41

La rencontre avec Jonah avait laissé Dalgliesh curieusement agité. Il ne manquait pas de choses à faite au moulin mais aucune ne le tentait. Son instinct le poussait à sauter dans sa Jaguar pour filer très vite et très loin, mais il avait trop souvent essayé cet expédient pour avoir la moindre confiance dans son efficacité. Au retour, il trouverait le moulin au même endroit et ses problèmes toujours en suspens. Aucune difficulté pour reconnaître la raison profonde de cette insatisfaction : l'implication frustrante dans une affaire qui ne serait jamais la sienne et dont il ne pouvait pourtant se détacher. Il se rappelait quelques mots dits par Rickards avant qu'ils se séparent, la nuit du meurtre. « Même si vous ne voulez pas vous en mêler, vous y êtes mêlé. Même si vous aviez voulu être à mille lieues du corps, vous étiez à côté. »

Il lui semblait bien avoir employé à peu près les mêmes mots avec un suspect dans l'une de ses enquêtes. Il commençait à comprendre pourquoi ils avaient été aussi mal accueillis. Sans réfléchir davantage, il ouvrit la porte du moulin et grimpa aux échelles pour arriver à la chambre du haut. C'était sans doute là que sa tante avait trouvé la paix. Peut-être un peu de cette sérénité perdue pourrait-elle pénétrer en lui. Mais s'il espérait ne pas être dérangé, il se trompait.

Tandis qu'il regardait par la fenêtre sud, il aperçut une bicyclette, d'abord trop éloignée pour qu'il pût reconnaître celui qui la montait, mais au bout de quelques instants, il sut : Neil Pascoe. Ils ne s'étaient jamais adressé la parole, mais comme tous les habitants du cap, ils se connaissaient de vue. L'homme semblait pédaler avec une pesante détermination, la tête penchée sur le guidon, les épaules en action. Mais arrivé près du moulin, il s'arrêta brusquement, posa les deux pieds par terre, regarda la maison comme s'il la voyait pour la première fois, puis se mit à pousser sa bicyclette sur les touffes d'herbe hirsutes.

L'espace d'une seconde, Dalgliesh fut tenté de laisser croire qu'il n'était pas là. Puis il se rendit compte que la Jaguar était garée à côté du moulin et que Pascoe avait pu voir son visage à la fenêtre. Quel que fût le but de cette visite, elle était apparemment de celles qu'on ne pouvait pas éviter. Il alla à la fenêtre au-dessus de la porte, l'ouvrit et cria : « Vous me cherchez ? »

Question de pure forme, car qui d'autre Pascoe pouvait-il bien compter trouver au moulin de Larksoken ? Regardant le visage tout en bas tourné vers lui, la mince barbe en pointe, Dalgliesh le vit curieusement diminué, en raccourci, silhouette vulnérable et plutôt pathétique accrochée à sa bicyclette comme pour se protéger.

Pascoe répondit, très fort car le vent chassait ses mots : « Je pourrais vous parler ? »

Une réponse honnête eût été : « Si c'est obligé. » Mais Dalgliesh eut le sentiment qu'il ne pouvait ni la faire sans paraître discourtois, ni la hurler plus fort que le bruit du vent. Il répondit donc : « Je descends. »

Pascoe appuya sa machine contre le mur du moulin et le suivit dans la salle de séjour.

Il dit : « Nous ne nous sommes pas vraiment rencontrés, mais vous avez sans doute entendu parler de moi. Je suis Neil Pascoe, de la caravane. Désolé de venir vous déranger alors que vous voudriez sûrement être tranquille. » Il paraissait aussi embarrassé qu'un camelot essayant de convaincre un éventuel client qu'il n'est pas un escroc.

Dalgliesh eut envie de dire : « Je voudrais bien un peu de tranquillité en effet, mais ça n'a pas l'air de prendre bonne tournure. » Il demanda : « Café ? »

À quoi l'autre fit la réponse prévisible : « Si ça ne vous dérange pas trop.

— Du tout. J'allais en faire pour moi. »

Pascoe le suivit dans la cuisine et resta appuyé contre le chambranle dans une pose de décontraction fort peu convaincante, tandis que Dalgliesh moulait le café et mettait la bouilloire sur le feu, non sans se dire que depuis son arrivée au moulin, il passait un temps considérable à fournir vivre et couvert à des visiteurs importuns. Quand le bruit de la machine eut cessé, Pascoe dit, presque brutalement : « J'ai besoin de vous parler.

— Si c'est au sujet du meurtre, il faut vous adresser à l'inspecteur Rickards et pas à moi. Je ne suis pas le responsable dans cette affaire.

— Mais vous avez trouvé le corps.

— Ça pourrait, en certaines circonstances, me rendre suspect. Mais ça ne me donne pas le droit d'intervenir professionnellement dans l'enquête d'un collègue et en dehors de mon propre secteur. Mais vous le savez bien, vous n'êtes pas idiot. »

Pascoe, les yeux fixés sur le liquide bouillonnant, dit : « Je ne comptais pas que vous seriez ravi de me voir. Je ne serais pas venu si j'avais eu quelqu'un d'autre à qui parler. Il y a des choses que je ne peux pas discuter avec Amy.

— Soit, tant que vous n'oubliez pas à qui vous parlez.

— Un policier. C'est comme le sacerdoce, n'est-ce pas ? Toujours en service. Prêtre in aeternum.

— Ça n'est pas du tout comme le sacerdoce, justement. Aucune garantie du secret de la confession et pas d'absolution. C'est ce que j'essaie de vous faire comprendre. »

Le silence tomba tandis que Dalgliesh versait le café dans les deux tasses et les portait dans la salle de séjour. Pascoe prit la sienne, mais apparemment sans bien savoir quoi en faire ; il restait là, à la tourner entre ses mains, sans boire, les yeux fixés sur elle. Au bout d'un moment, il se décida : « C'est au sujet de Toby Gledhill, le garçon qui s'est tué à la centrale. »

Dalgliesh dit : « J'ai entendu parler de lui.

— Alors je pense que vous savez comment il est mort. Il s'est jeté sur le haut du réacteur et il s'est tué. Un vendredi, le 12 août. Deux jours avant, le mercredi, il était venu me voir vers huit heures du soir. J'étais seul dans la caravane. Amy avait pris la fourgonnette pour aller faire des courses à Norwich et elle m'avait dit qu'elle voulait voir un film, qu'elle rentrerait tard. Je gardais Timmy. Alors il y a eu ce coup à la porte et je l'ai vu. Je le connaissais, bien sûr, du moins je savais qui il était. Je l'avais vu à une ou deux de ces journées portes ouvertes à la centrale. Je m'arrange en général pour y aller. Ils ne peuvent pas m'en empêcher et ça me donne l'occasion de poser une ou deux questions gênantes, histoire de contrer leur propagande. Et je crois qu'il assistait à une ou deux des réunions de la commission d'enquête sur le nouveau réacteur à eau pressurisée. Mais bien sûr, je ne l'avais jamais vraiment rencontré. Je me demandais ce qu'il pouvait me vouloir, mais enfin je l'ai fait entrer et je lui ai offert une bière. J'avais allumé le poêle parce qu'il y avait des tas d'affaires de Timmy qui avaient besoin de sécher, si bien qu'il faisait très chaud et plutôt humide dans la caravane. Quand je repense à cette soirée, j'ai l'impression de le voir à travers un nuage de buée. Après la bière, il m'a demandé si on ne pourrait pas sortir. Il avait l'air agité, comme si la caravane le rendait claustrophobe et il m'a demandé plusieurs fois quand Amy devait rentrer. Alors j'ai pris Timmy dans le sac à dos et on est parti se promener le long de la grève. C'est seulement en arrivant aux ruines de l'abbaye qu'il m'a dit pourquoi il était venu. C'est sorti tout de go, sans préambule. Il en était arrivé à la conclusion que la puissance nucléaire était dangereuse et qu'il ne faudrait plus construire de centrales tant que le problème de déchets radioactifs n'aurait pas été résolu. Il a employé une expression assez bizarre : “ Ça n'est pas seulement dangereux, c'est corrupteur. ” »

Dalgliesh demanda : « Vous a-t-il dit comment il en était arrivé à cette conclusion ?

— Je crois que ça devait faire longtemps qu'elle se préparait et Tchernobyl a probablement précipité le choses. Il m'a dit qu'il y avait un fait récent qui l'avait aidé à se décider et qu'il me dirait ce que c'était quand il aurait eu plus de temps pour réfléchir. Je lui ai demandé s'il se contenterait de quitter sa situation, ou s'il était prêt à nous aider. Il m'a dit que démissionner ne serait pas suffisant, et qu'il lui faudrait nous aider. C'était très difficile pour lui, il admirait ses collègues, il avait de l'amitié pour eux, c'étaient des physiciens très intelligents qui avaient foi en ce qu'ils faisaient, mais lui ne pouvait plus y croire. Il n'avait pas encore envisagé la marche à suivre, pas très clairement en tout cas. Il était dans l'état d'esprit où je suis en ce moment. Il avait besoin de parler à quelqu'un et je suppose que j'étais pour lui la personne la plus indiquée. Il avait entendu parler du PCPN, bien entendu. » Il leva la tête pour regarder Dalgliesh et dit assez naïvement : « Ça signifie le Peuple contre la Puissance Nucléaire. Quand il a été question de construire un nouveau réacteur, ici, j'ai formé un petit groupe d'opposants dans le voisinage. Je veux dire un groupe de résidents quelconques, pas les organisations nationales puissantes. Ça n'a pas été facile. La plupart des gens essaient de faire comme si la centrale n'était pas vraiment là. Et puis, bien sûr, il y en a beaucoup qui en sont ravis parce qu'elle crée quelques emplois, c'est vrai, et de la clientèle pour les commerçants. D'ailleurs, la plus grande partie de l'opposition au nouveau réacteur n'était pas locale ; c'étaient des gens du CND, des Amis de la Terre, et de Green Peace. Bien entendu, on les accueillait volontiers. Ce sont eux qui ont l'artillerie lourde. Mais je trouvais que c'était important d'avoir quelque chose ici et je suppose que je suis très indépendant. J'aime bien faire les choses à mon idée. »

Dalgliesh dit : « Et Gledhill aurait été une fameuse recrue pour vous. » Les mots étaient presque brutaux dans leur sous-entendu.

Pascoe rougit et le regarda dans les yeux : « Il y avait ça aussi. Je pense que je m'en suis rendu compte. Je n'étais pas désintéressé. C'est-à-dire que je me rendais compte des répercussions que son passage dans mon camp pourraient avoir. Mais j'étais flatté, oui, qu'il se soit adressé à moi en premier. Le PCPN n'a pas fait grand bruit en réalité. Je devine ce que vous pensez, que j'aurais fait plus de bien à la cause en me joignant à un groupe de pression existant qu'en me souciant d'abord de flatter ma vanité. Vous auriez raison. »

Dalgliesh demanda : « Est-ce que Gledhill vous a dit s'il avait parlé à quelqu'un de la centrale ?

— Il m'a dit que non, pas encore. Je crois que c'est ça qu'il redoutait le plus. En particulier l'idée d'en parler à Miles Lessingham. Pendant que nous marchions le long de la grève avec Timmy à moitié endormi sur mon dos, il se sentait libre de s'exprimer et je crois que c'était un soulagement pour lui. Il m'a dit que Lessingham l'aimait ; lui-même n'était pas gay mais ambivalent. Seulement, il admirait énormément Lessingham et il sentait qu'il le trahissait d'une certaine façon. Il donnait l'impression d'être en plein désarroi – sa position au sujet de la puissance atomique, sa vie privée, tout, absolument tout était à la dérive. »

Soudain, Pascoe sembla s'apercevoir qu'il avait sa tasse de café dans la main et se mit à boire à grosses gorgées bruyantes comme un homme torturé par la soif. La tasse vidée il la posa sur le sol et s'essuya la bouche du revers de la main.

Il dit : « C'était une nuit chaude après une journée pluvieuse, la nuit de la nouvelle lune. Drôle que je ma rappelle ça. Nous marchions juste au-dessus de la laisse de mer, sur les galets. Et puis tout à coup, elle a surgi hors de l'écume, Hilary Robarts, elle ne portait que le bas de son bikini et elle est restée là un instant, l'eau ruisselant de ses cheveux, baignée par cette lumière irréelle qui semble émaner de la mer, les nuits étoilées. Ensuite elle a remonté lentement la grève, vers nous. Je suppose que nous restions figés sur place, comme fascinés. Elle avait allumé un petit feu de brindilles sur la plage et nous nous sommes approchés de lui tous les trois. Elle a ramassé sa serviette, mais sans s'envelopper dedans. Elle était – elle était merveilleuse, avec les gouttelettes d'eau qui brillaient sur sa peau et ce médaillon entre les seins. Je sais que ça a l'air ridicule, mais elle avait l'air d'une déesse jaillie de la mer. Sans faire la moindre attention à moi elle a regardé Toby et lui a dit : “ Contente de vous voir, Toby. Si vous veniez chez moi prendre un verre et un petit souper ? ” Des mots tellement ordinaires. Des mots qui semblaient inoffensifs. Mais qui ne l'étaient pas. Je ne crois pas qu'il pouvait lui résister. Moi je n'aurais pas pu non plus. Pas à ce moment-là. Et je savais exactement ce qu'elle faisait, et elle le savait aussi. Elle lui demandait de faire un choix. De mon côté, rien que des ennuis, une situation perdue, l'angoisse, peut-être même le déshonneur. De son côté à elle, sécurité, réussite professionnelle, respect de ses pairs, des collègues. Et l'amour. Je crois qu'elle lui offrait l'amour. Je savais ce qui se passerait au cottage s'il y allait et il le savait aussi. Mais il y est allé. Il ne m'a même pas dit au revoir. Elle a jeté la serviette sur son épaule et elle nous a tourné le dos, absolument sûre qu'il la suivrait. Il l'a suivie. Et deux jours plus tard, le vendredi 12 août, il s'est tué. Je ne sais pas ce qu'elle lui a dit. Personne ne le saura maintenant, mais je crois qu'après cette rencontre-là, il était à bout. Elle ne l'a peut-être même pas menacé, mais sans cette rencontre sur la plage, je crois qu'il serait encore vivant aujourd'hui. Elle l'a tué.

— Rien de tout ça n'a été révélé à l'enquête publique.

— Non, rien. Il n'y avait aucune raison pour que ça le soit. Je n'ai pas été cité comme témoin. Tout a été traité avec la plus grande discrétion. Alex Mair tenait beaucoup à ce qu'il n'y ait aucune publicité. Comme vous l'avez probablement noté, il n'y en a presque jamais quand il survient un pépin dans une centrale atomique. Ils sont tous devenus champions du camouflage.

— Et pourquoi me parlez-vous de tout ça ?

— Je veux être sûr que c'est une chose dont Rickards doit obligatoirement être informé. Mais je suppose qu'en réalité, je vous en parle parce que j'ai besoin de partager avec quelqu'un. Je ne sais pas trop pourquoi je vous ai choisi. Désolé. »

Une réponse exacte encore que malveillante eût été : « Vous m'avez choisi dans l'espoir que je me chargerais d'avertir Rickards, vous en épargnant ainsi la responsabilité. » Au lieu de cela, Dalgliesh dit : « Vous vous rendez bien compte que l'inspecteur Rickards doit absolument avoir cette information ?

— Vraiment ? C'est ce dont je veux être sûr. Je pense que c'est la crainte habituelle quand on a affaire à la police. Quel usage va-t-elle en faire ? Va-t-elle se fourvoyer ? Va-t-elle faire porter ses soupçons sur quelqu'un qui pourrait être innocent ? Je pense que vous devez avoir confiance dans l'intégrité de la police, sinon vous ne continueriez pas à être détective. Mais nous, les autres, nous savons que les choses peuvent mal tourner, des innocents être harcelés et des coupables échapper, que la police n'est pas toujours aussi scrupuleuse qu'elle prétend l'être. Je ne vous demande pas de le lui dire à ma place. Je ne suis pas niais à ce point. Mais je ne vois vraiment pas quel rapport ça peut avoir avec votre enquête. Ils sont morts tous les deux. Je ne vois pas comment le fait de parler à Rickards de cette rencontre peut aider à arrêter l'assassin de Miss Robarts. Et ça ne leur rendra pas la vie, ni à l'un ni à l'autre. »

Dalgliesh remplit de nouveau la tasse de Pascoe. Puis il dit : « Bien sûr que ça a un rapport. Vous laissez entendre que Hilary Robarts a peut-être voulu obtenu par le chantage que Gledhill garde sa situation. Si elle a pu utiliser ce procédé avec une personne, elle a pu l'utiliser avec une autre. Tout ce qui la touche peut avoir des rapports avec sa mort. Et ne vous inquiétez pas trop pour les innocents suspectés. Je ne vais pas prétendre qu'ils ne souffrent pas lors d'une enquête criminelle. Bien sûr que si. Personne parmi ceux qui ont été fût-ce effleurés par un assassinat ne s'en tire absolument indemne. Mais l'inspecteur Rickards n'est ni stupide ni malhonnête. Il n'utilisera que ce qui peut faire avancer ses investigations et c'est à lui de décider ce qui est pertinent et ce qui ne l'est pas.

— Je pense que c'est ça que je voulais entendre pour me rassurer. Bon, je vais lui dire. »

Il termina très vite son café, comme s'il avait hâte de partir ; et après un bref mot d'adieu enfourcha sa bicyclette et se mit à pédaler furieusement, tête baissée pour lutter contre le vent. Dalgliesh remporta les deux tasses dans la cuisine, très songeur. Le tableau de Hilary Robarts sortant de la mer telle une déesse étincelante avait été remarquablement brillant, mais un détail était faux. Pascoe avait parlé du médaillon reposant entre ses seins. Or, il se rappelait les mots d'Alex Mair tandis qu'il regardait le corps : « Ce médaillon à son cou, je le lui ai donné le 29 août pour son anniversaire. » Elle n'avait pas pu le porter le mercredi 10 août. Pascoe avait certainement vu Hilary Robarts sortir de la mer avec le médaillon entre ses seins nus, mais ça ne pouvait pas avoir été le 10 août.