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Le dîner avait été excellent et le château-potensac 78 accompagnant le plat principal, un choix intéressant. Bien que Dalgliesh connût la réputation d'Alice Mair, il n'avait jamais lu aucun de ses livres de cuisine et n'avait pas la moindre idée de l'école à laquelle elle appartenait – s'il y en avait une. Il n'avait pas vraiment craint d'affronter l'habituelle création artistique nageant dans une flaque de sauce, accompagnée d'une ou deux carottes et de mange-tout pas cuits élégamment disposés sur une assiette à part. Mais les canards découpés par Alex Mair avaient été parfaitement reconnaissables ; la sauce piquante, nouvelle pour lui, rehaussait leur goût plutôt qu'elle ne le dominait et les petits tas de navets persillés en purée constituaient une agréable adjonction aux pois. Ensuite, sorbet à l'orange, plateau de fromages et fruits. Menu classique, mais plutôt destiné, il le sentait, à plaire aux invités qu'à démontrer l'habileté de la cuisinière.
Le quatrième invité, Miles Lessingham, n'était pas venu, et comme Alice Mair n'avait rien modifié à sa table, la chaise et le verre vides évoquaient inconfortablement le spectre de Banquo. Dalgliesh était assis en face de Hilary Robarts. Il se dit que le portrait devait être encore plus puissant qu'il ne l'avait cru s'il pouvait dominer à ce point sa réaction physique à une personne divinité. Ils se rencontraient pour la première fois bien qu'il eût connu son existence, comme celle de tous ceux qui, selon les villageois de Lydsett, « perchaient de l'autre côté de c'te grille ». Il était d'ailleurs étonnant que la rencontre eût tant tardé, car la Golf rouge de Hilary circulait souvent à travers le cap et il avait souvent vu depuis l'étage supérieur du moulin le cottage qu'elle habitait. Désormais proche d'elle, il avait du mal à en détacher les yeux, chair vivante et image remémorée soudées en une présence à la fois forte et troublante. C'était un beau visage, un visage de modèle, se disait-il, pommettes hautes, long nez légèrement concave, lèvres pleines et yeux noirs irrités, enfoncés sous d'épais sourcils. Sa chevelure frisée, élastique, retenue par deux peignes lui tombait sur les épaules. Il se l'imaginait en train de poser, lèvres humides entrouvertes, hanches saillantes, fixant les caméras avec cet air arrogant et boudeur apparemment obligatoire pour la circonstance. Quand elle se pencha pour détacher un grain de raisin, qu'elle se jeta presque dans la bouche, il distingua les légères taches de rousseur qui maculaient le front sombre, le reflet du duvet sur la lèvre supérieure qu'on eût dit sculptée dans le marbre.
De l'autre côté de leur hôte, Meg Dennison pelait son raisin délicatement mais sans afféterie, avec des doigts aux ongles roses. La beauté torride de Hilary Robarts faisait ressortir une joliesse à l'ancienne mode, très soignée encore que libre de toute affectation, qui rappelait à Dalgliesh les photographies des années trente. Le contraste était encore souligné par les vêtements. Hilary portait une robe chemisier en indienne, trois boutons défaits au cou, Meg Dennison une longue jupe noire et une blouse de soie bleue à dessins avec une cravate nouée. Mais leur hôtesse était la plus élégante : la longue tunique en fine laine brun foncé relevée d'un collier d'ambre et d'argent masquait ses lignes anguleuses tout en soulignant la force et la régularité de ses traits énergiques. À côté d'elle, la joliesse de Meg Dennison était presque réduite à l'insipidité et la cotonnade bariolée de Hilary Robarts semblait criarde.
Dalgliesh se dit que la pièce où ils dînaient avait dû faire partie du bâtiment primitif. Agnes Poley avait sans doute suspendu ses flèches de lard et ses bouquets d'herbes aromatiques à ces poutres noircies, cuit les repas de la famille dans une marmite suspendue au dessus de l'âtre énorme et qui sait, à la fin, entendu dans ses flammes rugissantes les fagots crépitants de son terrible martyre. Devant la longue fenêtre, les casques d'hommes en armes étaient passés. Mais seul le nom du cottage perpétuait le souvenir du passé. La table ovale et les chaises étaient modernes, de même que le service en Wedgwood et les verres élégants. Dans le salon où ils avaient bu leur sherry avant le repas, Dalgliesh avait éprouvé le sentiment d'une pièce qui, rejetant délibérément le passé, ne contenait rien qui pût violer l'intimité sacrée des propriétaires – pas d'histoire familiale dans des photographies ou des portraits, pas de place donnée par nostalgie, sentimentalité ou piété familiale à des vestiges défraîchis, pas d'objets anciens collectionnés au long des années. Même les rares tableaux – dont trois John Piper reconnaissables – étaient modernes. Le mobilier était de prix, confortable, bien dessiné, trop simple dans son élégance pour paraître déplacé. Mais le cœur de la maison n'était pas là – il était dans la grande cuisine, tiède et accueillante.
Jusqu'alors, il n'avait écouté les propos que d'une oreille, mais il se força désormais à entrer dans son rôle d'invité. La conversation était générale, les visages éclairés par des bougies se penchaient au-dessus de la table et les mains, qui pelaient les fruits ou virevoltaient autour des verres, étaient aussi individualisées que les visages : mains robustes mais élégantes aux ongles courts d'Alice Mair, longs doigts noueux de Hilary Robarts, paumes délicates de Meg Dennison un peu rougies par les travaux du ménage. Alex Mair disait : « Bon, prenons un dilemme moderne. Nous savons que nous pouvons utiliser les tissus de fœtus avortés pour soigner la maladie de Parkinson et probablement celle d'Alzheimer. Vous trouveriez sans doute le procédé moralement acceptable si l'avortement avait été naturel ou légal, mais pas s'il avait été provoqué dans le dessein de fournir les tissus. Pourtant, on peut soutenir qu'une femme a le droit d'utiliser son propre corps comme elle l'entend. Si elle a un attachement particulier pour quelqu'un qui a la maladie d'Alzheimer et si elle veut aider celui-ci en produisant un fœtus, qui a le droit de dire non ? Un fœtus n'est pas un enfant. »
Hilary Robarts dit : « Vous présumez, je remarque, que le malade est un homme. Il se croirait probablement le droit d'utiliser le corps d'une femme pour cet usage comme pour n'importe quel autre. Mais pourquoi ? Je ne peux pas imaginer qu'une femme qui a déjà eu un avortement veuille en subir un autre pour la convenance d'un homme quel qu'il soit. »
Ces paroles furent dites avec une extrême amertume. Il y eut un silence, puis Mair répondit tranquillement : « La maladie d'Alzheimer est un peu plus qu'un inconvénient, mais je ne prône pas cette solution. D'ailleurs, de toute façon, elle serait illégale, actuellement.
— Ça vous gênerait ? »
Il regarda droit dans ses yeux furibonds : « Bien sûr, ça me gênerait. Heureusement, ça n'est pas une décision que j'aurai jamais à prendre. Mais nous ne parlons pas de légalité, nous parlons de morale. »
Sa sœur demanda : « Est-ce que c'est différent ?
— Toute la question est là, n'est-ce pas ? Qu'en pensez-vous, Adam ? »
C'était la première fois qu'il employait le prénom. Dalgliesh dit : « Vous supposez donc qu'il existe une morale absolue, indépendante du temps ou des circonstances.
— Pas vous ?
— Je crois que si, mais je ne suis ni philosophe, ni spécialiste de morale. »
Mrs Dennison releva la tête qu'elle avait inclinée sur son assiette et dit, le rose aux joues : « Je me méfie toujours un peu quand on prétend qu'un péché est justifié s'il s'agit d'aider quelqu'un que nous aimons. Nous le croyons peut-être, mais c'est en général dans notre propre intérêt. Je pourrais craindre d'avoir à soigner un patient atteint de la maladie d'Alzheimer. Quand nous prônons l'euthanasie, est-ce que c'est pour éviter des souffrances, ou pour nous éviter de les voir ? Concevoir un enfant uniquement pour le tuer et utiliser ses tissus, c'est une idée absolument répugnante. »
Alex Mair dit : « Je pourrais vous objecter que ce que vous tuez n'est pas un enfant et que la répugnance inspirée par un acte ne prouve pas qu'il est immoral. »
Dalgliesh dit : « Croyez-vous ? Est-ce que la répugnance innée de Mrs Dennison ne nous dit pas quelque chose sur la moralité de l'acte ? »
Elle lui adressa un bref sourire reconnaissant et poursuivit : « Et puis, l'usage d'un fœtus n'est-il pas particulièrement dangereux ? Il pourrait aboutir à ce que les pauvres conçoivent des enfants et vendent les fœtus pour aider les riches. Je crois qu'il y a déjà un marché noir d'organes humains. Croyez-vous qu'un multimillionnaire qui a besoin d'une greffe cœur-poumon soit jamais obligé de s'en passer ? »
Alex Mair sourit : « Le tout est que vous ne souteniez pas que nous devrions supprimer délibérément des connaissances, ou rejeter des progrès scientifiques simplement parce qu'on peut faire un mauvais usage des découvertes. S'il y a des abus, qu'on fasse des lois pour les réprimer. »
Meg protesta : « Vous simplifiez beaucoup trop. S'il suffisait de faire des lois contre les maux de la société, Mr Dalgliesh serait au chômage.
— Pas facile, certes, mais il faut essayer. Être humain, c'est ça, utiliser notre intelligence pour faire des choix. »
Alice Mair se leva de table : « Eh bien, c'est le moment de faire un choix, à un niveau un peu différent. Qui veut du café et de quelle sorte ? Il y a une table et des chaises dans la cour ; je pensais que nous pourrions allumer les lampadaires et le prendre dehors. »
Tout le monde traversa le salon et Alice Mair ouvrit les portes-fenêtres donnant sur le patio. Aussitôt le grondement sonore de la mer déferla dans la pièce et en prit possession comme une force palpitante d'une irrésistible puissance. Mais paradoxalement, une fois qu'ils furent dehors, le bruit parut assourdi – la mer, un lointain rugissement. Le patio était bordé du côté de la route par un haut mur qui s'incurvait au sud et l'est en s'abaissant à un mètre cinquante environ pour permettre de voir jusqu'à la mer de l'autre côté du cap.
Au bout de quelques minutes Alex Mair apporta le plateau du café et, tasse en main, le petit groupe se mit à errer au hasard entre les jarres de terre cuite, tels des étrangers hésitant à être présentés ou des acteurs sur scène, absorbés, qui réfléchissent à leur texte en attendant que la répétition commence.
Ils n'avaient ni vestes ni manteaux et la chaleur de la nuit s'était révélée illusoire, aussi avaient-ils fait demi-tour, comme d'un commun accord, pour rentrer dans la maison quand les phares d'une automobile jaillirent à grande vitesse en haut de la côte, vers le sud, puis ralentirent en approchant de la maison.
Mair dit : « La Porsche de Lessingham. »
Personne ne parla. Ils regardèrent en silence la voiture quitter la route pour freiner brutalement sur l'herbe du cap. Comme s'ils participaient à une cérémonie réglée à l'avance, ils se groupèrent en demi-cercle avec Alex Mair un peu en avant à la manière d'un comité d'accueil, mais qui aurait attendu plutôt des ennuis que du plaisir de la part de l'arrivant. Dalgliesh sentit la tension qui montait : les petits frémissements d'anxiété qui vibraient dans l'air immobile au parfum de mer, polarisés sur la portière et la haute silhouette qui se déployait hors de l'automobile, sautait légèrement par-dessus le mur de pierre bas et traversait la cour d'un pas décidé. Laissant Mair de côté, Lessingham alla droit vers Alice et lui baisa doucement la main, geste théâtral qui la prit par surprise – du moins Dalgliesh en eut-il l'impression – et que les autres observèrent avec une attention anormalement critique.
Lessingham dit doucement : « Toutes mes excuses, Alice. Trop tard pour le dîner mais pas trop tard, j'espère, pour prendre un verre. J'en ai sacrement besoin.
— Où étiez-vous ? Nous avons attendu quarante minutes pour passer à table. » Hilary Robarts posait cette question évidente, accusatrice comme une épouse acariâtre.
Lessingham continuait de regarder Alice. Il dit : « Voilà vingt minutes que je me demande comment répondre à cette question. Il existe un certain nombre de possibilités intéressantes et sensationnelles. Je pourrais dire que j'ai aidé la police dans son enquête. Ou que j'ai été mêlé à un meurtre, ou qu'il y a eu un pépin sur la route. En fait, il y a eu les trois. Le Siffleur a encore tué. C'est moi qui ai trouvé le corps. »
Hilary Robarts dit vivement : « Comment ça, trouvé ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? Où ? »
Une fois encore Lessingham ne lui prêta aucune attention. Il dit à Alice Mair : « Je pourrais avoir quelque chose à boire ? Ensuite je vous donnerai tous les détails horribles. Après avoir démoli votre plan de table et retardé votre dîner de quarante minutes, je ne peux pas faire moins. »
Tandis qu'ils retournaient dans la salle à manger, Alex Mair présenta Dalgliesh à Lessingham, qui lui lança un regard perçant. Ils se serrèrent la main. La paume qui toucha un instant celle du policier était moite et très froide.
Alex Mair dit tranquillement : « Pourquoi n'avez-vous pas téléphoné ? On vous aurait gardé quelque chose à manger. »
La question, conventionnelle et terre à terre, semblait singulièrement déplacée, mais Lessingham répondit : « Figurez-vous que j'ai oublié. Pas tout le temps, bien sûr, mais, honnêtement, l'idée ne m'est pas venue à l'esprit jusqu'à ce que la police ait fini de me questionner et alors le moment ne m'a pas semblé opportun. Ils ont été parfaitement polis, mais j'ai senti que mes rendez-vous mondains n'étaient pas vraiment prioritaires. D'ailleurs, soit dit en passant, ils ne vous savent aucun gré d'avoir trouvé un corps pour eux. Leur attitude c'est plutôt : “ Merci beaucoup, monsieur, bien ennuyeux, c'est sûr. Désolé que ça vous ait dérangé, mais maintenant on s'en occupe. Rentrez tranquillement chez vous et tâchez d'oublier tout ça. ” J'ai comme une impression que ça ne sera pas si facile. »
De retour dans le salon, Alex Mair jeta quelques bûches minces sur les braises rougeoyantes et alla chercher les boissons. Lessingham avait refusé le whisky et demandé du vin. « Mais ne gâchez pas votre meilleur bordeaux pour moi, Alex. C'est purement médicinal. » Presque imperceptiblement, ils rapprochèrent leurs chaises et Lessingham commença son récit, s'arrêtant parfois pour boire une gorgée de vin. Il semblait à Dalgliesh qu'il avait subi un changement subtil depuis son arrivée, désormais chargé d'une puissance à la fois mystérieuse et bizarrement familière. Il se dit que Lessingham avait soudain acquis la mystique du conteur et, regardant le cercle de visages attentifs éclairés par le feu, il se rappela soudain sa première école de village, les enfants serrés autour de Miss Douglas à trois heures un vendredi après-midi pour la demi-heure d'histoires, et il éprouva un douloureux serrement de cœur en pensant à ces jours perdus d'innocence et d'amour. Étonné que le souvenir lui en fût revenu si vif et en un pareil moment. Mais l'histoire allait être très différente et fort peu faite pour des oreilles d'enfant.
Lessingham dit : « J'avais un rendez-vous chez mon dentiste à Norwich à cinq heures, après quoi j'ai fait une courte visite à un ami à côté de la cathédrale. J'arrivais donc de Norwich et non pas de chez moi. J'avais juste quitté la B1150 à Fairstead quand j'ai failli rentrer dans une voiture en travers de la route, tous feux éteints. Je me suis dit que c'était un endroit bougrement idiot pour se garer si quelqu'un voulait se soulager dans les buissons. Et puis j'ai eu l'idée qu'il y avait peut-être eu un accident. La portière droite était ouverte, ce qui paraissait un peu bizarre. Je me suis donc arrêté sur le bas-côté et je suis allé voir de plus près. Personne aux alentours. Je ne sais vraiment pas pourquoi, j'ai eu l'idée de m'enfoncer dans le sous-bois. Une sorte d'instinct, je suppose. Il faisait trop noir pour y voir quelque chose et je me demandais si j'allais appeler, quand je me suis dit que je devais avoir l'air complètement crétin et j'ai décidé de me mêler de ce qui me regardait. C'est à ce moment-là que j'ai failli marcher sur elle. »
Il but une autre gorgée de vin. « Je ne voyais toujours rien, bien sûr, mais je me suis agenouillé et j'ai tâté avec les mains. C'est à ce moment-là que j'ai touché de la chair. Sa cuisse, je crois, je ne peux pas être sûr. Mais la chair, même morte, on ne peut pas s'y tromper. Alors je suis retourné dans ma voiture et j'ai pris ma lampe électrique. J'ai éclairé ses pieds d'abord et puis je suis remonté jusqu'à son visage. Et alors, bien sûr, j'ai vu. J'ai su que c'était le Siffleur. »
Meg Dennison demanda doucement : « Est-ce que c'était bien terrible ? »
Il dut entendre dans sa voix ce qu'elle éprouvait vraiment, aucune curiosité malsaine, mais de la sympathie, l'intuition qu'il avait besoin de parler. Il la regarda un instant comme s'il la voyait pour la première fois, puis prit le temps de réfléchir sérieusement à la question.
« Plus choquant que terrible. Mes émotions, si je m'y reporte, étaient compliquées, un mélange d'horreur, d'incrédulité et – oui – de honte. J'avais l'impression d'être un voyeur. Les morts sont dans une telle situation d'infériorité. Elle avait l'air grotesque, un peu ridicule avec de petites mèches de cheveux qui lui sortaient de la bouche comme si elle les mâchait. Horrible, bien sûr, mais stupide en même temps. J'ai eu une envie de rire presque irrésistible. C'était seulement la réaction après le choc, je le sais, mais enfin ça n'avait rien d'admirable. Et puis toute cette scène était en somme si banale. Si vous m'aviez demandé de décrire une des victimes du Siffleur, je l'aurais vue exactement comme ça. Vous vous attendez à ce que la réalité soit différente de vos inventions. »
Alice Mair dit : « Peut-être parce qu'elles sont généralement pires. »
Meg Dennison dit doucement : « Vous avez dû être terrifié. Je sais que je l'aurais été. Seul et dans le noir avec une telle horreur. »
Il tourna son corps vers elle et parla comme s'il était important que toutes les personnes présentes pussent comprendre. « Non, pas terrifié, c'est ça qui était étonnant. J'ai eu peur, bien sûr, mais seulement pendant une seconde ou deux. Après tout, je ne m'imaginais pas qu'il était toujours là. Il avait eu ce qu'il voulait. D'ailleurs, il ne s'intéresse pas aux hommes. Je me suis mis à penser aux choses ordinaires : ne rien toucher, ne pas détruire d'indices, appeler la police. Alors, en revenant à ma voiture, j'ai commencé à préparer ce que je leur dirais, presque comme si je fabriquais mon histoire de toute pièce. J'ai essayé d'expliquer pourquoi je m'étais enfoncé dans les buissons, essayé de donner une apparence raisonnable à mon geste. »
Alex Mair dit : « Qu'est-ce qu'il y avait à justifier ? Vous avez fait ce que vous avez fait, ça me paraît assez raisonnable. La voiture en travers de la route était un danger. Il aurait été irresponsable de filer tout droit.
— Eh bien, il a fallu donner beaucoup d'explications, sur le moment et après. Peut-être parce que toutes les phrases des policiers commençaient par “ pourquoi ”. Vous devenez anormalement sensible à vos propres mobiles. Presque comme si vous deviez vous convaincre que vous ne l'avez pas fait. »
Hilary Robarts dit avec impatience : « Mais le corps, quand vous êtes revenu chercher la lampe et que vous l'avez vue, vous êtes sûr qu'elle était morte ?
— Oh, oui, je savais qu'elle était morte.
— Comment pouviez-vous le savoir ? C'était forcément tout récent. Pourquoi est-ce que vous n'avez pas essayé au moins de la ranimer, de lui faire du bouche-à-bouche ? Ça aurait valu la peine de surmonter votre répugnance naturelle. »
Dalgliesh entendit Meg Dennison émettre un petit son entre soupir et gémissement. Lessingham regarda Hilary et dit froidement : « Certainement, si ça avait pu avoir la moindre utilité. Je savais qu'elle était morte, restons-en là. Mais ne vous inquiétez pas, si jamais je vous trouve in extremis, j'essaierai de surmonter ma répugnance naturelle. »
Hilary se détendit et sourit d'un petit air suffisant, apparemment satisfaite de lui avoir arraché une riposte triviale. Sa voix était plus naturelle quand elle dit : « Je suis étonnée que vous n'ayez pas été traité en suspect. Après tout, vous êtes arrivé le premier sur les lieux du crime et c'est la deuxième fois que vous êtes là pour l'hallali, enfin presque ; ça devient une habitude. »
Ces derniers mots furent dits à voix basse, mais les yeux fixés sur Lessingham, qui soutint le regard et répondit tout aussi tranquillement : « Mais il y a une différence, n'est-ce pas ? J'ai vu mourir Toby, vous vous rappelez ? Et cette fois personne ne pourra prétendre que ce n'est pas un meurtre. »
Soudain, le feu craqua bruyamment et la bûche du dessus roula dans l'âtre. Mair, le visage très rouge, la repoussa d'un coup de pied rageur.
Parfaitement calme, Hilary se tourna vers Dalgliesh :
« J'ai raison, n'est-ce pas ? Est-ce que la police ne soupçonne pas en général la personne qui trouve le corps ? »
Il répondit tranquillement : « Pas nécessairement. »
Lessingham avait placé la bouteille de bordeaux près de la cheminée. Il se pencha alors en avant et remplit soigneusement son verre avant de dire : « On aurait pu me suspecter, je suppose, sans un certain nombre de circonstances favorables. J'étais évidemment sorti pour effectuer des démarches parfaitement légales. J'ai un alibi pour deux des crimes précédents au moins. De leur point de vue, j'étais lamentablement indemne de toute trace de sang. Ils pouvaient voir, je suppose, que j'étais en état de choc. Et puis, pas trace du lien qui l'avait étranglée, ni du couteau. »
Hilary dit vivement : « Quel couteau ? Le Siffleur est un étrangleur, tout le monde sait ça.
— Ah, je ne l'ai pas signalé ? Elle a bien été étranglée, ou du moins je le suppose, je n'ai pas éclairé son visage plus longtemps qu'il n'était nécessaire. Mais mis à part les poils qu'il leur enfonce dans la bouche – pubiens, soit dit en passant, je l'ai bien vu – il marque ses victimes. La lettre L était parfaitement nette sur son front. Un enquêteur qui m'a parlé ensuite m'a dit que c'était une des signatures du Siffleur. D'après lui, le L pourrait désigner Larksoken, le Siffleur ferait une sorte de déclaration au sujet de la force nucléaire, une protestation peut-être. »
Alex Mair dit très vite : « Quelle ânerie ! » puis ajouta plus calmement : « On n'a rien dit ni à la télévision ni dans les journaux de cette marque sur le front des victimes.
— La police essaie de garder le secret. C'est le genre de détail qui peut être utile pour repérer les fausses confessions. Il paraît qu'il y en a déjà eu une demi-douzaine. Rien non plus dans les médias sur les poils, mais ce détail répugnant a l'air en général bien connu. Après tout, je ne suis pas le seul à avoir trouvé un corps. Les gens causent. »
Hilary Robarts dit : « On n'a jamais dit ni écrit à ma connaissance qu'il s'agissait de poils pubiens.
— Non, la police n'en souffle pas mot et ce n'est pas le genre de chose qu'on imprime dans les journaux pour les familles. Non pas que ce soit tellement surprenant, d'ailleurs. Ce n'est pas un violeur, mais il fallait bien qu'il y ait un élément de sexualité. »
C'était l'un des détails que Rickards avait révélés à Dalgliesh l'avant-veille, mais qu'à son avis, Lessingham aurait pu garder pour lui, surtout dans une réunion mixte. Cette soudaine sensibilité le surprit. Peut-être fut-ce le regard qu'il jeta au visage ravagé de Meg Dennison. Et puis ses oreilles perçurent un bruit très léger. Il regarda la porte ouverte de l'autre côté de la salle à manger et aperçut la silhouette menue de Theresa Blaney debout dans l'ombre. Qu'avait-elle entendu du récit de Lessingham ? Si peu que ce fût, c'était trop et il dit, sans même se rendre compte de la sévérité qui durcissait sa voix : « L'inspecteur principal Rickards ne vous avait pas demandé de garder ce renseignement pour vous ? »
Silence embarrassé. Il se dit : Pendant un moment, ils avaient oublié que je suis un policier.
Lessingham se tourna vers lui : « J'ai bien l'intention de le garder, ce secret. Rickards ne voulait pas que ce soit ébruité et ça ne le sera pas. Personne ici ne le répétera. »
Mais cette seule question rappelant qui il était et ce qu'il représentait avait refroidi l'atmosphère et changé leur fascination horrifiée en une gêne très légèrement hostile. Aussi, quand, une minute plus tard, il se leva pour prendre congé et remercier l'hôtesse, l'impression de soulagement fut-elle presque tangible. Il savait que cette gêne n'avait rien à voir avec la crainte qu'il pût questionner, critiquer, espionner. Ce n'était pas son affaire, ils n'étaient pas suspects, et ils devaient bien savoir qu'il n'était pas un jovial extraverti, flatté d'être au centre de l'intérêt pendant qu'ils le bombarderaient de questions sur les méthodes probables de Rickards et ses chances d'arrêter le Siffleur, ses propres théories sur les tueurs psychopathes et son expérience des crimes en série. Mais du simple fait qu'il était là, il augmentait la peur et la répugnance qui les envahissaient de plus en plus. Chacun gardait imprimée dans son esprit l'image de ce visage violenté, la bouche à demi ouverte bourrée de poils, les yeux fixes, sans regard, et sa présence la rendait plus précise encore. L'horreur et la mort étaient son métier et, tel un entrepreneur des pompes funèbres, il portait partout avec lui la contagion de son état.
Il était déjà à la porte quand, sans réfléchir, il se retourna pour dire à Meg Dennison : « Vous avez dit, je crois, que vous étiez venue à pied du presbytère, Mrs Dennison. Est-ce que je pourrais vous raccompagner si ce n'est pas trop tôt pour vous ? »
Alex Mair commençait à dire que, bien entendu, il la ramènerait en voiture, mais elle se dégagea maladroitement de son fauteuil et dit avec un peu trop d'empressement : « Oh, merci beaucoup, j'en serais ravie. La promenade me fera du bien et Alex n'aura pas besoin de sortir la voiture. »
Alice Mair dit : « Et puis, il est temps que Theresa rentre chez elle. Nous aurions dû la reconduire il y a une heure. Je vais passer un coup de fil à son père. Au fait, où est-elle donc ? »
Meg dit : « Je crois qu'elle était en train de débarrasser la table, il y a une minute.
— Bon, eh bien je vais la trouver et Alex la ramènera chez elle. »
Le groupe se dispersait. Hilary Robarts, qui était restée renversée dans son fauteuil, les yeux fixés sur Lessingham, se leva alors et dit :
« Je vais retourner à mon cottage. Je n'ai besoin de personne pour me raccompagner. Comme l'a dit Miles, le Siffleur a eu sa dose de sensations fortes pour ce soir. »
Alex Mair dit : « Je préférerais que vous attendiez. J'irai à pied avec vous une fois que j'aurai emmené Theresa chez elle. »
Elle haussa les épaules et répondit sans le regarder : « Bien, si vous y tenez, j'attendrai. »
Elle s'approcha de la fenêtre comme pour dévisager la nuit noire. Seul Lessingham resta assis, bras tendu pour remplir à nouveau son verre. Dalgliesh vit qu'Alex Mair avait discrètement placé une autre bouteille débouchée dans la cheminée. Il se demanda si Alice Mair demanderait à Lessingham de passer la nuit à Martyr's Cottage, ou s'il serait ramené en voiture chez lui plus tard par elle ou son frère, car il ne serait certainement pas en état de conduire.
Dalgliesh aidait Meg Dennison à enfiler sa veste quand le téléphone sonna, anormalement strident dans la pièce silencieuse. Il sentit la brusque crispation de peur et pendant un instant, presque involontairement, ses mains se firent plus fortes sur les épaules de la jeune femme. Ils entendirent la voix d'Alex Mair.
« Oui, nous sommes au courant. Miles Lessingham est ici et il nous a donné les détails. Oui, je vois. Oui, merci de m'avertir. » Silence plus long, puis voix de Mair à nouveau :
« Totalement fortuit à mon avis, n'est-ce pas ? Après tout nous employons cinq cent trente personnes. Mais bien entendu, tout le monde à Larksoken sera bouleversé, les femmes surtout. Oui, je serai au bureau demain, si je peux faire quelque chose. Il faudra prévenir sa famille je suppose ? Oui, je vois. Bonsoir inspecteur. »
Il reposa l'appareil et dit : « C'était l'inspecteur Rickards. On a identifié la victime. Christine Baldwin. Sténo à la centrale. Vous ne l'avez pas reconnue, Miles ? »
Miles remplit son verre sans se presser. Il dit : « La police ne m'a pas dit qui c'était. D'ailleurs, même s'ils l'avaient fait, je n'aurais pas retenu le nom. Et non, Alex, je ne l'ai pas reconnue. Je suppose que j'ai vu Christine Baldwin à Larksoken, probablement à la cafétéria, mais ce que j'ai vu ce soir n'était pas Christine Baldwin. Et je peux vous assurer que je n'ai pas promené la lampe sur elle plus qu'il ne le fallait pour m'assurer que je ne pouvais plus rien faire pour elle. »
Sans détourner la tête de sa fenêtre, Hilary Robarts dit : « Christine Baldwin, trente-trois ans, embauchée il y a onze mois seulement, mariée l'an dernier. Tout dernièrement transférée au service de la recherche médicale. Je peux vous donner ses vitesses de frappe et de sténo, si ça a une utilité quelconque. » Puis elle pivota sur ses talons et regarda Alex Mair bien en face « On dirait que le Siffleur se rapproche, n'est-ce pas, et de plusieurs façons. »