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Rickards avait convenu avec Alex Mair qu'il serait à la centrale à neuf heures le lendemain matin, mais il voulait passer avant à Scudder's Cottage voir Ryan Blaney. La démarche était délicate. Il savait que l'homme avait des enfants ; or il serait nécessaire d'interroger au moins l'aînée, ce qui ne pouvait être fait sans la présence d'une femme de la police, et il y avait eu quelque retard pour coordonner les mouvements. C'était là une de ces petites contrariétés qu'il avait du mal à accepter, mais il savait qu'il serait imprudent de faire plus qu'une brève visite aux Blaney sans elle. Que l'homme fût un suspect sérieux ou pas, lui ne pouvait risquer d'être accusé par la suite d'avoir arraché des aveux à une mineure au mépris des procédures régulières. En outre, Blaney avait le droit de savoir ce qu'il était arrivé à son tableau, et si la police ne le mettait pas au courant, quelqu'un d'autre s'en chargerait rapidement. Il était important qu'il soit là pour voir la tête de l'homme quand il apprendrait que sa toile avait été lacérée et Hilary Robarts, assassinée.

Il se dit qu'il avait rarement vu endroit plus déprimant que Scudder's Cottage. Il tombait un petit crachin et il voyait la maison avec son jardin négligé à travers une brume miroitante qui semblait absorber formes et couleurs, si bien que tout le paysage était d'un gris amorphe et uni. Laissant l'agent Price dans la voiture, Rickards et Oliphant remontèrent jusqu'au porche l'allée infestée de mauvaises herbes. Pas de sonnette, mais quand Oliphant eut vigoureusement manœuvré le heurtoir, la porte s'ouvrit aussitôt et Ryan Blaney, immense, efflanqué, les dévisagea longuement, le regard trouble mais hostile. La couleur semblait s'être retirée même de ses cheveux et Rickards se dit qu'il n'avait jamais vu un homme avoir l'air aussi épuisé et pourtant être debout. Blaney ne les invita pas à entrer et le policier ne le demanda pas. Mieux valait être accompagné par une femme pour opérer une intrusion ; d'ailleurs, Blaney pouvait attendre. Non, il souhaitait désormais aller à la centrale. Il annonça que le portrait de Hilary Robarts avait été retrouvé lacéré, à Thyme Cottage, mais sans autre détail. Pas de réponse. Il dit : « Vous m'avez entendu, Mr Blaney ?

— Oui. Je vous ai entendu. Je savais que le portrait avait disparu.

— Quand ?

— Hier soir, vers neuf heures quarante-cinq. Miss Mair est venue le chercher. Elle devait l'emporter ce matin à Norwich. Elle vous le dira. Où est-il, maintenant ?

— Nous l'avons, ou ce qu'il en reste ; nous en aurons besoin pour des examens de laboratoire. Bien entendu, nous vous donnerons un reçu.

— À quoi bon ? Vous pouvez garder le tout, le tableau et le reçu. Mis en pièces, vous avez dit ?

— Pas en pièces, deux estafilades seulement. Il est peut-être réparable. Nous l'apporterons quand nous viendrons pour que vous puissiez l'identifier.

— Je ne veux plus le voir. Vous pouvez le garder.

— Nous avons besoin de l'identification, Mr Blaney. Nous en reparlerons quand nous vous verrons cet après-midi. À propos, quand l'avez-vous vu pour la dernière fois, ce portrait ?

— Jeudi matin, quand je l'ai enveloppé et mis dans l'atelier. Je n'y suis pas allé depuis. Et puis, à quoi bon discourir ? C'était ce que j'avais fait de mieux et cette salope l'a détruit. Demandez à Alice Mair ou à Adam Dalgliesh de l'identifier. Ils l'ont vu tous les deux.

— Voulez-vous dire que vous connaissez le coupable ? » De nouveau un silence, que Rickards rompit en disant : « Nous viendrons vous voir cet après-midi, probablement entre quatre et cinq, si ça ne vous dérange pas. Et il faudra que nous parlions aux enfants. Nous aurons une femme de la police avec nous. Je suppose qu'ils sont à l'école ?

— Les jumelles sont au jardin d'enfants. Theresa est ici. Elle n'est pas bien. Dites donc, vous ne vous donnez pas tout ce mal pour un portrait lacéré. Depuis quand est-ce que la police s'occupe de tableaux ?

— Nous nous occupons des déprédations. Mais il y a autre chose. Je dois vous dire que Hilary Robarts a été assassinée la nuit dernière. »

Tout en parlant, il regardait attentivement le visage de Blaney. Le moment de vérité était arrivé. L'homme ne pouvait pas apprendre la nouvelle sans trahir quelque émotion : choc, peur, surprise réelle ou simulée. Au lieu de cela, il dit calmement : « Vous ne m'apprenez rien là non plus. Je le savais. George Jago m'a téléphoné de bonne heure ce matin du Local Hero. »

Vraiment ? se dit Rickards, qui ajouta Jago à la liste des gens à interroger le plus tôt possible. Il demanda : « Est-ce que Theresa sera là et assez bien pour nous parler cet après-midi ?

— Elle sera là et elle sera assez bien. »

Sur ce, la porte leur fut résolument fermée au nez.

Oliphant dit : « On peut se demander pourquoi Robarts a acheté cette bicoque ? Et ça faisait des mois qu'elle essayait de le vider avec ses gosses. Les gens jasaient ferme, aussi bien à Lydsett que sur le cap.

— C'est ce que vous m'avez dit en venant. Mais si Blaney l'avait tuée, il ne serait pas allé attirer l'attention sur lui en lançant le portrait à travers une vitre de Thyme Cottage. Seulement, un meurtre plus du vandalisme sans rapport l'un avec l'autre la même nuit, c'est un peu gros comme coïncidence. Ça ne passe pas. »

La journée avait mal commencé. Le crachin qui se faufilait sous le col de son pardessus ajoutait à son léger abattement. Il n'avait pas remarqué que tout le cap était sous la pluie et aurait presque cru que cette petite bicoque pittoresque mais revêche générait son propre climat. Il lui restait beaucoup de choses à faire avant de revenir pour une confrontation plus rigoureuse avec Ryan Blaney, et aucune dont la perspective l'enchantât. Ayant ouvert la barrière non sans peine malgré une touffe de mauvaises herbes dans l'allée, il se retourna pour jeter un dernier coup d'œil au cottage. Aucune trace de fumée ne sortait de la cheminée et les fenêtres brouillées par le sel étaient fermées. Difficile de croire qu'une famille vivait là, que le cottage n'était pas abandonné depuis longtemps à l'humidité et au délabrement. Et puis, à la fenêtre de droite, il aperçut un visage pâle encadré de cheveux d'or rouge. Theresa Blaney les regardait.