Livre Quatrième

CHARLES NE PRÊTAIT aucune attention au document que Robert de Neustrie avait déroulé sur sa table de travail. Le Roi était trop absorbé dans la contemplation de la carte de la forêt domaniale qui venait de lui être dressée. Posant le doigt sur la rivière, il en remonta le cours avec la même avidité que lorsqu’il menait son cheval à bonne allure à travers les bosquets d’arbres et de buissons.

— Tu vois, Robert, s’exclama-t-il avec satisfaction, munis d’une pareille carte, nos chasses n’en seront que meilleures. Désormais, je demanderai que l’on en dresse d’identiques de toutes les forêts qui jouxtent nos châteaux et demeures. Cela nous promet de bien belles cavalcades, mon compagnon.

— Sire, hasarda le comte, avez-vous eu le temps d’observer le document que je vous ai remis ?

Le Roi regarda son vassal avec étonnement. Il avait même oublié d’y jeter un simple coup d’oeil. Combien toutes ces ennuyeuses affaires de l’État pouvaient lui peser ! À présent que les Vikings s’embourbaient dans leur siège de Chartres, il n’était plus besoin de s’en préoccuper outre mesure. Il ne restait qu’à souhaiter que le calme fût revenu pour longtemps au royaume de France. Néanmoins, Charles sentit l’insistance de son vassal.

— Bon, fit le monarque d’un ton qui révéla son agacement, explique-moi ce que tu as à me dire.

— Ce parchemin contient tous les enseignements que nous a transmis la jeune dame Geneviève. Nous y apprenons beaucoup de détails sur les armes, les coutumes des hommes du Nord ainsi que sur leurs croyances.

— Nous n’avons que faire des croyances païennes, lâcha Charles. Nous sommes de bons chrétiens. Il est toujours dangereux de s’intéresser à ces diableries !

Robert saisit le parchemin pour le montrer au Roi. Il savait qu’il ne servait à rien de le contredire et il se résolut à lui donner raison. L’essentiel était d’arriver là où il désirait aller.

— Vous avez raison, Sire, lui répondit-il avec calme. Mais ne dit-on pas qu’il est nécessaire de bien connaître son ennemi pour mieux le combattre ?

Charles opina du chef. Un court instant, il demeura sans voix devant l’argument imparable qui venait de lui être opposé. Puis il invita le marquis de Neustrie à s’asseoir sur un petit banc de chêne. Le conseiller royal commença alors son explication.

— Dame Geneviève nous a expliqué le rôle de Thor qui est, selon les Vikings, le seul dieu capable de combattre le Christ. Non seulement Thor s’affirme comme le plus craint de tous leurs dieux, mais il est aussi le plus admiré. Il apparaît comme le garant de l’ordre face au chaos. Selon les croyances des hommes du Nord, il porte une longue barbe rouge et pousse de fréquentes et épouvantables colères. Toujours selon les dires de dame Geneviève, Hròlfr possède en sa qualité de chef un trésor unique, un marteau magique que les Vikings nomment l’Arme de Dieu. S’il décidait de s’en servir, la victoire lui serait acquise, mais ce serait au prix d’un terrible massacre dans les deux camps.

Charles, qui écoutait au début le récit d’une oreille distraite, s’y était peu à peu intéressé. Comme tous ceux qui les rejetaient avec violence, il était très sensible aux superstitions et aux prédictions. Robert avait senti le changement d’attitude du souverain, mais il prenait garde de ne pas laisser apparaître sa satisfaction. Le monarque qui s’était assis en face de son baron se leva et commença à marcher dans la pièce en décrivant un large cercle. C’était toujours chez lui signe d’intense réflexion et même d’hésitation. Après un long moment, il finit par dire :

— Je n’apprécie guère cette histoire de Thor opposé au Christ. Nous savons que toutes ces fadaises ne sont que superstitions et diableries, mais notre conviction ne nous dispense pas de la plus élémentaire prudence. Nous devons dès lors mettre la main sur ce que ces sauvages appellent « l’Arme de Dieu ». Et peu importent les moyens.

— Une pareille entreprise se révélera très difficile, répondit le marquis en fronçant les sourcils. Certes, les Vikings sont affaiblis, mais de là à pénétrer leur camp et à voler leur chef, le pari me paraît audacieux.

— Qu’on leur envoie donc cette dame Geneviève ! s’écria le Roi, très content d’avoir trouvé une solution facile à un problème à première vue complexe.

— La jeune fille a déjà fait beaucoup pour nous, lâcha Robert afin de tempérer l’enthousiasme royal. À mes yeux, elle ne possède pas l’étoffe nécessaire pour mener à bien ce genre de mission délicate.

Le monarque parut contrarié, au point d’interrompre sa ronde dans la pièce. Il serra les poings et dévisagea son baron.

— Alors, fit-il avec ironie, toi qui as toujours réponse à tout, quelle solution me conseilles-tu ?

— Sire, répondit alors le marquis qui sentait que le moment était venu de dévoiler son plan, la victoire de Chartres n’est qu’un répit. Nous savons que les hommes du Nord reviendront, cette fois plus forts, plus nombreux et probablement mieux armés. Il est peut-être temps de composer véritablement avec notre ennemi, de le calmer définitivement.

— En achetant la paix comme le fit mon ancêtre ? demanda le Roi dans une moue dubitative. Cela ne les a pas empêchés de revenir. Et puis, les caisses du royaume sont vides et je doute que de nouveaux impôts soient les bienvenus.

Robert plia le parchemin et répondit avec une désarmante simplicité.

— Non, il suffit de faire d’une partie de la terre de France une terre viking. Et au passage, vous ferez de Hròlfr un de vos fidèles vassaux.

Cette fois, Charles ne songeait même plus à arpenter la pièce. Il se demanda un long moment s’il n’avait pas mal entendu la proposition saugrenue qui venait de lui être faite.