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Dalgliesh sortit le premier de l'allée, mais Alex Mair, accélérant brutalement, le dépassa dans la première ligne droite et resta en avant. L'idée de suivre la Jaguar jusqu'à Larksoken lui était intolérable. Mais cela ne risquait rien ; Dalgliesh conduisait comme un policier, en deçà de la vitesse limite – tout juste, mais en deçà quand même – et en arrivant sur la grand-route, Mair ne voyait plus les phares de la Jaguar dans son rétroviseur. Il conduisait presque automatiquement, les yeux fixés droit devant lui, à peine conscient des arbres ébouriffés, silhouettes noires qui passaient à toute allure, comme un film accéléré, et des catadioptres qui traçaient un chemin de lumière ininterrompu. Il avait compté sur une route dégagée et, arrivé au haut d'une côte, faillit ne pas voir à temps les phares d'une ambulance. Il donna un coup de volant violent, sortit de la route et freina en catastrophe sur l'herbe. Puis il resta là, à écouter le silence. Il lui sembla que les émotions impitoyablement refoulées pendant les trois dernières heures le secouaient comme le vent secouait sa voiture. Il lui fallait discipliner ses pensées, organiser et donner un sens à ces sentiments étonnants dont la violence et la déraison l'horrifiaient. Était-il possible qu'il fût soulagé par cette mort, ce danger écarté, cet embarras évité, et en même temps déchiré par une souffrance et un regret si atroces qu'ils ne pouvaient qu'être du chagrin ? Il dut se maîtriser pour ne pas se cogner la tête contre le volant de la voiture. Elle avait été si vaillante, si libérée, si divertissante. Et elle avait tenu ses engagements envers lui. Il n'avait eu aucun contact avec elle depuis leur dernière rencontre, le dimanche du meurtre, et elle n'avait pas essayé de le joindre par lettre ou par téléphone. Ils avaient convenu que leur liaison devait prendre fin et que chacun garderait le silence. Elle avait respecté le contrat comme il savait qu'elle le ferait. Et elle était morte. Il répéta son nom tout fort : « Amy, Amy, Amy. » Soudain, un spasme tendit les muscles de sa poitrine, telles les affres d'une crise cardiaque, et il sentit les bienheureuses larmes qui ruisselaient sur son visage, libératrices. Il n'avait pas pleuré depuis son enfance et, même en cet instant où il goûtait l'étonnante amertume sur ses lèvres, il se dit que ces minutes d'émotion étaient bonnes et curatives. Il les lui devait et une fois passées, le tribut payé, il pourrait la mettre hors de son esprit comme il avait prévu de la mettre hors de son cœur. C'est une demi-heure plus tard seulement, en remettant le contact, qu'il pensa à l'ambulance et se demanda lequel des rares habitants du cap on avait emmené d'urgence à l'hôpital.