’avais volontiers mis à votre disposition. Et ce, dès aujourd’hui !

— Mais, s’écria Storman qui était resté muet jusque-là, où allons-nous nous installer ? Et que faire de nos documents, de nos livres, de nos collections de photographies ?

— Nous avons renvoyé le concierge, répliqua von Bilnitz. Nous n’avons plus besoin d’étrangers ici, même ceux qui témoignent d’un zèle authentique pour la collaboration. Je vous cède donc avec plaisir ce que les Français appellent sa « loge ». Vous verrez, il s’agit d’un lieu très confortable et d’ailleurs, je me suis laissé dire que la SS était aguerrie aux conditions d’existence Spartiate.

Von Bilnitz raccompagna ses visiteurs hors de son bureau sans leur laisser le temps de répondre et encore moins de contester sa décision. L’opposition du militaire, malgré les tentatives d’approche de Prinz, avait quelque peu resserré les liens entre les deux membres de l’Ordre Noir.

— Au moins, commença Prinz, celui-ci ne prend même pas la peine de dissimuler son hostilité à notre égard.

— Vous avez vu ? répondit Storman content de trouver enfin un allié. Il se comporte de la sorte depuis mon arrivée en Normandie. Plus d’une fois, je me suis plaint de son comportement auprès du commandement, mais personne ne semble s’en préoccuper. Tous me répètent qu’il est un excellent militaire et que dans le contexte actuel, l’Allemagne a besoin d’hommes tels que lui.

— Storman, répondit l’autre avec une lueur de défi dans le regard. Nous sommes convaincus que l’issue de la guerre ne dépend pas de leurs armes. Nous sommes en train de changer le cours de l’Histoire car nous savons que c’est l’Histoire qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui.

Tout en parlant, les deux hommes s’étaient dirigés vers la loge du concierge. Ils poussèrent la porte vitrée et découvrirent une petite pièce à la décoration chargée. Il devait s’agir de l’unique lieu d’habitation puisque tout se trouvait concentré ici : petite cuisine, canapé, lit, table... Storman sourit en découvrant la photo du maréchal Pétain exposée quelques centimètres au-dessous de celle de la Vierge. Il songea que ce concierge devait avoir un sens aiguisé de la hiérarchie. Mais son sourire fut aussi bref qu’un rayon de soleil perçant subrepticement entre les nuages. Prinz qui avait remarqué son air maussade lui dit :

— Storman, je vous répète que je ne suis pas votre ennemi. Vous êtes jeune et vous avez déjà accompli un excellent travail dans cette difficile mission. Mais nous n’avons plus le temps de composer avec les sceptiques. Il faut agir et au plus vite...

— Je suis à votre disposition, répondit Storman, en sortant de sa mélancolie. Je regrette ma réaction imbécile en vous accueillant.

— N’en parlons plus, répondit Prinz avec entrain. Donnez-moi plutôt tous les noms et toutes les adresses des suspects d’appartenance à des réseaux terroristes. Nous avons du travail ! Ce petit malin de Le Bihan doit finir de nous narguer...

Soulagé, Storman salua le Sturmbannführer et alla chercher ce qu’il lui demandait.