10

Jane Dalgliesh avait acheté Larksoken Mill cinq ans auparavant, quand elle avait quitté la côte du Suffolk. Le moulin, bâti en 1825, était une pittoresque tour en brique haute de trois étages, coiffée d'un toit octogonal et dotée d'un gouvernail réduit à l'état de squelette. Quelques années avant que Miss Dalgliesh l'achetât, il avait été converti en maison d'habitation par l'adjonction d'un bâtiment parementé de silex comprenant une grande salle de séjour, un petit bureau et une cuisine au rez-de-chaussée, trois chambres dont deux avec salle de bains au premier. Dalgliesh ne lui avait jamais demandé pourquoi elle était venue dans le Norfolk, mais il devinait que le principal attrait du moulin avait été son isolement, sa proximité d'importantes réserves d'oiseaux et la vue impressionnante sur le cap, le ciel et la mer depuis l'étage supérieur. Peut-être avait-elle eu l'intention de le remettre en état de marche, mais l'âge avançant ne lui avait pas permis de rassembler assez d'énergie ou d'enthousiasme pour affronter l'entreprise. Il héritait donc d'une responsabilité agréable mais un peu coûteuse, ainsi que d'une fortune considérable dont l'origine n'était apparue qu'après la mort de la vieille dame. Elle lui avait été léguée par un ornithologue amateur, renommé autant qu'excentrique, avec lequel elle avait été amie pendant des années. Les relations étaient-elles allées au-delà de l'amitié ? Désormais Dalgliesh ne le saurait jamais. Elle avait apparemment peu dépensé pour elle, donné régulièrement à des œuvres originales qui lui plaisaient et qu'elle avait couchées dans son testament mais sans générosité excessive, puis laissé tout le reste à Dalgliesh sans explication, admonition ou protestations d'affection, bien qu'il ne doutât pas que les mots « mon neveu très aimé » eussent signifié exactement ce qu'ils disaient. Il l'avait affectueusement estimée, respectée, il s'était toujours senti à l'aise dans sa compagnie, mais il n'avait jamais pensé la connaître et, désormais, il était trop tard. Il fut un peu surpris de constater à quel point il le regrettait.

Elle n'avait apporté qu'une modification à la propriété : la construction d'un garage et, après y avoir rentré la Jaguar, puis rapidement déballé ses quelques affaires, il décida de monter en haut du moulin pendant qu'il faisait encore jour. La pièce du bas, avec ses deux énormes meules de granit adossées contre le mur et l'odeur de farine qui s'y attardait encore, gardait un air de mystère, de temps suspendu, lieu privé de son usage et de sa signification où il n'entrait jamais sans une légère impression de désolation. Seules des échelles reliaient les différents niveaux et, tout en empoignant les barreaux, il revoyait les longues jambes en pantalon de sa tante disparaître dans la pièce au-dessus. Elle n'avait utilisé que celle du dernier étage, où elle avait mis simplement une petite table et une chaise face à la mer, un téléphone et ses jumelles. Il se l'imaginait assise là les jours et les soirs d'été, travaillant aux articles qu'elle envoyait parfois aux revues ornithologiques, levant les yeux de temps en temps pour regarder le cap, la mer et l'horizon lointain ; il croyait voir le visage aztèque bruni par le vent et le soleil avec ses yeux aux paupières lourdes sous la noire chevelure grisonnante, serrée dans un chignon, entendre une voix qui pour lui avait été l'une des plus belles au monde.

L'après-midi était déjà avancé et le cap se dorait dans la somptueuse lumière ; la mer plissait ses bleus rehaussés à l'horizon d'une touche de violet qu'on eût dit posée par un peintre. Couleurs et formes étaient intensifiées par les derniers rayons vigoureux du soleil, si bien que les ruines de l'abbaye semblaient irréelles, rêve d'or sur le bleu de la mer, et l'herbe sèche luisait aussi grassement qu'une prairie luxuriante. Il y avait une fenêtre aux quatre points cardinaux et, jumelles à la main, il fit lentement le tour. À l'ouest ses yeux pouvaient suivre la route étroite entre les roselières et les murets de pierre sèche qui menait jusqu'aux cottages avec leurs allées gravillonnées, les toits pentus de Lydsett et le clocher rond de St Andrew. Au nord, la vue était dominée par l'énorme masse de la centrale, le bâtiment plus bas de l'administration devant celui du réacteur et le grand dôme acier et aluminium de la turbine. À quatre cents mètres de la côte, les plates-formes de la station de pompage par lesquelles l'eau de mer passait dans les circuits de refroidissement. De la fenêtre est, il découvrait les petites habitations du cap, et loin au sud, tout juste visible, le toit de Scudder's Cottage. Plus à l'intérieur des terres, le Vieux Presbytère était posé comme une maison de poupée victorienne dans son grand jardin négligé qui, à cette distance, semblait aussi vert et bien peigné qu'un parc municipal. À sa gauche, les murs en silex de Martyr's Cottage luisaient comme des billes dans le soleil d'été et à quelque cinq cents mètres au nord, en retrait dans les pins de Californie qui bordaient cette partie de la côte, le morne cube loué par Hilary Robarts ressemblait à une villa de banlieue bien proprette qui tournait résolument le dos à la mer.

Le téléphone sonna, suraigu et importun. C'était pour échapper à ce genre d'intrusion qu'il était venu à Larksoken. Mais l'appel n'était pas inattendu. C'était Terry Rickards qui demandait s'il pouvait venir parler un instant avec Mr Dalgliesh et si neuf heures lui conviendrait. Dalgliesh ne put trouver le moindre prétexte pour se défiler et, dix minutes plus tard, il quittait la tour en fermant la porte à clef derrière lui. Cette précaution était un petit geste de piété. Sa tante l'avait toujours prise, craignant que des enfants pussent s'aventurer dans le moulin et se faire mal en tombant des échelles. Laissant la tour à ses ténèbres et à sa solitude, il se rendit dans le cottage pour défaire ses valises et préparer le dîner.

L'énorme salle de séjour avec son sol dallé, ses tapis et sa large cheminée était un mélange confortable et nostalgique de vieux et de neuf. La plus grande partie du mobilier lui était familière depuis les visites que, petit garçon, il faisait à ses grands-parents ; sa tante en avait hérité, car elle était la dernière de sa génération. Seuls l'ensemble haute fidélité et le téléviseur étaient relativement récents. La musique avait été importante pour elle et les rayonnages contenaient une collection très variée de disques qui pourraient le distraire ou le consoler pendant ses deux semaines de vacances. Et juste à côté, la cuisine, sans rien de superflu mais avec tout le nécessaire, portait la marque d'une femme qui aimait les bonnes choses mais préférait les préparer avec un minimum de complications. Il mit deux côtelettes d'agneau sur le gril, assaisonna une salade verte et se prépara à jouir de quelques heures de solitude avant l'intrusion de Rickards avec ses préoccupations.

Il était toujours un peu surpris que sa tante eût acheté un téléviseur. Avait-elle été attirée vers ce conformisme par l'excellence des programmes d'histoire naturelle puis, comme la plupart des convertis tardifs qu'il connaissait, absorbée, passive et rivée, pratiquement tout ce qui passait comme pour rattraper le temps perdu ? Cela semblait peu probable. Il tourna le bouton pour voir si l'appareil fonctionnait. Une star pop convulsive maniait la guitare avec des contorsions pseudo-sexuelles si grotesques qu'on avait peine à croire que même les jeunes abrutis pussent les trouver érotiques. Dalgliesh coupa et leva les yeux sur le portrait à l'huile de son arrière-grand-père maternel, l'évêque victorien en robe mais sans mitre, les bras dans leurs manches ballons en fine toile appuyés avec assurance sur les accoudoirs du fauteuil. Il fut tenté de se dire : « C'est la musique de 1988 ; ce sont nos héros, ce bâtiment sur le cap, c'est notre architecture, et je n'ose pas arrêter ma voiture pour aider des enfants à rentrer chez eux parce qu'on leur a appris – et on a eu bien raison – qu'un étranger pourrait les enlever et les violer. » Il aurait pu ajouter : « Et quelque part dans le voisinage il y a un criminel qui jouit en étranglant des femmes dont il bourre la bouche de leurs propres cheveux. » Mais cette aberration-là, au moins, n'était pas liée à des changements de modes et son arrière-grand-père aurait eu sa réponse toute prête – scrupuleuse mais sans compromis. À juste titre : n'avait-il pas été consacré évêque en 1880, l'année de Jack l'Éventreur ? Il aurait probablement trouvé le Siffleur plus compréhensible que la star pop dont les contorsions l'auraient certainement convaincu qu'elle était au stade terminal d'une danse de Saint-Guy démente.

Rickards arriva très à l'heure. Il était exactement neuf heures quand Dalgliesh entendit la voiture et, ouvrant la porte sur la nuit, vit la longue silhouette venir vers lui à grandes enjambées. Dalgliesh ne l'avait pas vu depuis plus de dix ans, alors qu'il venait d'être nommé inspecteur dans la police judiciaire métropolitaine, et il fut surpris de voir comme il avait peu changé : le temps, le mariage, le départ de Londres, la promotion n'avaient laissé aucune marque apparente sur lui. Les deux mètres (ou presque) de sa maigre carcasse sans grâce semblaient toujours aussi incongrus dans un complet classique. Le visage boucané taillé à coups de serpe et exprimant la force d'âme mise à rude épreuve, aurait paru plus indiqué au-dessus d'un chandail de pêcheur, préférablement orné d'un écusson de la Royal Navy tissé sur la poitrine. De profil, le long nez légèrement crochu et les sourcils saillants étaient impressionnants. De face, le nez était un peu trop large et aplati à la base, les yeux noirs, presque féroces quand il s'animait, devenaient des lacs de stoïcisme perplexe. Dalgliesh le considérait comme un type de policier moins courant qu'autrefois, mais pas encore rare : l'enquêteur consciencieux et incorruptible, plus intelligent qu'imaginatif, qui n'avait jamais supposé que le mal dût être excusé parce qu'il était souvent inexplicable et son auteur, malchanceux.

Il regarda la grande salle, la longue muraille de livres, le feu pétillant, le prélat victorien au-dessus de la cheminée comme s'il se les gravait délibérément dans l'esprit, puis s'enfonça dans son fauteuil et étendit ses grandes jambes avec un petit grognement de satisfaction. Dalgliesh se rappelait qu'il avait toujours bu de la bière, mais ce soir-là il accepta le whisky, non sans avoir dit qu'il prendrait bien d'abord un peu de café. Donc, une habitude au moins avait changé. Il dit : « Je regrette bien que vous ne puissiez pas rencontrer Susie, ma femme, pendant que vous êtes ici, Mr Dalgliesh. Elle va avoir notre premier enfant dans une quinzaine et elle est à York chez sa mère qui ne voulait pas que sa fille reste dans le Norfolk avec le Siffleur qui rôde, et moi qui suis dehors à n'importe quelle heure. »

Ce fut dit avec une sorte de courtoisie embarrassée comme s'il était l'hôte s'excusant de l'absence inopinée de l'hôtesse. Il ajouta : « Je pense que c'est naturel qu'une fille unique veuille être près de sa mère dans un moment comme ça, surtout pour un premier. »

L'épouse de Dalgliesh n'avait pas voulu être près de sa mère, elle avait voulu être près de lui, elle l'avait voulu avec une intensité telle qu'il s'était demandé par la suite si elle n'avait pas eu un pressentiment. Il se rappelait cela, bien qu'il eût oublié son visage. Le souvenir qu'il avait d'elle, et que, traître au chagrin et à leur amour, il avait résolument essayé d'effacer pendant des années parce que la souffrance semblait intolérable, avait été peu à peu remplacé par un rêve juvénile de douceur et de beauté désormais fixé à jamais, hors des déprédations du temps. Le visage de son fils nouveau-né, il le voyait encore nettement et parfois dans ses rêves, cette blancheur immaculée, cet air de contentement bien informé comme si, dans un court moment de vie, il avait su tout ce qu'il y avait à savoir et l'avait rejeté. Il se dit qu'il était bien le dernier sur qui l'on pût raisonnablement compter pour rassurer à propos de problèmes de grossesse ; il avait d'ailleurs l'impression que si Rickards souffrait tant de l'absence de sa femme, ce n'était pas seulement parce que la compagnie de celle-ci lui manquait ; l'angoisse était plus profonde. Il posa les questions habituelles sur sa santé et s'échappa dans la cuisine pour faire le café.

Quel que fût le mystérieux esprit qui avait fait jaillir la poésie, elle l'avait libéré pour d'autres satisfactions humaines, pour l'amour. Ou était-ce au contraire l'amour qui avait libéré la poésie ? Même son travail en avait paru influencé. Tout en moulant les grains de café, il méditait sur les petites ambiguïtés de la vie. Tant que la poésie n'était pas venue, son travail lui avait paru fastidieux et même rebutant ; désormais il était assez heureux pour laisser Rickards troubler sa solitude et l'utiliser à tester ses propres théories. Tant de bénignité et de tolérance le déconcertaient un peu. Le succès en quantité modérée valait certes mieux pour le caractère que l'échec, mais un excès risquait de lui faire perdre son mordant. Cinq minutes plus tard, il apportait les deux tasses et se carrait dans son fauteuil, non sans jouir du contraste entre les préoccupations de Rickards centrées autour de la violence psychopathique et la paix du moulin. Le feu de bois qui ne pétillait plus répandait de confortables lueurs dansantes, et le vent, rarement absent sur le cap, sifflotait doucement comme un bienveillant esprit dans les taquets immobiles du moulin. Dalgliesh était content de ne pas être chargé d'arrêter le Siffleur. De tous les crimes, les meurtres en série étaient les plus décevants et les plus difficiles, les plus soumis au hasard – les enquêtes, menées sous la pression d'un public vociférant qui exigeait que le démon mystérieux fût exorcisé à jamais. Mais l'affaire ne le regardait pas ; il pouvait en discuter avec le détachement d'un homme qui y prend un intérêt professionnel mais sans responsabilités. Et il comprenait ce que Rickards attendait : non pas des conseils, il connaissait son métier, mais quelqu'un de confiance, parlant le même langage que lui, quelqu'un qui partirait ensuite et ne resterait pas là pour lui rappeler perpétuellement ses incertitudes, un collègue professionnel devant lequel il pourrait penser tout haut sans gêne. Il avait son équipe et il était trop pointilleux pour ne pas partager ses réflexions avec elle. Mais il avait besoin d'articuler ses théories et là il pouvait les exposer, les développer, les rejeter, les creuser sans soupçonner son brigadier, apparemment tout ouïe, le visage soigneusement vidé de la moindre expression, de se dire : « Seigneur, qu'est-ce qu'il va pas chercher le vieux, maintenant ? » Ou : « Le vieux perd les pédales. »

Rickards dit : « On n'utilise pas Holmes. La Met dit qu'il est saturé pour le moment et puis de toute façon on a notre ordinateur. On n'a d'ailleurs pas grand-chose à lui mettre sous la dent. Bien entendu, la presse et le public connaissent Holmes, j'y ai droit à chaque conférence de presse. “ Est-ce que vous utilisez l'ordinateur spécial du ministère de l'Intérieur ? Celui qui porte le nom de Sherlock Holmes ? ” Je réponds : “ Non, nous avons le nôtre. ” Question sous-entendue : “ Alors pourquoi diable n'avez-vous pas pincé votre lascar ? ” Ils s'imaginent qu'il suffit d'enfourner les données et pouf ! il sort une fiche complète du gus avec empreintes, encolure de chemise et préférences en musique pop.

— Oui, dit Dalgliesh. Nous sommes tellement repus de merveilles scientifiques que nous nous sentons déconcertés quand nous constatons que la technologie peut tout faire sauf ce que nous voulons.

— Quatre femmes jusqu'à maintenant – et Valerie Mitchell ne sera pas la dernière si nous ne le pinçons pas bientôt. Voilà quinze mois qu'il a commencé. On a trouvé la première victime juste après minuit dans un abri au bout de la promenade à Easthaven – la tapineuse du coin, bien qu'il ne l'ait peut-être pas su. Huit mois avant qu'il récidive. Qu'il réussisse, je suppose, d'après lui. Cette fois, une institutrice de trente ans qui revenait chez elle à Hunstanton à bicyclette – une crevaison à un endroit désert. Et puis un autre intervalle – exactement six mois – avant qu'il bute une serveuse de bar d'Ipswich qui était allée voir sa grand-mère et a été assez dingue pour attendre le dernier bus toute seule. Il est descendu deux drôles du patelin, pas mal bourrés, donc pas vraiment portés sur l'observation. Rien vu, rien entendu, sauf une espèce de sifflement lugubre qui venait de la profondeur du bois, à ce qu'ils ont dit. »

Il but une gorgée de café et poursuivit : « On a eu l'étude de personnalité par le psy de service. Je me demande pourquoi on perd son temps à ça. J'aurais pu l'écrire moi-même. Il nous dit de rechercher un isolé, sans doute d'un milieu familial éclaté, peut-être une mère dominatrice, relations difficiles avec les autres, surtout les femmes, pourrait être impuissant, célibataire, séparé ou divorcé, rancœur et haine envers le sexe opposé. Évidemment, on ne s'attendait pas à ce que ce soit un directeur de banque roulant sur l'or, heureux en ménage avec quatre beaux enfants. Infernaux, ces meurtres en série. Pas de motif – enfin rien qu'un homme sain d'esprit pourrait comprendre – et il peut venir de n'importe où, Norwich, Ipswich, ou même Londres. Dangereux de supposer qu'il opère nécessairement sur son territoire. Mais enfin, ça en a plutôt l'air. Il connaît bien le coin, c'est évident. Maintenant, il semble s'en tenir plus ou moins au même modus operandi. Il choisit un carrefour routier, arrête sa voiture ou sa camionnette sur un côté de la route, traverse le croisement et attend sur une autre voie. Ensuite il traîne sa victime dans le sous-bois, la tue, retourne sur la première route, saute dans sa voiture et file. Dans les deux derniers cas, on croirait que c'est pur hasard si une victime idoine s'est présentée. »

Dalgliesh sentit qu'il était temps d'apporter une contribution à l'édifice des hypothèses. Il dit : « S'il ne choisit pas et ne piste pas sa victime – ce qu'il n'a visiblement pas fait dans les deux derniers cas – il doit normalement prévoir une longue attente, ce qui donne à penser qu'il est habituellement dehors la nuit, un genre de boulot comme taupier, forestier, garde-chasse, quelque chose comme ça. Et il est préparé pour une exécution rapide. »

Rickards dit : « C'est ce que je pense aussi. Quatre victimes jusqu'à maintenant dont trois fortuites, mais il est probablement en chasse depuis trois ans ou plus. Ça pourrait faire partie de la jouissance : “ Ce soir, je pourrais réussir mon coup, ce soir je pourrais avoir de la chance. ” Et par Dieu, il en a de la chance. Deux victimes en six semaines.

— Et sa marque, le sifflement ?

— Entendu par les trois personnes arrivées rapidement sur les lieux après le crime d'Easthaven. L'une a juste entendu un sifflement, une autre a dit qu'on aurait cru un cantique et la troisième, qui fréquente l'église, a prétendu qu'elle avait très bien reconnu “ Maintenant la journée est finie ”. Ça, on ne l'a pas dit. Ça pourra être utile quand on écopera de la tapée habituelle de cinglés qui prétendront être le Siffleur ; mais il siffle, ça ne semble pas douteux. »

Dalgliesh dit : “ Maintenant la journée est finie, / La nuit approche, / Les ombres du soir / Voilent déjà le ciel. ” C'est un hymne du catéchisme, pas vraiment le genre que réclament les “ Enfants du Rock ” il me semble. »

Il se rappelait, surgi de son enfance, un air lugubre, sans caractère, qu'il pianotait à dix ans sur l'instrument du salon. Est-ce qu'on le chantait encore ? Ç'avait été un des favoris de Miss Barnett pendant ces longs après-midi d'hiver, avant que les gamins du catéchisme soient relâchés. Dehors, la lumière faiblissait et le petit Adam Dalgliesh redoutait déjà les vingt derniers mètres à parcourir avant sa maison, là où l'allée du presbytère dessinait une courbe et où les buissons étaient les plus épais. La nuit était différente de la journée – pleine de lumière – les odeurs, les bruits étaient différents, les objets ordinaires prenaient des formes différentes, une puissance étrangère et plus sinistre régnait sur elle. Ces vingt mètres de gravier bruyant où les lumières de la maison étaient momentanément masquées étaient une horreur hebdomadaire. Une fois passée la barrière, il marchait très vite, mais pas trop vite parce que la puissance nocturne sentait la peur comme les chiens la sentent. Sa mère, il le savait, ne lui aurait jamais laissé parcourir ces quelques mètres seul si elle avait su qu'il souffrait d'une telle panique atavique, mais elle ne l'avait pas su et il aurait mieux aimé mourir que de lui en parler. Et son père ? Son père lui aurait dit que Dieu était maître de la nuit comme de la lumière et il aurait pu citer des douzaines de textes. « Lumière et obscurité sont semblables pour Toi. » Mais elles n'étaient pas semblables pour un petit garçon hypersensible de dix ans. C'est pendant ces courses solitaires qu'il se douta pour la première fois de la justesse d'une idée essentiellement adulte : ce sont ceux qui nous aiment le plus qui nous causent le plus de peine.

Il dit : « Donc, vous recherchez un habitant du coin, un solitaire, quelqu'un qui a un travail de nuit, utilise une auto ou une camionnette et connaît Hymnes anciens et modernes. Ça devrait faciliter les choses. »

Rickards dit : « On pourrait le croire, oui. » Il resta silencieux une minute, puis ajouta : « Je crois que j'aimerais bien un petit whisky, maintenant, Mr Dalgliesh, si ça ne vous fait rien. »

Il était plus de minuit quand il s'en alla enfin. Dalgliesh l'accompagna jusqu'à sa voiture, et alors, en regardant vers le cap, Rickards dit : « Il est quelque part non loin qui guette, qui attend. Je pense à lui pratiquement sans arrêt, j'essaie d'imaginer à quoi il ressemble, qui il est, à quoi il pense. La mère de Susie a raison. Je n'ai pas grand-chose à lui donner ces temps-ci. Et quand il sera pris, ce sera la fin. Terminé. Vous allez plus loin. Lui pas, mais vous si. Et à la fin vous savez tout, ou vous le croyez. Où, quand, qui, comment ? Peut-être même pourquoi, si vous avez de la chance. Et pourtant, sur l'essentiel vous ne savez rien. Toute cette perversité, vous n'avez pas à l'expliquer, ni à la comprendre, vous n'avez rien à en foutre sinon la faire cesser. Engagé mais sans responsabilité. Pas de responsabilité pour ce qu'il a fait, ni pour ce qui lui arrivera ensuite, ça revient au juge et au jury. Vous êtes concerné sans l'être. C'est ce qui vous plaît dans ce boulot, Mr Dalgliesh ? »

Ce n'était pas une question que Dalgliesh eût attendue même d'un ami et Rickards n'était pas un ami. Il dit : « Est-ce que quelqu'un d'entre nous peut répondre à cette question ?

— Vous vous rappelez pourquoi je suis parti, Mr Dalgliesh ?

— Les deux affaires de corruption. Oui, je me rappelle pourquoi vous avez quitté la Met.

— Et vous, vous êtes resté. Ça ne vous plaisait pas plus qu'à moi. Pour rien au monde vous ne vous seriez sali les mains, mais vous êtes resté. Vous étiez détaché de tout ça, n'est-ce pas ? Ça vous intéressait. »

Dalgliesh dit : « C'est toujours intéressant quand on voit des hommes qu'on croit connaître se comporter d'une façon qui ne leur ressemble pas. »

Et Rickards avait fui Londres. À la recherche de quoi ? Dalgliesh se le demandait. Le rêve d'une paix bucolique et d'une Angleterre disparue, de méthodes policières plus douces, de l'honnêteté totale ? Il se demanda s'il l'avait trouvé.