Chapitre 21

LA VOITURE NOIRE avait longuement sillonné la vallée avant de trouver le lieu-dit de la « Vache à Bosse ». Après avoir garé leur véhicule sur le bord de la route, les quatre hommes s’étaient engagés le long de la rivière. À l’exception de Storman, ils tenaient leur revolver en main, prêts à tirer en cas d’embuscade. Il n’avait pas été facile de trouver les renseignements pour dénicher l’antre de Léonie et ils n’excluaient pas de tomber dans un piège. Toutefois, l’annonce de leur venue avait eu plutôt pour effet de faire fuir les éventuels promeneurs qui se seraient égarés dans la région.

— Là, Obersturmführer, voici la maison !

Au détour d’un buisson, les Allemands découvrirent la demeure, entourée de son jardinet. Il semblait n’y avoir personne à l’extérieur et Storman prit à son tour son arme avant de pénétrer dans la chaumière. Avec précaution, ils franchirent le seuil en tendant le canon de leur revolver droit devant eux. Tout ce luxe de précautions parut soudain ridicule quand ils se trouvèrent nez à nez avec la vieille Léonie, assise sur sa chaise, au centre de la pièce.

— On m’avait dit que vous alliez venir à la Vache à Bosse, les apostropha-t-elle. Je vous ai reconnus à votre manière de marcher. Même sur la terre, on entend le bruit de vos talons que vous faites claquer comme un canasson nerveux. Sachez qu’on ne vous aime pas ici et que je n’ai rien à vous dire !

Storman fut amusé par ce petit brin de femme de caractère qui leur tenait tête avant même qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

— C’est nous qui allons décider quand vous nous parlerez, Madame, fit-il avec autorité et sans rien laisser transparaître de son amusement.

— Vous pouvez toujours rêver, riposta la femme sans se démonter. Et puis, je ne suis qu’une vieille aveugle qui ne vous apportera rien.

Storman s’empara d’une chaise et s’assit face à elle.

— Madame, reprit-il, j’aimerais que vous nous racontiez des histoires, de vieilles histoires.

— Je ne vous ai pas permis de vous asseoir, lâcha-t-elle, cassante.

— Vous devez connaître le seigneur Rollon, premier duc de Normandie.

— Pas personnellement.

En d’autres circonstances, le dialogue entre la vieille dame inflexible et le raide SS aurait pu prêter à sourire, mais l’heure n’était pas au divertissement. Et si Storman ressentait une véritable bienveillance pour les vieilles dames, sa mission passait avant tout.

— Madame, poursuivit-il en durcissant le ton, dites-nous ce que vous savez de Rollon et de son histoire.

— On raconte qu’il a été duc de Normandie, mais bon, je n’ai pas été assez à l’école pour en être sûre...

Storman fit un rapide signe de la main et un de ses hommes vint poser le canon de son revolver sur la tempe de Léonie.

— Vous savez, poursuivit-elle avec calme, à mon âge, la vie n’est pas une chose que l’on a peur de perdre. Ce n’est plus qu’une question de temps. Alors, quelques mois avant ou après... cela ne changera pas grand-chose. Je connais déjà la fin de l’histoire.

Conscient qu’il n’obtiendrait pas grand-chose d’elle, même en la brutalisant, Storman donna un ordre à ses hommes :

— Fouillez tout ! Rien ne doit vous échapper !

Les hommes commencèrent à retourner la pièce dans tous les sens. Ils ouvrirent les bocaux, déchirèrent les pages des livres, crevèrent les coussins, renversèrent les provisions et cassèrent les petites statues de plâtre. Ils s’emparèrent des ossements qui pendaient au plafond.

— Ma parole, cria Koenig, nous sommes chez une sorcière ! Au Moyen Âge, on les brûlait pour moins que cela ! Elle doit en avoir des choses à nous dire sur l’Anticroix...

— Mais nous, nous sommes des gens civilisés, répondit calmement Storman. Et Madame Léonie est une femme raisonnable qui va accepter bien gentiment de nous répondre...

— Je n’ai rien à vous dire, s’entêta la vieille femme.

Armé d’un bâton, un SS commença à sonder le sol de la pièce. Il tapa méticuleusement sur chacune des pierres jusqu’à entendre un son creux sous l’une d’entre elles : « poc ». Léonie tourna un court instant la tête. Le mouvement fut bref, presque imperceptible, mais suffisant pour que Storman s’en aperçût.

— Enlève cette dalle, Schmidt, ordonna-t-il.

La vieille se leva d’un bond et malgré ses yeux morts, elle se précipita sur l’Allemand. La lutte était dérisoire, mais Léonie se mit à le frapper de toutes ses forces avec ses poings ridés. Le SS la repoussa sans ménagement. Un moment déstabilisée, elle s’empara de son couteau de cuisine avant de revenir vers lui. Un coup de feu résonna alors et Léonie tomba doucement à terre. Elle était aussi légère qu’une feuille morte tombée sur le sol de la forêt, tuée pour avoir voulu être jusqu’au bout le dérisoire rempart de son secret.

Koenig ne jeta pas un oeil sur sa victime. Sans perdre un instant, il souleva la pierre et en sortit un petit carnet de cuir qu’il tendit à Storman. La couverture était ornée d’un noeud d’Odin.