Chapitre 42

Rouen 1950

CINQ ANNÉES avaient passé. C’était le temps nécessaire pour reprendre une vie normale, mais c’était bien trop court pour guérir les blessures causées par la guerre. Quand Le Bihan était rentré de Norvège, il avait retrouvé sa ville meurtrie. La cathédrale avait été une des victimes des combats acharnés. Le 19 avril 1944, sept bombes avaient éventré l’édifice. Tout le bas-côté sud avait été réduit en ruine, à l’exception d’une chapelle. Le choeur avait également été touché. Le 1er juin, ce fut au tour de la tour Saint-Romain d’être la proie des flammes ; les cloches fondirent dans le brasier et il s’en fallut de peu que le feu ne s’emparât de toute la cathédrale.

Le fameux gisant de Rollon avait lui aussi été pulvérisé au cours de ces jours de tourmente. Il ne restait plus rien du tombeau qui avait tellement attisé la curiosité de tous ceux qui avaient voulu en percer le secret. Le Bihan n’était pas superstitieux, mais il fut tenté d’y voir un ultime signe du destin, un peu comme s’il fallait à tout prix effacer jusqu’au souvenir de Rollon pour éviter que son mystère ne soit révélé. Malgré le débarquement, les Alliés avaient eu beaucoup de peine à chasser l’occupant. Il avait fallu attendre le 30 août pour que les Allemands quittent Rouen non sans avoir mis le feu au port de la ville. Le 1er septembre, Georges Lanfry hissait un grand drapeau tricolore au sommet de la flèche de la cathédrale. La ville finissait certes la guerre exsangue et profondément meurtrie, mais elle était enfin libre. Outre les milliers de victimes, la cité normande avait perdu une dizaine de milliers de ses maisons dont certaines appartenaient aux trésors de l’histoire de l’art.

Le Bihan était désolé de ces dégâts irréparables pour l’archéologie, mais il savait qu’il lui faudrait beaucoup plus de temps pour effacer le souvenir d’une autre perte. Les témoignages qu’il avait recueillis concernant Joséphine étaient contradictoires, mais il semblait que la jeune femme avait été exécutée par les Allemands, juste avant qu’ils ne quittassent la ville. D’après Marc, un petit commando SS avait été spécialement chargé de la supprimer afin qu’elle ne parlât pas après la guerre. Il fallait à tout prix éviter que l’ennemi pût poursuivre les recherches sur le fameux secret. D’ailleurs, on racontait que les archives de la SS et plus précisément une grande partie des travaux de l’Ahnenerbe avait été détruite lors de la débâcle. Aucune trace de ces recherches ne devait survivre au Reich Millénaire. Le 24 mai 1945, Heinrich Himmler mettait fin à ses jours en emportant avec lui ses rêves de surhomme et de race de l’élite héritée des anciens Germains et de leurs cousins Vikings.

Malgré la liesse générale, Le Bihan n’avait donc pas réussi à se réjouir de la fin de la guerre. Pour lui, l’issue du conflit avait le goût amer des défaites personnelles. Malgré tous ses efforts, il n’avait pas découvert le secret de Rollon et puis surtout, il avait perdu la femme qui avait changé sa vie, la seule à laquelle il avait osé avouer son amour. Le fantôme de Joséphine le poursuivait à tout moment du jour ou de la nuit. Mille fois, il avait eu l’impression de la croiser dans la rue, mais l’illusion s’était rapidement évanouie comme le mirage d’une espérance impossible. Un jour, dans un restaurant, il avait même eu le sentiment se retrouver l’odeur de son parfum. Il avait longuement fixé la jeune dame blonde qui était assise sur la banquette à côté de lui sans rien trouver à lui dire avant de quitter précipitamment l’établissement. Il fallait apprendre à vivre sans Joséphine qui lui avait appris à changer sa vie.

C’était un homme brisé qui avait repris le cours normal de l’existence. Après avoir terminé ses études avec mention, il était devenu professeur. Le Bihan enseignait l’histoire du Moyen Âge, mais chaque fois qu’arrivait le moment d’aborder la saga de la tapisserie de Bayeux dans le programme de l’année, un sentiment de malaise l’envahissait. Il se disait alors qu’il ferait mieux de quitter cette ville et d’oublier son histoire. Il voulait changer de métier et recommencer une nouvelle vie. Et puis, sa crise de doute finissait par passer et la vie reprenait son cours. Jusqu’à l’année suivante. Étrangement, lui qui ne possédait plus d’attaches ne pouvait se résoudre à écrire une nouvelle page de son existence.

Un soir, alors qu’il était chez lui à corriger des copies d’examen de ses élèves, la sonnette l’arracha à son travail. Il ouvrit la porte et tomba nez à nez avec le bedeau de la cathédrale. Maurice Charmet avait vieilli, mais il conservait le même regard vif que le jour où il l’avait surpris en pleine nuit devant le tombeau de Rollon.

— Maurice, dit-il, quelle surprise ! s’exclama Le Bihan avec étonnement. Cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes vus.

— Je sais que tu n’es toujours pas très assidu, répondit-il sur un faux ton de reproche. De toute façon, aujourd’hui, j’ai pris ma retraite et je pense que tu préfères visiter la cathédrale la nuit, non ?

Le Bihan sourit et invita son visiteur à passer à la cuisine. Il prit deux verres dans le placard ainsi qu’une bouteille de muscadet. Maurice enleva son manteau et s’assit à table. Avec politesse, il trempa ses lèvres dans le vin – il avait toujours été sobre – parce qu’il était sensible à l’hospitalité de Le Bihan.

— Mais dites-moi, enchaîna l’historien. Que me vaut le plaisir de votre visite ?

L’ancien bedeau reprit son manteau et plongea sa main dans sa poche. Il en sortit un petit paquet de papier brun qu’il lui tendit.

— Voici, Pierre, lui dit-il d’un ton résolu. Pour être honnête, je ne savais pas trop bien quoi en faire et je me suis dit que tu serais le plus à même de juger. De toute façon, notre pauvre cathédrale a beaucoup souffert et je pense que nous avons d’autres priorités que conserver les quelques vieilles pierres qui ont volé en éclats...

Pendant que Charmet parlait, Le Bihan avait ouvert le paquet. Il en sortit un morceau de pierre brisé. Il l’observa avec attention et constata qu’il était recouvert d’une inscription. La pierre était très abîmée, mais en plissant les yeux, on pouvait reconnaître quatre lettres : N ― O ― R ― E.

— Le fragment devait faire partie du sarcophage de Rollon, continuait à expliquer Maurice. Tu sais que tout a été détruit lors du bombardement, mais j’ai récupéré ce que je pouvais. En tout cas, je peux t’assurer que c’était le seul morceau de pierre gravé de la sorte parmi les monceaux de gravats qui ont été dégagés.

Déjà, Le Bihan s’était levé. Il alla chercher dans le salon une encyclopédie. Il la feuilleta pendant quelques instants et finit par s’arrêter sur une page. Le Bihan se gratta le menton, il était profondément absorbé par sa réflexion.

— Et alors, tu y comprends quelque chose ? s’enquit l’ancien bedeau. Nore... Tu sais ce que cela veut dire ?

L’historien s’était levé et était retourné dans le salon. Il en revint avec son grand atlas dont il se mit à tourner rapidement les pages. Son doigt courut sur le papier et puis s’arrêta. Il regarda son visiteur et exprima un sourire énigmatique.

— Je pense qu’il va me falloir retourner en Norvège...