Livre Deuxième

LA TROUPE AVAIT PRIS la route dès l’aube pour ne pas avoir à souffrir de la chaleur. En effet, si l’on avait coutume de dire que les hommes du Nord ne nourrissaient aucune crainte pour les dangers terrestres, ils fuyaient le soleil dont ils pensaient qu’il avait pour effet d’amollir les âmes et de diminuer la force du guerrier. Deux hommes chevauchaient en avant. Le premier portait un casque orné d’entrelacs, une tunique rouge visible à cent lieues et portait le nom de Hròlfr. Ce Norvégien était le fils de Rögnvaldr de More, qui avait été jadis banni par le roi Harald aux beaux cheveux. La troupe qu’il commandait était largement composée de guerriers danois, mais parmi ses hommes se comptaient aussi quelques Anglo-Saxons, car Hròlfr avait séjourné à plusieurs reprises en Angleterre.

En guidant son cheval, le chef se souvenait des faits d’armes de ses frères de sang. Combien de fois n’avaient-ils pas pris la mer pour aller combattre leurs ennemis ? Ceux-ci pensaient que les Vikings étaient seulement guidés par leur soif de violence et leur désir de richesse. C’était mal connaître la réalité d’un peuple qui menait là-bas, dans les brumes du Nord, une vie des plus difficiles. Un peuple qui souffrait de la faim, du froid et de la pauvreté. Mais aussi un peuple guerrier qui n’avait qu’à prendre la mer et dégainer l’épée pour cueillir des richesses qui lui étaient interdites. Hròlfr songeait au fier Ragnar qui, un demi-siècle plus tôt, avait accepté l’offre de ce couard roi des Francs en empochant quelques milliers de livres pour préserver sa bonne ville de Paris. Quelle naïveté ! Un jour ou l’autre, un autre fils du Nord finirait bien par mettre à genoux l’orgueilleuse cité. Même s’il venait d’y subir, lui aussi, un échec, Hròlfr se promettait de conquérir la ville à la force de son épée. Le chef se souvint aussi de son arrivée en France, de ses premiers combats et de l’installation de ses hommes dans la région de la basse Seine. Lui qui avait toujours fait parler la langue des armes avait été contraint d’apprendre celle, beaucoup plus subtile, de la politique. Il avait conclu un accord avec l’archevêque de Rouen qui avait accepté le principe de la cohabitation avec les hommes du Nord en échange d’une garantie de paix. Toutefois, la cohabitation relativement harmonieuse n’avait pas éteint la soif de combats d’un peuple qui voyait dans les rapines son principal moyen de subsistance.

L’autre homme qui cheminait au-devant des troupes portait le nom de Skirnir le Roux. Cousin de Hròlfr, cette véritable force de la nature avait l’habitude de suivre son parent sur la route des batailles, même si son caractère s’accommodait difficilement de celui du chef. Hròlfr avait beau être un redoutable guerrier, il n’en était pas moins rompu à l’art de la négociation. Pour sa part, Skirnir estimait que toutes ces discussions n’étaient que vaines paroles et temps perdu. Aux babillages, il préférait le son viril des lames heurtant les boucliers. Il était un digne fils des dieux d’Asgard et de Midgard et à ce titre, il se sentait prêt à mourir pour eux. Skirnir vouait le mépris le plus profond envers ses ennemis et principalement les moines chrétiens assis sur leurs richesses. Jamais il ne réussirait à comprendre comment des hommes s’étaient mis en tête d’adorer un dieu frêle et supplicié sur une croix. C’était l’image d’un vaincu que ces fous voulaient leur donner en exemple ! Les dieux vikings, eux, montraient l’exemple aux hommes. Ils n’hésitaient pas à combattre, à ripailler et à faire l’amour. Là où Skirnir ne voyait que faiblesse et couardise chez les chrétiens, il trouvait force et honneur chez les dieux nordiques. Il suffisait de songer à Odin le borgne à la longue barbe grise. Selon son humeur, le père des dieux pouvait terrifier les hommes ou leur venir en aide. Rusé, il n’hésitait pas à user de magie ou même de travestissement pour parvenir à ses fins. Ce n’était assurément pas le genre de divinité à se laisser crucifier pour racheter de prétendus péchés. Skirnir invoquait aussi Balder le sage, Heimdall le veilleur du monde ou encore Frey, le dieu bienfaiteur de la fécondité. Néanmoins, sa préférence allait au puissant Thor le guerrier. Il se sentait proche de ce dieu de la guerre et de la force qui n’hésitait pas à prendre le parti du peuple et des paysans, pourvu qu’ils fussent braves et méritants au combat. Quand la nuit tombait, Skirnir s’endormait souvent en pensant à la divinité héroïque qui brandissait son marteau pour venir à bout de ses ennemis dans un grand craquement de tonnerre.

Les deux hommes étaient issus du même peuple et de la même tradition, mais ils ne partageaient pas la même conception du combat. Hròlfr jugeait inutiles et risqués les assauts qui se terminaient en grands bains de sang. Il était avare de la vie de ses guerriers. Skirnir, au contraire, était enivré par l’odeur âcre du sang versé sur la terre de l’ennemi. Quand il parvenait à la fin d’une bataille, il lui arrivait même souvent de regretter de ne pas faire partie des victimes du jour. Le sacrifice de sa vie constituerait à ses yeux la plus belle preuve de son courage. Certes, les dieux finiraient bien par le rappeler, mais il se demandait quand arriverait enfin ce jour de gloire.

— Nous n’avons que trop tardé, lâcha Skirnir avec agacement. Mon épée me démange depuis que nos drakkars ont débarqué dans la vallée de la Seine.

— Tu sais ce que je pense de ton impatience, Skirnir le Roux, répondit calmement Hròlfr. Tu as eu ce que tu désirais : nous sommes en route pour Chartres et prêts à piller les richesses de la ville. De cette manière, nous montrerons aux troupes du roi de France que nous n’avons pas peur de lui.

Skirnir saisit sa gourde d’hydromel dont il but une généreuse rasade. Il se passa la manche sur la bouche pour s’essuyer et fit une grimace dubitative.

— Il était temps ! grogna-t-il. J’ai parfois l’impression d’être un chien tenu en laisse devant un gros gigot.

— Je te fais confiance, plaisanta Hròlfr. En pareil cas, tu aurais trouvé un moyen pour rompre la chaîne qui te retenait.

Skirnir partit d’un grand éclat de rire. C’était là un autre trait de caractère du guerrier qui, d’un moment à l’autre, pouvait passer de la rage la plus profonde à la joie la plus communicative. Ragaillardis, les deux hommes poursuivirent leur route à la tête de leurs troupes. Derrière eux marchaient plusieurs centaines d’hommes du Nord, bien armés de leurs longues épées aux lames gravées de runes et protégés par leurs skjôldr, les boucliers de tilleul circulaire qu’ils avaient coutume d’accrocher sur le plat-bord de leurs bateaux. Ces guerriers, également équipés de lances et de spjot, les redoutables épieux ferrés, étaient résolus à suivre leur chef jusqu’au Valhalla{4}.