6

Au moment où la Jaguar traversait le cap, Neil Pascoe jetait dans l'une des deux boîtes à ordures à côté de la caravane deux sacs en plastique bourrés de boîtes de soupe vides, de petits pots pour bébé, de couches sales, d'épluchures et de cartons écrasés, déjà malodorants malgré le soin qu'il avait mis à les ficeler. Tout en refermant énergiquement le couvercle, il s'émerveilla comme toujours de la différence que pouvait faire pour le volume d'ordures ménagères la présence d'une jeune femme et d'un bébé de dix-huit mois. Revenu dans la caravane, il annonça : « Il vient de passer une Jag. On dirait que le neveu de Miss Dalgliesh est revenu. »

Amy, qui changeait le ruban récalcitrant d'une vieille machine à écrire, ne prit pas la peine de lever la tête.

« L'enquêteur. Il est peut-être venu aider à pincer le Siffleur.

— Pas son boulot. La police métropolitaine n'a rien à faire du Siffleur. Probablement juste des vacances. Ou peut-être qu'il est venu pour décider de ce qu'il veut faire du moulin. Il ne peut pas bien habiter ici et travailler à Londres.

— Eh bien, pourquoi tu ne lui demandes pas si on peut l'avoir ? Gratis, bien sûr. On l'entretiendrait, on surveillerait qu'il vienne pas de squatteurs. Tu dis toujours que c'est antisocial d'avoir des résidences secondaires, ou de laisser des maisons vides. Vas-y, parle-lui, chiche ! Ou alors c'est moi qui le ferai si tu as les jetons. »

Il savait bien que c'était moins une suggestion qu'une menace mi-plaisante mi-sérieuse. Mais l'espace d'un instant, tout heureux de voir qu'elle les considérait si naturellement comme un couple qu'elle ne songeait pas à le quitter, il alla jusqu'à essayer d'y voir la solution de tous leurs problèmes. Enfin, presque tous. Mais un regard à l'intérieur de la caravane le ramena à la réalité. Il devenait difficile de se rappeler l'aspect qu'elle avait eu quinze mois auparavant, alors qu'Amy et Timmy n'avaient pas encore fait irruption dans sa vie. Ces rayonnages en caisses à oranges rangés contre le mur, qui avaient contenu ses livres, les deux tasses, deux assiettes et un bol suffisants pour ses modestes besoins, bien empilés dans le placard, la propreté méticuleuse de la petite cuisine et des W-C, son lit bien lisse sous la couverture en carrés de laine tricotés, la penderie qui contenait sans peine sa maigre garde-robe, ses autres possessions rangées bien en ordre dans le grand tiroir sous le siège. Ce n'était pas qu'Amy fût sale, elle se lavait et lavait continuellement ses quelques vêtements. Il passait des heures à transporter de l'eau depuis le robinet à l'extérieur de Cliff Cottage dont ils avaient la disposition. Il était continuellement obligé d'aller chercher des bouteilles de gaz à l'épicerie de Lydsett, et la vapeur d'une bouilloire presque sans cesse en ébullition suspendait un brouillard humide dans la caravane. Mais elle était le désordre fait femme : vêtements laissés là où ils étaient tombés, souliers envoyés sous la table d'un coup de pied, culottes et soutiens-gorge fourrés derrière les coussins et jouets traînant partout. Les fards, qui semblaient être son seul luxe, encombraient l'unique étagère dans la salle de douches, et il retrouvait des pots et des flacons à moitié vides dans le garde-manger. Il sourit en se représentant le commandant Adam Dalgliesh, veuf sans aucun doute maniaque, se frayant un chemin à travers cet amoncellement chaotique pour examiner leur aptitude à prendre soin de Larksoken Mill.

Et puis il y avait les animaux. Incurablement sentimentale, elle ramassait tous les abandonnés, les estropiés, les affamés. Les mouettes mazoutées étaient nettoyées, puis libérées. Il y avait eu un bâtard perdu qu'ils avaient appelé Herbert, avec un grand corps désuni et un air de désapprobation lugubre, qui s'était attaché à eux pendant quelques semaines et dont l'appétit vorace pour la viande et les biscuits avait eu des effets désastreux sur l'équilibre budgétaire. Fort heureusement, il avait fini par disparaître sans retour, au grand chagrin d'Amy, bien que sa laisse pendît toujours à la porte de la caravane, flasque rappel de son deuil. Et désormais il y avait deux chatons noir et blanc trouvés dans l'herbe au bord de la route en revenant d'Ipswich. Amy avait poussé des hurlements pour qu'il s'arrête, ramassé les bestioles et vociféré un chapelet d'obscénités dirigées contre la cruauté des humains. Ils couchaient sur le lit de la jeune femme, vidaient sans façons toutes les soucoupes de lait ou de thé qu'on leur donnait, subissaient avec une remarquable docilité les caresses tumultueuses de Timmy et se contentaient heureusement des boîtes les moins chères. Mais il était content de les avoir, parce que eux aussi semblaient donner quelque assurance qu'Amy resterait.

Il l'avait trouvée – et il utilisait le terme comme s'il s'était agi d'une pierre particulièrement belle apportée par la mer – un après-midi de juin, l'année précédente. Assise sur les galets, elle regardait la mer, Timmy endormi sur la petite couverture à côté d'elle. Il portait un pyjama bleu brodé de canards dont débordait son visage tout rond, immobile et rose comme une poupée de porcelaine, ses joues rebondies caressées par des cils délicats. Elle aussi avait quelque chose de la précision et du charme étudié d'une poupée, avec sa tête presque ronde posée sur un long cou délicat, un nez court éclaboussé de taches de rousseur, une petite bouche à la lèvre supérieure charnue d'un dessin superbe et une tignasse de cheveux courts, blonds à l'origine mais teintés d'orange vif aux extrémités qui accrochaient le soleil et tremblaient dans le vent, si bien que la tête semblait par instants mener une vie intense, indépendante du reste du corps. Puis, l'image changeant, il l'avait vue comme une éclatante fleur exotique. Il se rappelait les moindres détails de cette première rencontre. Elle portait des jeans bleu passé, un sweat-shirt blanc collé contre les bouts pointus des seins dressés, et il s'était dit que le coton la protégeait bien mal contre la brise de mer qui fraîchissait. Quand il s'était approché précautionneusement, voulant paraître amical sans lui faire peur, elle avait tourné vers lui des yeux remarquables, obliques, bleu-violet, et l'avait regardé longuement, avec curiosité.

Debout près d'elle, il lui avait dit : « Je suis Neil Pascoe. Je loge dans cette caravane au bord de la falaise. Je vais faire du thé. Je me demandais si vous en prendriez une tasse.

— Je veux bien, si vous en faites. » Aussitôt, elle s'était détournée et remise à regarder la mer.

Cinq minutes plus tard, s'étant laissé glisser sur la pente, une tasse débordante dans chaque main, il s'entendait demander : « Je peux m'asseoir ?

— Si vous voulez. La plage est à tout le monde. »

Il s'était donc assis à côté d'elle et ensemble ils avaient fixé l'horizon sans dire un mot. Par la suite, il s'était émerveillé à la fois de sa hardiesse et de la simplicité de cette première rencontre, apparemment inéluctable. C'est au bout de plusieurs minutes seulement qu'il avait trouvé le courage de lui demander comment elle était arrivée à la plage. Elle avait haussé les épaules.

« Avec le bus jusqu'au village. Ensuite j'ai marché.

— Ça fait loin, en portant le bébé.

— J'ai l'habitude de marcher loin en portant le bébé. »

Et puis, l'histoire avait fini par émerger des questions hésitantes qu'il lui posait, une histoire dite sans amertume, presque, semblait-il, sans intérêt particulier, comme si elle était arrivée à quelqu'un d'autre. Il se dit qu'elle ne devait pas être exceptionnelle. Elle logeait dans un petit hôtel à Cromer aux frais de la Sécurité sociale. Auparavant dans un squat de Londres, elle s'était dit que l'air de la mer ferait du bien au bébé pendant les mois d'été. Seulement, tout allait de travers. En fait, la bonne femme de l'hôtel ne voulait pas d'enfant et, les vacances approchant, espérait tirer un meilleur prix de ses chambres. Elle ne pensait pas qu'on pouvait la mettre dehors, mais elle n'avait pas l'intention de rester, pas avec cette vieille rosse.

Il demanda : « Le père du bébé ne pourrait pas vous aider ?

— Il a pas de père. Il en a bien eu un – je veux dire, c'est pas Jésus-Christ. Mais maintenant il en a plus.

— Vous voulez dire qu'il est mort ou qu'il est parti ?

— Probablement l'un ou l'autre, hein ? Si je savais qui c'est, je saurais peut-être où il est, non ? »

Nouveau silence tandis qu'elle buvait son thé par grosses gorgées et que le bébé, qui dormait toujours, se tortillait en poussant de petits grognements de porcelet. Au bout de quelques minutes, il avait repris : « Écoutez, si vous ne trouvez rien d'autre à Cromer, vous pouvez venir un peu dans ma caravane. » Il ajouta très vite : « Je veux dire, il y a une deuxième chambre. Toute petite, juste la place de la couchette, mais elle pourrait faire l'affaire pour un bout de temps. C'est isolé ici, je sais bien, mais c'est près de la plage, ce serait commode pour le bébé. »

Elle avait tourné vers lui de nouveau ce regard remarquable où il avait décelé pour la première fois un bref éclair d'intelligence et de rouerie, ce qui n'avait pas manqué de le déconcerter.

« Entendu, avait-elle dit, si je ne peux pas trouver ailleurs, je reviendrai demain. »

Et il était resté éveillé une partie de la nuit, espérant et craignant tout à la fois qu'elle revînt. Et elle était revenue l'après-midi suivant, Timothy sur la hanche, le reste de ses possessions dans un sac à dos. Elle s'était emparée de la caravane et de la vie de Neil. Il ne savait pas trop si ce qu'il éprouvait pour elle était de l'amour, de l'affection, de la pitié ou un mélange des trois. Il savait seulement que dans sa vie accablée de soucis, sa deuxième crainte par ordre de grandeur était qu'elle partît.

Il vivait dans la caravane depuis un peu plus de deux ans grâce à une bourse de recherche accordée par une université du Nord pour étudier les effets de la révolution industrielle sur l'artisanat rural en Est-Anglie. Sa thèse était presque finie, mais depuis six mois il avait pratiquement cessé d'y travailler pour se consacrer entièrement à sa passion, une croisade contre la puissance nucléaire. De sa caravane au bord de la mer, il voyait la centrale de Larksoken découpée sur le ciel, aussi farouche et intraitable que sa propre volonté de s'y opposer, symbole et menace à la fois. C'était de la caravane qu'il dirigeait Le Peuple contre la Puissance Nucléaire, avec son sigle PCPN, petite organisation dont il était le fondateur et le président. Là, il avait eu un coup de chance. Le propriétaire de Cliff Cottage était un Canadien qui, revenant à ses racines aveuglé par la nostalgie, l'avait acheté sur un coup de foudre comme possible maison de vacances. Une cinquantaine d'années auparavant, un meurtre y avait été commis, assez banal puisqu'il s'était agi d'un mari poussé à bout par une virago en forme d'épouse qui s'en était débarrassé au moyen d'une hache. Ni intéressant ni mystérieux, donc, mais certainement sanglant. Une fois le cottage acheté, la femme du Canadien avait entendu des histoires hautes en couleur de cervelle fendue et de murs éclaboussés de sang et déclaré qu'elle n'avait pas la moindre intention de vivre là l'été, non plus d'ailleurs qu'à n'importe quelle autre saison. Son isolement, d'abord jugé attrayant, semblait désormais sinistre et repoussant. Et pour compliquer encore la situation, les autorités locales avaient considéré d'un œil désapprobateur les projets de rénovation trop ambitieux du propriétaire. Déçu par la maison et ses problèmes, ce dernier avait condamné les fenêtres et s'était envolé pour Toronto avec l'intention de revenir prendre une décision finale au sujet de son achat malencontreux. Le précédent propriétaire avait garé une vieille caravane derrière le bâtiment et le Canadien n'avait fait aucune difficulté pour la louer deux livres par semaine à Neil, y voyant le moyen commode d'avoir quelqu'un sur place qui surveillerait la propriété. Et c'était de ce véhicule, logis et bureau, que Neil menait sa campagne. Il essayait de ne pas penser au moment où, dans six mois, la bourse étant épuisée, il lui faudrait chercher du travail. Il savait qu'il devait rester là, sur le cap, pour ne pas perdre de vue ce monstrueux édifice complexe qui dominait son imagination comme il dominait le paysage.

Mais désormais, à l'incertitude de son avenir s'ajoutait une menace nouvelle et plus terrifiante. Deux mois plus tôt environ il s'était rendu à une journée portes ouvertes à la centrale, au cours de laquelle Hilary Robarts avait prononcé un petit discours de présentation. Il avait contredit presque tout ce qu'elle avançait, puis rapporté dans son bulletin en termes pour le moins imprudents, il s'en rendait compte désormais, ce qui n'était qu'une manière d'introduire un exercice de relations publiques. Elle l'avait attaqué en diffamation. L'affaire devait venir devant un tribunal dans quatre semaines et il savait que gagnant ou perdant, il se retrouverait ruiné. À moins qu'elle meure dans les quelques semaines à venir – et pourquoi mourrait-elle ? – ce pourrait être la fin de sa vie sur le cap, la fin de son organisation, la fin de tout ce qu'il avait projeté et espéré faire.

Amy tapait des enveloppes pour envoyer la dernière édition du bulletin. Il y en avait déjà une pile et il se mit à plier les feuillets pour les glisser dedans. La tâche n'était pas facile. Il avait essayé d'économiser sur la taille et la qualité, si bien que les enveloppes risquaient de se déchirer. Il avait désormais 250 personnes sur sa liste dont seule une petite minorité étaient des militants actifs du PCPN, la plupart ne payaient jamais leur cotisation et la majeure partie des bulletins allait à des services publics, des firmes et des industries dans le voisinage de Larksoken et Sizewell qui ne les avaient, bien entendu, jamais réclamés. Il se demandait combien des 250 exemplaires étaient lus et pensait avec un brusque accès d'anxiété et de dépression au coût total de l'entreprise, si modeste fût-elle. Et puis, ce dernier numéro n'était pas le meilleur. En relisant un avant de le mettre dans l'enveloppe, il l'avait trouvé touffu et sans thème cohérent. Le but principal était désormais de réfuter un argument de plus en plus répandu, à savoir que la puissance nucléaire évitait les dommages causés à l'environnement par l'effet de serre ; mais le pot-pourri des propositions de remplacement, qui allaient de l'énergie solaire à l'emploi d'ampoules utilisant 75 % de courant en moins, semblait naïf et peu convaincant. L'article soutenait que l'électricité produite par le nucléaire ne pourrait se substituer au pétrole et aux matériaux fossiles, à moins que tous les pays construisent seize nouveaux réacteurs par semaine pendant cinq ans à partir de 1995 – programme impossible à réaliser et qui, s'il l'était, accroîtrait intolérablement la menace atomique. Mais les statistiques, comme tous ses autres chiffres, étaient puisées à des sources diverses et manquaient de crédibilité. Le reste du bulletin était un méli-mélo des habituelles histoires affolantes dont il avait déjà utilisé la plupart ; mesures de sécurité défaillantes ou non respectées, mise en doute de la fiabilité des centrales Magnox vieillissantes, problèmes jamais résolus du stockage et du transport des déchets radioactifs. Et pour ce numéro, il avait eu toutes les peines du monde à trouver une ou deux lettres sensées à mettre dans la rubrique correspondance ; il lui semblait parfois que tous les mabouls dans le nord-est du Norfolk – et eux seuls – lisaient le bulletin du PCPN.

Amy démêlait les lettres de la machine à écrire qui avaient tendance à se coincer. Elle lui dit : « Neil, c'est une foutue machine, on irait plus vite à écrire les adresses à la main.

— Elle marche mieux depuis que tu l'as nettoyée, et le nouveau ruban a l'air très bien.

— Toujours diabolique. Pourquoi t'en achètes pas une neuve ? Ça économiserait du temps.

— Pas les moyens !

— T'as pas les moyens d'acheter une machine à écrire et tu crois que tu vas sauver le monde.

— Il n'y a pas besoin de posséder de grands biens pour sauver le monde, Amy. Jésus-Christ n'avait rien – ni maison, ni argent, ni propriétés.

— Je croyais que tu avais dit, quand je suis venue ici, que t'étais pas croyant. »

Il était toujours surpris de constater que tout en ne faisant apparemment aucune attention à lui, elle se rappelait des remarques vieilles de plusieurs mois. Il répondit : « Je ne crois pas que le Christ était Dieu. Je ne crois pas qu'il y ait un Dieu. Mais je crois en ce qu'il a enseigné.

— S'il n'était pas Dieu, je ne vois pas en quoi ce qu'il a enseigné peut être important. Tout ce que je me rappelle, c'est un truc sur l'autre joue qu'il faudrait tendre et là, moi je marche pas. C'est dingue. Si quelqu'un te gifle du côté gauche, tu le gifles du côté droit, seulement plus fort. D'ailleurs, ce que je sais, c'est qu'on l'a crucifié, alors ça lui a fait une belle jambe de tendre l'autre joue. Voilà ce que ça vous rapporte.

— J'ai une Bible quelque part ici. Tu pourrais lire des choses sur lui, si tu veux. En commençant par l'Évangile de saint Marc.

— Merci. J'en ai eu ma claque au foyer.

— Quel foyer ?

— Un foyer. Avant la naissance du petit.

— Tu y es restée longtemps ?

— Deux semaines. Deux foutues semaines de trop. Après, je me suis sauvée et j'ai trouvé un squat.

— Où ça ?

— Islington, Camden, King's Cross, Stoke Newington. Quelle importance ? Je suis ici maintenant, OK ?

— C'est OK pour moi, Amy. »

Perdu dans ses pensées, il ne s'était pas rendu compte qu'il avait cessé de plier les bulletins.

Amy lui dit : « Si tu m'aides pas pour ces enveloppes, tu pourrais aller mettre une rondelle neuve à ce robinet qui goutte depuis des semaines. Timmy tombe tout le temps dans la boue.

— Bon, dit-il. Je vais le faire tout de suite. »

Il prit sa trousse à outils dans le haut du placard où elle était rangée à l'abri des petites mains du bébé, heureux de sortir de la caravane. Il s'y sentait devenir claustrophobe depuis quelques semaines. Dehors, il se mit à parler à Timmy, enfermé dans son parc. Avec Amy, il avait ramassé sur la plage de gros galets troués et les avait enfilés sur une ficelle solide attachée à un côté du parc. Le bébé passait des heures à les cogner les uns contre les autres, ou contre les barreaux du parc, ou, comme à ce moment-là, à baver sur l'un d'eux qu'il essayait de se mettre dans la bouche. Parfois, il communiquait avec eux, en jabotant indéfiniment sur le mode admonitif, coupé par de brusques cris aussi triomphants que suraigus. S'agenouillant, Neil empoigna les barreaux et se frotta le nez contre celui de Timmy, qui le récompensa par un de ses immenses sourires si attendrissants. Il ressemblait beaucoup à sa mère : même tête ronde sur un cou mince, même bouche admirablement dessinée. Seuls ses yeux, très écartés, étaient différents, grosses boules bleues surmontées d'épais sourcils droits qui évoquaient pour Neil de délicates chenilles pâles. La tendresse qu'il éprouvait pour l'enfant était égale, bien que différente, à celle qu'il éprouvait pour sa mère. Désormais, il ne pouvait imaginer la vie sur le cap sans eux.

Mais le robinet le vainquit. Impossible de le dévisser, malgré ses efforts désespérés. Apparemment, même cette petite tâche domestique dépassait ses moyens. Il entendait déjà la voix moqueuse d'Amy : « Tu veux changer le monde et t'es pas fichu de changer une rondelle. » Au bout de quelques minutes, il abandonna la partie, laissa la boîte à outils près du mur du bungalow et alla jusqu'au bord de la falaise, d'où il se laissa glisser sur la grève. Trébuchant sur les galets, il parvint jusqu'à l'eau et arracha presque violemment ses souliers. C'était ainsi qu'il trouvait la paix, quand le poids de l'anxiété née de ses ambitions déçues et de son avenir incertain devenait trop lourd : à regarder, immobile, la courbe striée de la vague en suspens, le tumulte de l'écume écrasée sur ses pieds, les larges arcs qui se recoupaient en léchant le sable lisse tandis que la vague se retirait pour laisser son mince liséré d'écume. Mais ce jour-là, même cette merveille sans cesse répétée ne le réconfortait pas. Fixant sur l'horizon des yeux sans regard, il pensait à sa vie actuelle, à son avenir sans espoir, à Amy, à sa famille. Plongeant la main dans sa poche, il sentit l'enveloppe froissée de la dernière lettre envoyée par sa mère.

Il savait qu'il décevait ses parents, bien qu'ils ne l'eussent jamais dit ouvertement, les allusions obliques étant tout aussi efficaces : « Mrs Reilly me demande continuellement ce que tu fais. Je ne veux pas dire que tu vis dans une caravane sans situation digne de ce nom. » Elle ne voulait sûrement pas dire qu'il y vivait avec une fille. Il avait écrit pour leur parler d'elle puisqu'ils menaçaient continuellement de venir le voir et, si peu probable qu'elle fût, cette perspective avait ajouté une anxiété intolérable à une vie qui en était déjà écrasée.

« J'héberge provisoirement une mère célibataire qui fait de la dactylographie pour moi en échange. Ne vous inquiétez pas. Je ne vous ferai pas tout à coup cadeau d'un petit bâtard. »

Une fois la lettre postée, il avait eu honte. Ce piètre essai d'humour ressemblait trop à la répudiation de Timmy, qu'il aimait. D'ailleurs, sa mère ne l'avait trouvée ni drôle ni rassurante. La nouvelle avait déclenché un salmigondis presque incohérent d'avertissements, de reproches douloureux et d'allusions voilées aux possibles réactions de Mrs Reilly si jamais elle apprenait la chose. Seuls ses deux frères avaient approuvé, mais en sous-main. Ils n'étaient pas allés à l'université, et leur vie confortable – maisons dans des domaines select, chambres avec salles de bains attenantes, cheminée dans ce qu'ils appelaient le petit salon, épouse au travail, voiture neuve tous les deux ans et parts dans une villa à Majorque – tout cela leur assurait des heures de comparaisons béates qui aboutissaient toujours, il le savait bien, à la même conclusion : il devrait se secouer après tous les sacrifices que les parents avaient faits pour l'envoyer au collège, c'était moche, que d'argent gaspillé !

Il n'avait rien dit de tout cela à Amy, encore qu'il se fût volontiers confié si elle avait manifesté le moindre intérêt, mais elle ne lui posait jamais de questions sur la vie qu'il avait eue, et ne lui disait rien de la sienne. La voix, le corps, l'odeur de la jeune femme lui étaient aussi familiers que les siens, mais sur l'essentiel il ne savait rien de plus que le jour où elle était arrivée. Elle refusait de toucher les allocations, disant qu'elle ne voulait pas des fouinards de l'assistance dans la caravane pour voir si elle couchait avec Neil. Celui-ci ne les souhaitait pas non plus, mais il trouvait que, dans l'intérêt de Timmy, elle devrait prendre tout ce qui était proposé. S'il ne lui donnait pas d'argent, il les nourrissait tous les deux, et c'était déjà assez lourd pour sa modeste bourse. Personne ne venait la voir et personne ne téléphonait. De loin en loin elle recevait une carte postale, en général des vues de Londres avec des messages nuls, sans signification, et auxquels, pour autant qu'il le sût, elle ne répondait pas.

Ils avaient si peu de chose en commun. Elle aidait par à-coups au PCPN, mais il se demandait toujours dans quelle mesure elle était vraiment engagée. Et il savait qu'elle trouvait stupide le pacifisme qu'il professait. Le matin même, il y avait eu une discussion à ce sujet.

« Écoute, si j'habite à côté d'un ennemi qui a un couteau, un fusil et une mitrailleuse, et si j'ai la même chose, je ne vais pas balancer mes armes avant qu'il ait balancé les siennes. Je dirai : Bon, d'accord, jette le couteau, et puis peut-être le fusil et puis la mitrailleuse. Tous les deux en même temps. Pourquoi est-ce que je jetterais les miens alors qu'il garderait les siens ?

— Mais il faut bien que l'un des deux se lance, Amy. Il faut que la confiance ait un commencement. Qu'il s'agisse de gens ou de pays, il nous faut trouver assez de confiance pour ouvrir nos cœurs, nos mains et dire : “ Voyez, je n'ai rien, rien que mon humanité. Nous vivons sur la même planète, le monde est plein de souffrance, n'en ajoutons pas. Il faut mettre fin à la peur. ” »

Butée, elle avait répété : « Je vois pas pourquoi il jetterait ses armes une fois qu'il saurait que moi j'en ai plus.

— Pourquoi les garderait-il ? Il n'a plus rien à craindre de toi désormais.

— Il les garderait parce que ça lui ferait plaisir de sentir qu'il les a et qu'il pourrait avoir envie de s'en servir un jour. Il aimerait la puissance qu'elles donnent et l'idée qu'il me tient sous sa botte. Honnêtement, Neil, tu es d'une naïveté quelquefois ! Les gens sont comme ça.

— Mais on ne peut plus raisonner de la sorte aujourd'hui, Amy. Il ne s'agit plus de couteaux, de fusils et de mitrailleuses. Il s'agit d'armes que personne ne peut utiliser sans se détruire, ni détruire toute la planète. Mais c'est bien gentil à toi de collaborer au PCPN, alors que tu ne l'approuves pas.

— Le PCPN, c'est différent et je l'approuve. Simplement, je pense que tu perds ton temps à écrire des lettres, à faire des discours, à envoyer tous ces bulletins. Ça servira à rien. Il faut combattre les gens avec leurs armes.

— Mais ça a déjà servi. Partout dans le monde on organise des défilés, des manifestations ; les gens font entendre leur voix, ils font savoir aux pouvoirs en place qu'ils veulent un monde en paix pour eux et pour leurs enfants. Des gens ordinaires comme toi. »

Et alors elle avait presque hurlé : « Je ne suis pas ordinaire ! M'appelle pas ordinaire ! S'il y a des gens ordinaires, j'en suis pas !

— Je suis désolé Amy. Je ne l'entendais pas comme ça.

— Alors, le dis pas. »

La seule cause qu'ils avaient en commun, c'était le refus de manger de la viande. Peu après l'arrivée d'Amy dans la caravane, il lui avait dit : « Je suis végétarien, mais je ne vous demande pas de l'être, ni l'un ni l'autre. » Il s'était d'ailleurs demandé, tout en parlant, si le bébé était d'âge à manger de la viande. Puis il avait ajouté : « Tu peux t'acheter de temps à autre une côtelette à Norwich, si tu en as envie.

— Ce que tu as, ça me suffit. Les bêtes me mangent pas et je les mange pas.

— Et Timmy ?

— Timmy prend ce que je lui donne. Il est pas difficile. »

En effet, Neil ne pouvait imaginer enfant plus accommodant, ni, la plupart du temps, plus satisfait. Il avait trouvé le parc d'occasion grâce à une petite annonce placardée chez un marchand de journaux à Norwich et l'avait ramené sur le toit de la camionnette. Timmy y restait pendant des heures, se traînant à quatre pattes, ou debout dans un équilibre précaire, sa couche lui battant invariablement les genoux. Quand il s'estimait brimé, il fermait les yeux, ouvrait la bouche et retenait son souffle avant d'émettre un beuglement d'une puissance si terrifiante que Neil s'attendait presque à voir tout Lydsett accourir au triple galop pour savoir lequel des deux martyrisait le bébé. Amy, qui ne le frappait jamais, l'empoignait alors pour le déposer sans douceur sur le lit en disant : « Bougre de gueulard ! »

— Tu ne devrais pas rester près de lui ? En retenant son souffle comme ça, il pourrait se tuer.

— Ça va pas, non ? Il va pas se tuer, ça n'arrive jamais. »

Et il savait désormais qu'il la désirait, alors qu'il était évident qu'elle ne le désirait pas et ne risquerait plus jamais un refus. La deuxième nuit dans la caravane, elle avait fait glisser la séparation entre les deux lits, s'était approchée silencieusement de celui de Neil et était restée là, à le regarder gravement. Elle était complètement nue. Il lui avait dit : « Tu sais, Amy, tu n'as pas à me payer.

— Je paie jamais rien – du moins pas comme ça. Mais comme tu veux. » Après un silence, elle avait dit : « Tu es gay ou quoi ?

— Non, mais je n'aime pas les aventures… au petit bonheur la chance.

— Tu veux dire que tu les aimes pas, ou que tu crois que tu dois pas en avoir ?

— Je veux dire, je pense que je ne dois pas en avoir.

— Religion ?

— Non, pas au sens ordinaire. C'est qu'à mon avis le sexe est trop important pour être traité avec désinvolture. Tu comprends, si nous couchions ensemble et si… si je te décevais, nous pourrions nous quereller, et puis alors tu t'en irais. Tu aurais l'impression que c'est ce qu'il faut que tu fasses. Tu partirais avec Timmy.

— Et après ?

— Je ne voudrais pas que tu fasses ça, à cause de quelque chose que j'aurais fait.

— Ou pas fait. Bon, je pense que tu as raison. » Un autre silence, puis elle ajouta : « Ça te ferait quelque chose si je partais ?

— Oui, sûrement. »

Elle s'était déjà détournée. « Je pars toujours à la fin. Ça n'a encore jamais rien fait à personne. »

C'était la seule invite sexuelle qu'elle lui avait jamais faite et il savait que ce serait la dernière. Ils couchaient désormais avec le berceau de Timmy coincé entre la séparation et le lit de Neil. Parfois la nuit, réveillé par des mouvements de l'enfant, il empoignait les barreaux, possédé par le désir de secouer le frêle obstacle qui symbolisait le gouffre infranchissable entre eux. Elle était là, lisse et arquée, comme un poisson ou une mouette, si près qu'il entendait sa respiration en écho aux soupirs soyeux de la mer. Il pressait le visage contre l'oreiller bosselé en gémissant, le corps raidi par le douloureux besoin qu'il avait d'elle, un besoin qu'il désespérait d'assouvir jamais. Que pouvait-elle lui trouver qui lui fît le désirer, sauf, comme cette première nuit, la reconnaissance, la pitié ou l'ennui ? Il haïssait son corps, les jambes maigrichonnes aux rotules saillantes comme des difformités, les petits yeux clignotants trop rapprochés, la barbe rare qui ne pouvait dissimuler la faiblesse de la bouche et du menton. Parfois aussi il était torturé par la jalousie. Sans preuve, il s'était convaincu qu'il y avait quelqu'un d'autre. Elle disait qu'elle voulait se promener seule sur le cap. Et il la regardait partir avec la certitude qu'elle allait rencontrer un amant. Et quand elle revenait, il s'imaginait qu'il voyait l'éclat de la peau, le sourire satisfait du bonheur remémoré, qu'il pouvait presque sentir qu'elle avait fait l'amour.

L'université l'avait déjà averti que sa subvention de recherche ne serait pas prolongée. La décision n'était pas surprenante, il avait été prévenu qu'il devait s'y attendre et il économisait le plus possible dans l'espoir d'amasser une petite somme qui lui permettrait de subsister jusqu'à ce qu'il ait trouvé du travail dans la région. N'importe quoi. Théoriquement, il aurait pu diriger le PCPN à partir de n'importe quel endroit dans le Royaume-Uni, mais il se savait irrévocablement lié au cap de Larksoken, à la caravane, à cette masse de béton qui avait, semblait-il, le pouvoir de dominer sa volonté comme son imagination. Il avait déjà tâté les employeurs locaux, mais ils n'étaient guère disposés à embaucher un agitateur bien connu, et même ceux qui paraissaient partisans de l'antinucléaire n'avaient pas de travail à proposer. On craignait peut-être que la campagne détournât une trop grande part de son énergie. Le petit capital fondait, avec les dépenses supplémentaires provoquées par Amy, Timmy, les chats, et voilà que se profilait la menace du procès – non pas une menace, mais une certitude.

Quand il revint dans la caravane dix minutes plus tard, Amy avait cessé de travailler, elle aussi. Allongée sur son lit, elle regardait le plafond, les chatons pelotonnés sur son ventre.

Il lui dit brusquement : « Si Robarts maintient sa plainte, j'aurai besoin d'argent. Nous n'allons pas pouvoir continuer comme ça. Il faut faire des plans. »

Elle se redressa prestement et le dévisagea. Les chatons, vexés, protestèrent et s'enfuirent. « Tu veux dire que nous serions obligés de partir d'ici ? »

Normalement le « nous » lui aurait fait chaud au cœur, mais ce jour-là, il le remarqua à peine. « C'est possible.

— Mais pourquoi ? Tu trouveras rien de meilleur marché que la caravane. Tu peux toujours essayer de trouver une simple chambre pour deux livres par semaine. C'est une sacrée chance d'avoir ça.

— Mais il n'y a pas de travail ici, Amy. Si j'ai d'énormes dommages à payer, il faudra que je trouve un emploi. Ça veut dire Londres.

— Quel genre d'emploi ?

— N'importe. J'ai ma maîtrise.

— Ma foi, moi je vois pas l'avantage qu'on pourrait avoir à s'en aller. Tu peux toujours t'inscrire au chômage.

— Ça n'est pas ça qui paiera les dommages.

— Eh bien, si tu es obligé de t'en aller, moi je resterai peut-être. Je peux payer le loyer. Après tout, qu'est-ce que ça peut faire au propriétaire ? Il touchera son fric, même si c'est une autre qui le paie.

— Tu ne pourrais pas vivre seule ici.

— Pourquoi ? J'ai vécu dans des endroits bien pires.

— Avec quoi ? Comment ferais-tu pour l'argent ?

— Eh bien, si tu es parti, je m'adresserai à l'Assistance publique. Ils pourront envoyer leurs mouchards, aucune importance ; ils seraient bien empêchés de dire que je couche avec toi si t'es pas là. D'ailleurs j'ai un petit quelque chose sur mon compte à la poste. »

La cruauté désinvolte de la suggestion lui donna un coup au cœur. Il perçut avec dégoût la note geignarde qu'il ne pouvait supprimer de sa voix : « C'est ça que tu veux vraiment, Amy ? Que je ne sois pas là ?

— Ça va pas, non ? C'était pour blaguer. Franchement, si tu voyais ta tronche ! À faire chialer. D'ailleurs ça n'arrivera peut-être pas – le procès, je veux dire.

— Ça arrivera forcément à moins qu'elle retire sa plainte. La date de l'audience est fixée.

— Elle peut la retirer, ou elle peut mourir. Se noyer, par exemple, pendant un de ses bains de minuit qu'elle prend après les titres des infos à neuf heures, réglés comme papier à musique jusqu'en décembre.

— Qui t'a dit ça ? Comment sais-tu qu'elle va nager le soir ?

— C'est toi qui me l'as dit.

— Je ne me rappelle pas du tout ça.

— Alors c'est quelqu'un d'autre, un des habitués du Local Hero peut-être. C'est pas un secret, je suppose ? »

Il dit : « Elle ne se noiera pas. Elle est bonne nageuse. Elle ne prendrait pas de risques. Et puis, je n'en veux pas à sa vie. On ne peut pas prêcher l'amour et pratiquer la haine.

— Moi je peux – souhaiter sa mort, je veux dire. Le Siffleur lui fera peut-être son affaire ! Ou alors tu pourrais gagner le procès et c'est elle qui serait obligée de payer. Tu parles d'une rigolade.

— Pas très vraisemblable. J'ai consulté un type à l'assistance judiciaire gratuite quand je suis allé à Norwich, vendredi dernier. J'ai bien vu qu'il avait l'air de trouver ça sérieux, qu'elle avait des arguments solides. Il m'a dit que je devrais prendre un avocat.

— Eh bien, fais-le.

— Comment ? Ça coûte de l'argent.

— Demande de l'aide. Fais passer une note dans le bulletin pour demander des contributions.

— Je ne peux pas faire ça. C'est déjà assez difficile d'en assurer la parution avec le prix du papier et du timbrage. »

Soudain sérieuse, Amy lui dit : « Je trouverai bien quelque chose. Il y a encore quatre semaines. Tout peut arriver en quatre semaines. Arrête de te faire du souci. Ça va s'arranger. Écoute, Neil, je te promets que ce procès viendra jamais devant le tribunal. » Et, en tout illogisme, il se sentit pour l'heure rassuré et réconforté.