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Rickards savait que Dalgliesh avait raison, rien ne justifiait une intrusion chez Mrs Dennison à une heure aussi tardive. Mais il ne put s'empêcher de ralentir en passant devant le Vieux Presbytère et de jeter un coup d'œil pour voir s'il y avait le moindre signe de vie. Rien, la maison était noire et silencieuse derrière les buissons tordus par le vent. En entrant dans sa propre maison, tout aussi noire, il se sentit tout à coup écrasé par la fatigue. Mais il avait encore de la paperasserie à déblayer avant de pouvoir aller au lit, y compris son dernier rapport sur l'affaire du Siffleur : répondre à des questions gênantes, mettre sur pied une défense qui aurait quelque chance de repousser les accusations privées et publiques – incompétence de la police, mauvaise coordination, confiance exagérée dans la technologie, insuffisance du bon vieux travail d'enquêteur classique. Et tout ça avant de pouvoir commencer à étudier les derniers rapports sur le meurtre de Robarts.

Il était près de quatre heures quand il arracha ses vêtements et s'effondra sur le lit. À un moment donné dans la nuit, il dut sentir le froid, car il s'éveilla couché sous les couvertures et, ayant allumé la lampe de chevet, s'aperçut avec horreur qu'il n'avait pas entendu le réveil ; il était presque huit heures. Aussitôt, il sauta à bas du lit et se précipita pour se regarder dans le miroir posé sur la coiffeuse de sa femme. En forme de rognon, elle était recouverte de mousseline blanche fleurie de roses, le joli nécessaire encore en place, une poupée gagnée par Susie enfant à une foire, accrochée au miroir. Seuls manquaient les produits de beauté, et leur absence le frappa soudain aussi douloureusement que si elle était morte et qu'ils avaient été balayés comme les débris dérisoires d'une vie. Penché pour se regarder de plus près dans le miroir, il se demanda ce que la chambre rose et blanche, totalement féminine, avait à voir avec ce visage aux joues creuses, ce rude torse masculin. Il retrouva l'impression qu'il avait eue lors de leur emménagement un mois après le mariage : l'impression que rien dans cette maison n'était vraiment à lui. Jeune agent, il aurait été stupéfait si on lui avait dit qu'il aurait un jour une maison pareille, une grande allée sablée, deux cents mètres carrés de jardin rien qu'à lui, un salon et une salle à manger séparés, avec chacun son ameublement soigneusement choisi qui sentait encore le neuf, lui rappelant chaque fois qu'il y entrait le magasin d'Oxford Street où il les avait choisis. Mais Susie partie, il se trouvait là de nouveau connue un invité à peine toléré et méprisé.

Tout en enfilant sa robe de chambre, il ouvrit la porte d'une petite pièce donnant au sud et qui devait être la chambre d'enfants. Le berceau était drapé d'un tissu jaune pâle et blanc assorti aux rideaux ; le meuble à langer, avec la tablette en bas pour tous les accessoires et le sac pour les couches propres, était tiré contre le mur, le papier peint, constellé de lapins et de moutons bondissants. Impossible de croire que son enfant dormirait là un jour.

Et il n'y avait pas que la maison qui le rejetait. Susie absente, il avait parfois du mal à croire à la réalité de son mariage. Il l'avait rencontrée pendant une croisière en Grèce, choisie à la place de ses habituelles vacances de promeneur solitaire. Elle était l'une des seules jeunes femmes à bord, accompagnée de sa mère, veuve d'un dentiste. Il se rendait compte maintenant que c'était elle qui avait fait les avances, elle qui avait décidé de l'épouser, qui l'avait choisi longtemps avant qu'il eût songé à la choisir. Mais la découverte, une fois faite, avait été plutôt flatteuse et, après tout, il était consentant. Il arrivait à cette époque de la vie où l'on se laisse parfois aller à la vision idéalisée d'une épouse qui attend à la maison, du confort familial, d'un enfant qui serait un gage sur l'avenir, une raison de travailler et d'avancer.

Et elle l'avait épousé malgré l'opposition de la mère qui avait semblé de connivence au début, peut-être parce qu'elle se disait que Susie avait vingt-huit ans et que le temps ne jouait pas en sa faveur, mais qui, une fois les fiançailles assurées, avait laissé clairement entendre que son unique enfant aurait pu mieux faire. Elle s'était alors embarquée dans une campagne sur deux fronts, résignée à faire contre mauvaise fortune bon cœur tout en lui imposant une vigoureuse rééducation sociale. Mais même elle n'avait rien trouvé à redire à la maison. Il y avait mis toutes ses économies et l'emprunt était le plus élevé que ses ressources pouvaient supporter, mais dans sa solidité elle représentait les deux choses qui lui importaient le plus au monde : son mariage et son métier.

Susie avait suivi une formation de secrétaire, mais semblé contente d'abandonner son poste. Si elle avait voulu continuer à travailler, il l'aurait soutenue, comme il l'aurait fait pour n'importe quelle occupation de son choix. Mais il préférait la voir heureuse et satisfaite, s'occuper de la maison et du jardin, la trouver qui l'attendait à la fin de la journée. Ce n'était pas le genre de mariage à la mode pour l'heure, ni celui que la plupart des couples pouvaient s'offrir, mais c'était celui qui lui plaisait et il était reconnaissant qu'elle eût le même goût.

Au moment du mariage, il n'était pas amoureux d'elle, il le savait maintenant. Il aurait même pu dire qu'il connaissait à peine le sens du mot, qui n'avait certainement rien à voir avec les humiliations de ses premiers rapports avec les femmes. Pourtant, non seulement les poètes et les écrivains mais le monde entier semblaient savoir d'instinct, sinon par expérience, ce qu'il signifiait. Il se sentait parfois exclu d'un patrimoine universel comme pourrait l'être un homme privé de goût ou d'odorat. Et quand, trois mois après leur lune de miel, il était tombé amoureux de Susie, ç'avait été la révélation d'une chose connue mais jamais vécue, comme des yeux aveugles soudain ouverts à la réalité de la lumière, des couleurs et des formes. Une nuit, pour la première fois, elle avait trouvé la joie entre ses bras ; moitié riant, moitié pleurant, elle s'était accrochée à lui en murmurant des tendresses incohérentes. La serrant très fort contre lui, il avait su, en un éclair de connaissance émerveillée, que c'était ça, l'amour. Cet instant d'affirmation avait été à la fois un accomplissement et une promesse, non pas la fin d'une recherche, mais le début d'une découverte. Il ne laissait aucune place au doute ; son amour, une fois reconnu, lui semblait indestructible. Leur mariage pourrait avoir ses moments de chagrin et d'anxiété partagés, mais jamais il ne pourrait être moins que ce qu'il était en cet instant. Était-il vraiment possible, se demandait-il désormais, qu'il pût être gravement menacé sinon détruit par la première épreuve sérieuse, la décision qu'elle avait prise de céder au mélange d'intimidation et de supplication calculé par sa mère, et de le laisser au moment où leur premier enfant allait naître ? Quand le bébé serait mis dans les bras de Susie, il voulait être là. Maintenant, il ne saurait peut-être même pas quand le travail commencerait. L'image qui le hantait avant le sommeil et au réveil, celle de sa belle-mère triomphante à la maternité avec son enfant à lui dans les bras, portait l'antipathie qu'il avait pour elle à un degré presque maladif.

Sur la coiffeuse, une des photos de leur mariage dans un cadre en argent rappelait une cérémonie qui avait semblé spécialement ordonnée pour souligner la différence de milieu entre les deux familles. Susie se penchait un peu vers lui, le petit visage mince, vulnérable, plus jeune d'apparence que ses vingt-huit ans, la tête blonde avec son chapelet de fleurs à peine à la hauteur de l'épaule du marié. Ces fleurs étaient artificielles – boutons de rose et muguet – mais dans ses souvenirs de cette journée, elles répandaient une fugitive senteur. Le visage de la jeune femme, souriant et grave, ne révélait rien, pas même tout ce que cette mystique blanche symbolisait sûrement. C'est à cela que j'ai travaillé, c'est ce que je voulais, c'est ce que j'ai réussi. Lui regardait droit dans l'objectif, stoïque devant ce qui avait été la dernière des photographies apparemment innombrables prises en dehors de l'église. Après coup, il semblait même que cette séance eût été la partie la plus importante de la cérémonie, le service n'étant qu'un simple préliminaire à ce ballet compliqué, sans cesse modifié, d'étrangers à l'accoutrement incongru, disposés selon une hiérarchie qu'il ne comprenait pas très bien, mais qui n'avait visiblement pas de secrets pour l'impérieux artiste. Il entendait la voix de sa belle-mère : « Oui, un peu le genre diamant brut hélas, mais il est très capable, en fait. Du bois dont on fait les commissaires divisionnaires, me dit-on. »

Eh bien, ce n'était pas vrai et elle le savait, mais au moins elle n'avait pas pu critiquer la maison qu'il avait offerte à cette tendre fille unique.

Il était un peu tôt pour téléphoner et il savait que sa belle-mère qui se levait tard exploiterait au maximum le premier grief de la journée. Mais s'il ne parlait pas à Susie tout de suite, il n'aurait peut-être pas d'autre occasion avant la fin de la soirée. Pendant un instant, il resta planté devant le téléphone à côté du lit, hésitant à tendre la main. Sans ce nouveau crime, il aurait sauté dans la Rover, filé à York et ramené Susie. En face de lui, elle aurait peut-être trouvé la force de résister à sa mère. Désormais il lui faudrait faire le trajet seule, ou avec Mrs Cartwright si elle exigeait de l'accompagner. Ma foi, il aimerait encore mieux la supporter et ce serait peut-être préférable pour Susie que d'affronter seule le long trajet en train. Mais il la voulait ici, près de lui, dans cette maison.

La sonnerie parut résonner, interminablement, et ce fut sa belle-mère qui répondit, énonçant le numéro avec une résignation lassée qui laissait penser que c'était le vingtième appel de la matinée.

Il dit : « Ici Terry, Mrs Cartwright. Est-ce que Susie est réveillée ? »

Il ne l'avait jamais appelée mère. C'était un non-sens qui lui aurait écorché la bouche et il fallait reconnaître qu'elle ne l'avait jamais suggéré.

« Eh bien, elle doit l'être maintenant, n'est-ce pas ? Un peu sans-gêne, Terry, d'appeler avant neuf heures. Elle ne dort pas très bien en ce moment et elle a besoin de rester beaucoup allongée. Et puis elle a essayé de vous avoir au bout du fil hier toute la soirée. Ne quittez pas. »

Enfin, au moins une minute plus tard, la petite voix, hésitante : « Terry ?

— Comment ça va, ma chérie ?

— Très bien. Maman m'a emmenée chez le Dr Maine, hier. C'est lui qui me soignait quand j'étais petite. Il me suit et il dit que tout va très bien. Il m'a retenu un lit à l'hôpital ici, juste au cas… »

Ainsi, se dit-il avec amertume, elle avait même arrangé ça, et l'espace d'un instant il eut l'idée – la traîtrise – de penser qu'elles avaient peut-être tout manigancé ensemble, que c'était ça que Susie voulait. Il dit : « Je suis navré de ne pas être resté au téléphone plus longtemps hier soir. La situation a évolué très vite, mais je voulais te faire savoir que le Siffleur était mort.

— C'est dans tous les journaux aujourd'hui, Terry. Quelle bonne nouvelle ! Tu vas bien ? Tu te nourris convenablement ?

— Bien, bien. Fatigué, mais ça va. Dis-moi donc, chérie, ce nouveau meurtre, c'est différent, ça n'est pas un autre criminel qui fait ça en série. Le danger est passé maintenant. Je ne peux pas venir te chercher, malheureusement, mais je pourrais te prendre à Norwich. Tu crois que tu pourrais y être aujourd'hui ? Il y a un rapide à trois heures deux. Si ta mère voulait rester avec toi jusqu'à la naissance du bébé, bien entendu, je serais tout à fait d'accord. »

Pas d'accord du tout, mais enfin le prix à payer serait minime.

« Ne quitte pas, Terry. Maman veut te parler. »

Puis, après une longue attente, la voix de Mrs Cartwright.

« Susie reste ici, Terry.

— Le Siffleur est mort, Mrs Cartwright. Il n'y a plus de danger.

— Je sais, Susie vient de me le dire. Mais vous avez eu un autre assassinat par chez vous, n'est-ce pas ? Il y a encore un tueur en liberté et c'est vous qui le recherchez. Le bébé doit naître dans moins de deux semaines et la santé de ma fille doit être mon premier souci. Elle a besoin d'être dorlotée et ménagée.

— Elle le serait ici.

— Je veux croire que vous faites de votre mieux, mais vous n'êtes jamais là, n'est-ce pas ? Susie vous a appelé quatre fois hier soir. Elle avait vraiment besoin de vous parler, Terry, et vous n'étiez pas là. Ça n'est pas bon pour elle en ce moment. Dehors la moitié de la nuit, à attraper les assassins, ou à ne pas les attraper. Je sais que c'est votre travail, mais c'est trop dur pour Susie. Je veux que mon petit-enfant naisse dans les meilleures conditions possibles. La place d'une fille est auprès de sa mère à un moment comme celui-là.

— Je croyais que la place d'une épouse était auprès de son mari. »

Oh ! Dieu, pensa-t-il. Dire que j'en suis arrivé à proférer des mots pareils. Un flot de souffrance sans fond le submergea, fait de colère, de désespoir, de dégoût de lui-même aussi. Il se dit que si elle ne venait pas tout de suite, elle ne viendrait jamais. Le bébé naîtrait à York et sa grand-mère le prendrait dans ses bras avant lui. Elle les tiendrait définitivement tous les deux dans ses griffes. Il savait la force du lien entre veuve et fille unique. Tous les jours Susie téléphonait à sa mère, et parfois plus d'une fois. Il savait avec quelle difficulté et quelle patience il avait commencé à la détacher de cette étreinte maternelle abusive. Et voila qu'il avait donné une autre arme à Mrs Cartwright. Il perçut le triomphe dans sa voix :

« Ne me parlez pas de la place d'une épouse, je vous en prie, Terry. Vous allez bientôt me parler des devoirs de Susie. Et vos devoirs envers elle ? Vous lui avez dit que vous ne pouviez pas venir la chercher et je ne tolérerai certainement pas que mon petit-enfant naisse dans un train. Susie restera ici jusqu'à ce que vous ayez trouvé la solution de ce dernier crime et le temps de venir la chercher. »

Et puis la communication fut coupée. Lentement, il reposa le combiné et resta là à attendre. Susie allait peut-être rappeler. Bien sûr, lui pouvait le faire, mais il savait déjà avec un désespoir qui lui tordait les tripes que ce serait inutile. Elle ne viendrait pas. Et puis le téléphone sonna, il arracha l'appareil et dit très vite : « Allô ? Allô ? »

Mais ce n'était que le brigadier Oliphant qui téléphonait du poste de police de Hoveton, appel matinal pour lui faire savoir que lui, Oliphant, avait été debout toute la nuit ou avait encore moins dormi que lui. Désormais ses quatre heures de sommeil lui parurent être une coupable complaisance.

« Le commissaire divisionnaire veut vous voir, chef. J'ai dit à son secrétaire que ce n'était pas la peine d'appeler chez vous. Que vous seriez sûrement parti maintenant.

— Je vais l'être dans cinq minutes. Mais pas pour aller à Hoveton. Cap sur le Vieux Presbytère à Larksoken. Mr Dalgliesh nous a donné une indication de première importance pour les baskets Abeille. Retrouvez-moi devant le presbytère dans trois quarts d'heure. Et puis, appelez donc Mrs Dennison tout de suite. Dites-lui de tenir la porte de derrière fermée à clef et de ne laisser entrer personne avant notre arrivée. Ne l'affolez pas, dites-lui simplement que nous avons une ou deux questions à lui poser et que nous préférons lui parler ce matin, avant qu'elle ait vu d'autres personnes. »

Si la nouvelle agita Oliphant, il le cacha bien. Il dit : « Vous n'avez pas oublié qu'il y a une conférence de presse prévue à dix heures ? Bill Sterling de la radio locale m'a tanné, mais je lui ai dit qu'il n'aurait rien avant cette heure-là. Et je crois que le CD voudrait savoir si nous allons faire connaître l'heure approximative de la mort. »

Et il n'y avait pas que lui. Il avait été commode de laisser l'heure du meurtre dans le flou pour éviter d'affirmer catégoriquement qu'il ne pouvait pas avoir été commis par le Siffleur, mais une fois le rapport d'autopsie en main, il serait bien difficile d'esquiver les questions insistantes des médias. Il dit : « Nous ne lâcherons aucun renseignement sur ce point-là avant d'avoir le rapport d'autopsie écrit.

— On l'a, chef. Le Dr Maitland-Brown l'a déposé il y a une vingtaine de minutes en allant à l'hôpital. Il a bien regretté de pas vous voir. »

Tu parles, se dit Rickards. Bien entendu, rien n'aurait filtré. Le doc n'était pas du genre à bavarder avec des agents subalternes. Mais au poste de police l'ambiance avait dû être à la congratulation mutuelle entre gens matinaux déjà au travail. Il dit : « Aucune raison pour qu'il ait attendu. Tout ce qu'il peut nous apporter est dans le rapport. Ouvrez-le donc tout de suite et donnez-moi l'essentiel. »

Il entendit poser le combiné sur le bureau, un silence de moins d'une minute, puis la voix d'Oliphant : « Aucun signe d'activité sexuelle récente. Pas de viol. Semble avoir été exceptionnellement robuste jusqu'à ce que quelqu'un lui passe un lacet autour du cou et l'étrangle. Il peut être un peu plus précis pour l'heure de la mort maintenant qu'il a vu le contenu de l'estomac, mais il n'a pas changé sa première fourchette. Entre huit heures trente et neuf heures quarante-cinq, mais si nous, on veut dire neuf heures vingt, il ne fera pas d'objection. Et elle n'était pas enceinte.

— Très bien, brigadier. Je vous retrouve devant le Vieux Presbytère dans quarante-cinq minutes environ. »

Mais il ne voulait à aucun prix affronter une journée chargée sans avoir déjeuné. Il prit en hâte deux tranches de bacon dans le réfrigérateur, les posa sur le gril poussé à pleine puissance, puis brancha la bouilloire et sortit un bol. Un peu de café bien fort, le bacon entre deux quignons de pain, et en avant.

En traversant Lydsett quarante-cinq minutes plus tard, il repensa à la soirée de la veille. Il n'avait pas proposé à Adam Dalgliesh de venir au presbytère avec la police. Inutile. Ses renseignements avaient été très précis et il n'y avait pas besoin d'une huile de la PJ pour trouver une caisse de vieux souliers. Mais il y avait une autre raison. Il avait été bien content de boire son whisky, de manger son ragoût, quel que soit le nom qu'il lui donnait, de discuter des points saillants de l'enquête. Qu'est-ce qu'ils avaient en commun, somme toute, en dehors de leur travail ? Ce qui ne signifiait certainement pas qu'il voulait l'avoir à côté de lui pendant qu'il le faisait. Il avait été heureux d'être reçu au moulin, heureux de ne pas rentrer dans une maison vide, de rester assis confortablement au coin du feu et, à la fin de la soirée, il s'était senti très à l'aise. Mais une fois loin de la présence physique de Dalgliesh, les vieilles incertitudes revenaient, comme elles l'avaient fait avec une force si déconcertante au lit de mort du Siffleur. Il savait qu'il ne serait jamais en accord total avec cet homme-là, et il savait pourquoi. Il n'avait qu'à penser à l'incident et les vieux ressentiments revenaient à flots.

Pourtant, il s'était passé près de douze ans et il doutait que Dalgliesh s'en souvînt. C'était ça, bien sûr, la pire injure, que des mots qu'il avait gardés en mémoire pendant des années, qui l'avaient humilié au point qu'il avait presque perdu confiance en ses capacités d'enquêteur, aient pu être si aisément lancés et, semblait-il, si rapidement oubliés.

Le lieu : une petite mansarde dans une sorte de cage à lapins, Edgware Road. La victime : une prostituée de cinquante ans. Elle était morte depuis plus d'une semaine quand on l'avait trouvée et la puanteur dans le taudis sans air était telle qu'il avait dû presser son mouchoir sur sa bouche pour retenir le vomissement. Un des agents avait moins bien réussi. Il s'était précipité vers la fenêtre et aurait peut-être pu arriver à temps si elle n'avait pas été bloquée par la crasse. Lui-même ne pouvait plus avaler, comme si sa propre salive avait été contaminée. Elle avait trempé son mouchoir. La femme gisait nue au milieu des bouteilles, des pickles, des restes de nourriture, masse de chair en putréfaction à trente centimètres du pot de chambre plein qu'elle n'avait pas pu atteindre finalement. Une fois le médecin parti, il s'était tourné vers l'agent le plus proche pour lui dire : « Grand Dieu, on ne pourrait pas sortir ça d'ici ? »

Et puis la voix de Dalgliesh depuis la porte, cinglante comme un fouet : « Brigadier, le terme qu'il vous faut, c'est corps. Ou si vous préférez cadavre, victime, voire défunte. Ce que vous regardez était une femme. Vivante, elle n'était pas une chose et morte, elle ne l'est pas davantage. »

À ce souvenir, il sentait encore ses muscles se crisper, la colère le brûler. Bien sûr, il n'aurait pas dû laisser passer ça, pas une telle rebuffade devant ses hommes. Il aurait dû regarder l'arrogant salopard bien en face et lui dire la vérité, même si elle lui coûtait ses galons.

« Mais elle n'est plus une femme maintenant, n'est-ce-pas, chef ? Elle n'est plus un être humain. Alors, qu'est-ce qu'elle est ? »

C'était l'injustice qui lui restait sur le cœur. Il y avait des douzaines de ses collègues qui auraient mérité cette douche glaciale, mais pas lui. Jamais, à aucun moment depuis sa promotion dans la PJ, il n'avait considéré la victime comme une masse de chair sans importance, jamais pris le moindre plaisir obscène à la vue d'un corps nu, rarement regardé fût-ce la plus avilie, la plus repoussante des victimes sans quelque pitié et souvent avec peine. Les mots qui lui ressemblaient si peu lui avaient été arrachés par l'épuisement, après une journée de dix-neuf heures, par un dégoût physique incoercible. C'était une malchance qu'ils aient été entendus par Dalgliesh, dont les sarcasmes glacés pouvaient être plus dévastateurs que les obscénités braillées par un autre officier. Rien de plus n'avait été dit. Apparemment, Dalgliesh avait trouvé son travail satisfaisant, tout le moins il n'y avait pas eu d'autres critiques, ni de compliments, d'ailleurs. Il avait fait comme s'il ne s'était rien passé et si par la suite il avait regretté ses paroles, il ne l'avait jamais dit. Il aurait peut-être été stupéfait de savoir quelle amertume elles avaient laissé, une amertume devenue obsession. Mais ce jour-là, pour la première fois, Rickards se demanda si Dalgliesh n'avait pas été lui aussi soumis à une tension trop forte, poussé à en chercher le soulagement dans l'âcreté des mots. Après tout, à l'époque, il venait de perdre sa femme et son enfant. Mais quel rapport avec une prostituée morte dans un bordel londonien ? Et puis, il aurait dû connaître son homme. C'était ça, le nœud de la question. Rickards trouvait bien que remâcher l'incident depuis si longtemps et avec une telle colère était quasi paranoïaque. Mais voir Dalgliesh chez lui, dans son secteur, avait réveillé tous ses souvenirs. Il avait connu plus sérieux depuis, des critiques plus graves et oubliées. Mais celle-là il ne pouvait pas la chasser de son esprit. Assis devant le feu de bois au moulin de Larksoken, en train de boire le whisky de Dalgliesh, presque son égal comme grade, sûr de son terrain, il lui avait semblé pouvoir mettre le passé de côté. Mais il savait désormais que ce serait impossible. Sans ce souvenir, Adam Dalgliesh et lui auraient pu être amis. Désormais il le respectait, l'admirait, faisait grand cas de son opinion, se sentait même parfois à l'aise avec lui. Mais il se dit qu'il ne pourrait jamais l'aimer.