18

Le lendemain après-midi, Meg traversa le cap pour se rendre à Martyr's Cottage. Les Copley étaient montés faire la sieste dans leur chambre et elle se demanda si elle allait leur recommander de fermer la porte à clef. Mais très vite la précaution lui parut inutile et ridicule. Elle allait tirer le verrou de la porte de service, fermer la grande porte à clef en partant et elle ne s'absenterait pas longtemps. D'ailleurs, ils s'accommodaient parfaitement de rester seuls. Il lui semblait parfois que le grand âge diminuait l'anxiété. Ils regardaient la centrale sans la moindre appréhension et les forfaits du Siffleur paraissaient dépasser leur intérêt comme ils dépassaient leur compréhension. Le grand événement de leur vie, qui mobilisait toutes leurs énergies et nécessitait l'établissement de plans méticuleux, c'était une incursion à Norwich ou Ipswich pour y faire les courses.

L'après-midi, superbe, était plus chaud que la plupart l'avaient été durant cet été décevant. Une brise légère soufflait et, de temps à autre, Meg s'arrêtait et levait la tête pour sentir la tiédeur du soleil et l'air odorant lui caresser les joues. Le gazon était élastique sous ses pas, et au sud, les pierres de l'abbaye, ni mystérieuses ni sinistres, luisaient comme de l'or, tranchant sur le bleu sans nuages de la mer.

Inutile de sonner. La porte du cottage était ouverte comme bien souvent par beau temps et elle se contenta d'appeler Alice avant de se diriger vers la cuisine, d'où lui venait la réponse. Toute la maison était envahie par l'odeur piquante du citron qui dominait le mélange plus familier d'encaustique, de vin et de fumée de bois. Odeur si puissante qu'elle lui rappela même, l'espace d'un instant, les vacances passées avec Martin à Amalfi, la montée main dans la main de la route sinueuse jusqu'au sommet de la montagne, les tas de citrons et d'oranges le long du chemin, les rires, le bonheur avec lequel ils avaient mis le nez sur ces peaux dorées, grêlées. L'image ressentie comme un éclat d'or, une bouffée de chaleur au visage, fut si vivante que pendant une seconde elle hésita sur le seuil de la cuisine, désorientée. Puis la vision se dissipa et elle vit les objets familiers, l'Aga et le fourneau à gaz avec les plans de travail voisins, la table de chêne ciré au milieu de la pièce avec ses quatre chaises élégamment ouvragées et à l'autre extrémité, le domaine d'Alice aux murs couverts de livres, les épreuves entassées sur le bureau. La maîtresse de maison se tenait debout à côté de la table, dans sa longue blouse beige.

Elle dit : « Comme vous voyez, je suis en train de faire de la pâte de citron. Nous en mangeons avec plaisir de loin en loin, Alex et moi, et ça m'amuse de la faire, ce qui justifie, je suppose, la peine que j'y prends. – Nous n'en mangions presque jamais – Martin et moi, je veux dire. Je ne crois pas en avoir goûté depuis mon enfance. Maman en achetait parfois pour le thé du dimanche.

— Si elle l'achetait, vous ne connaissez pas le goût qu'elle doit avoir. »

Meg rit et s'installa dans le fauteuil de rotin à gauche de la cheminée. Elle ne demandait jamais si elle pouvait aider, sachant qu'Alice serait agacée par une offre à la fois peu pratique et peu sincère. L'aide n'était ni nécessaire ni bien accueillie. Mais Meg aimait rester assise tranquillement et regarder faire. Était-ce un souvenir d'enfance qui rendait si extraordinairement rassurant et satisfaisant le tableau d'une femme travaillant dans sa propre cuisine ? Dans ce cas, encore une source de réconfort dont les enfants modernes étaient privés dans un monde de plus en plus déboussolé et inquiétant.

Elle dit : « Maman ne faisait pas de pâte de citron, mais elle aimait cuisiner. Rien que des choses très simples, bien sûr.

— Les plus difficiles. Et je suppose que vous l'aidiez. Je vous vois très bien dans un petit tablier en train de faire des bonshommes de pain d'épice.

— Elle me donnait un morceau de pâte quand elle faisait des gâteaux, mais quand j'avais fini de le pétrir, de le rouler et de le découper, il était devenu brun foncé. Oui, j'ai fait des bonshommes de pain d'épice avec des raisins secs pour les yeux. Et vous ?

— Non, ma mère ne passait pas beaucoup de temps dans la cuisine. Elle n'était pas bonne cuisinière et les critiques de mon père avaient détruit le peu de confiance qu'elle aurait pu avoir en elle. Il payait une femme du pays pour venir tous les jours préparer le repas du soir, pratiquement le seul qu'il prenait à la maison sauf le dimanche. Elle ne venait ni le samedi ni le dimanche, si bien que les agapes familiales tournaient souvent à l'aigre. C'était une organisation bizarre et Mrs Watkins était une femme bizarre – bonne cuisinière, mais perpétuellement écumante de mauvaise humeur, et elle ne supportait pas les enfants dans sa cuisine. Je ne me suis intéressée à ce domaine qu'à l'époque où j'ai passé un trimestre en France pour préparer un diplôme de langues modernes. Tout a commencé comme ça. J'ai trouvé ma nécessaire passion et compris que je n'étais pas obligée d'enseigner, de traduire ou de devenir la secrétaire hyperqualifiée d'un bonhomme quelconque. »

Meg ne répondit pas. Alice ne lui avait parlé qu'une seule fois de sa famille et de sa vie privée et elle avait l'impression que commenter ou questionner pourrait faire regretter à son amie cet instant de confidence si rare. Confortablement adossée, elle regarda les mains familières aux longs doigts habiles opérer avec assurance. Alice avait devant elle huit gros œufs dans une jatte bleue peu profonde et à côté une assiette avec une motte de beurre ainsi qu'une autre avec quatre citrons. Elle frottait ceux-ci avec des morceaux de sucre qui finissaient par s'émietter dans un bol ; elle en prenait alors d'autres et poursuivait patiemment son travail.

Elle dit : « Ça va en faire deux livres. Je vous en donnerai un pot pour les Copley si vous pensez qu'ils aimeraient ça.

— J'en suis sûre, mais je le mangerai toute seule, c'est ce que je suis venue vous dire. Je ne peux pas rester longtemps, leur fille veut absolument qu'ils aillent s'installer chez elle tant que le Siffleur n'a pas été arrêté. Elle a appelé ce matin dès qu'elle a appris le dernier meurtre. »

Alice dit : « Le Siffleur se rapproche certainement de façon assez inquiétante, mais ils ne risquent rien. Il ne rôde que la nuit et toutes ses victimes ont été des jeunes femmes. Et les Copley ne sortent même pas, sauf si vous les conduisez en voiture, n'est-ce pas ?

— Ils vont parfois se promener au bord de la mer, mais en général, ils restent dans le jardin. J'ai essayé de convaincre Rosemary Duncan-Smith qu'ils ne couraient aucun danger et qu'aucun de nous n'avait peur, mais je crois que ses amis la critiquent parce qu'elle ne les retire pas d'ici.

— Je vois. Elle ne les veut pas, ils ne veulent pas y aller, mais les soi-disant amis doivent être contentés.

— Je crois que c'est une de ces femmes autoritaires, efficaces, qui ne peuvent pas tolérer les critiques. Pour être juste, je dois dire qu'elle semble sincèrement inquiète.

— Alors, quand partez-vous ?

— Dimanche soir. Je les conduis à Norwich pour le train de huit heures trente qui arrive à Liverpool Street à dix heures cinquante-huit. Leur fille les attendra.

— Pas très commode, non ? Voyager le dimanche est toujours difficile. Pourquoi ne pas attendre le lundi matin ?

— Parce que Mrs Duncan-Smith est à son club, Audley Square, pour le week-end et elle y a retenu une chambre pour eux. Ils partiront tous ensemble pour le Wiltshire lundi matin de bonne heure.

— Et vous ? Ça ne vous fera rien de rester toute seule ?

— Absolument rien. Oh ! Ils me manqueront sûrement quand ils seront partis, mais pour le moment je pense surtout à tout le retard que je vais pouvoir rattraper. Et puis, j'aurai plus de temps pour être ici, je vous aiderai à relire les épreuves. Je ne crois pas qui j'aurai peur. Je comprends la peur et parfois je joue presque avec elle, je m'attarde exprès à l'horreur comme si je mettais mes nerfs à l'épreuve. La journée, ça va bien. Mais quand la nuit tombe et que nous sommes assis auprès du feu, je l'imagine dehors dans le noir, qui guette et qui attend. C'est plutôt cette impression de menace invisible, inconnaissable qui est si inquiétante. C'est un peu l'effet que me produit la centrale : une force dangereuse, imprévisible, que je ne peux ni contrôler ni même comprendre. »

Alice dit : « Le Siffleur n'a rien de commun avec la centrale. On peut comprendre et contrôler la puissance nucléaire. Mais ce dernier meurtre est à coup sûr très ennuyeux pour Alex. Certaines des secrétaires habitent dans le coin et rentrent chez elles en car ou à bicyclette. Il prend des dispositions pour que les membres du personnel qui ont des voitures les emmènent et les ramènent le matin, mais avec le travail posté, cela suppose une organisation plus compliquée que vous ne pourriez croire. Et certaines des filles commencent à paniquer, elles disent qu'elles ne veulent être conduites que par une femme.

— Mais enfin, elles ne peuvent pas penser sérieusement que c'est un collègue, quelqu'un de la Centrale ?

— Elles ne pensent pas sérieusement, c'est ça l'ennui. L'instinct prend le dessus, et leur instinct, c'est de soupçonner tous les hommes, en particulier ceux qui n'ont pas d'alibi pour les deux derniers meurtres. Et puis il y a Hilary Robarts. Elle va nager presque tous les soirs jusqu'à la fin d'octobre, parfois pendant tout l'hiver. Et elle a l'intention de continuer. Elle a peut-être une chance sur un million d'être assassinée, mais c'est une bravade qui donne le mauvais exemple. Je regrette pour hier soir, à propos. Pas un dîner très réussi. Je devais un repas à Miles et à Hilary, mais je ne m'étais pas rendu compte qu'ils se détestaient à ce point-là. Je ne sais pas pourquoi. Alex le sait probablement, mais ça ne m'intéresse pas assez pour que je prenne la peine de le lui demander. Comment avez-vous trouvé notre poète résident ? »

Meg dit : « Il m'a bien plu. Je l'ai trouvé un peu intimidant, mais il ne l'est pas, n'est-ce pas ? Nous sommes allés ensemble jusqu'aux ruines de l'abbaye. Elles sont si belles au clair de lune. »

Alice dit : « Romantique à souhait pour un poète. Je suis heureuse que vous n'ayez pas trouvé sa société décevante. Mais je ne peux pas regarder la lune sans me représenter cette litière de ferraille. L'homme laisse ses ordures polluantes derrière lui comme des crottes de métal. Mais dimanche soir, ce sera la pleine lune. Venez donc dîner tranquillement ici en rentrant de la gare et nous irons jusqu'aux ruines ensemble. Je vous attendrai pour neuf heures trente. Alex va généralement à la centrale après un week-end en ville. »

Meg dit avec regret : « J'aurais beaucoup aimé, Alice, mais les bagages et le départ vont être une redoutable entreprise et quand je rentrerai de Norwich je serai tout juste bonne pour me coucher. Je n'aurai pas faim parce qu'il faut que je leur prépare un goûter dînatoire avant que nous partions. D'ailleurs je n'aurais pu rester qu'une heure, Mrs Duncan-Smith a dit qu'elle téléphonerait de Liverpool Street pour me prévenir qu'ils sont bien arrivés. »

Alice se sécha les mains et l'accompagna jusqu'à la porte, ce qui était inusité. Meg se demanda pourquoi, en parlant du dîner et de la promenade avec Adam Dalgliesh, elle n'avait pas fait mention de la mystérieuse silhouette féminine aperçue dans les ruines. Ce n'était pas seulement qu'elle craignait de donner trop d'importance à ce qui, sans la corroboration de Dalgliesh, risquait fort d'être une erreur de sa part. Autre chose, une répugnance qu'elle ne pouvait ni expliquer ni comprendre, la retenait. En arrivant à la porte, alors que Meg regardait au loin la courbure du cap ensoleillé, elle connut un instant d'extraordinaire perception. Il lui sembla qu'elle avait conscience d'un autre temps, d'une autre réalité qui existaient simultanément avec le moment dans lequel elle se trouvait. Le monde extérieur était toujours le même, encore qu'elle en vit chaque détail avec plus d'acuité : les grains de poussière dansant dans la jonchée de soleil sur le sol dallé, la dureté de chaque carreau usé sous ses pieds, chaque marque de clou grêlant la grande porte de chêne, chaque brin dans les touffes d'herbe à la lisière de la lande. Mais il y avait un autre monde qui s'était emparé de son esprit. Là, pas de soleil, seulement une éternelle obscurité où résonnaient le martèlement des sabots de chevaux et le piétinement des hommes, des voix rauques, un clabaudage incohérent comme si le reflux aspirait les galets sur toutes les grèves du monde. Et puis il y eut un sifflement et un craquement de fagots, une explosion de feu, une seconde de silence effrayant brisé par le long hurlement suraigu d'une femme.

Elle entendit la voix d'Alice : « Meg, vous ne vous sentez pas mal ?

— Je me suis sentie toute drôle pendant un instant, mais c'est passé. Je suis parfaitement bien.

— Vous êtes surmenée. Vous avez trop à faire dans cette maison. Et la soirée d'hier n'a pas été précisément reposante. C'est sans doute un choc en retour. »

Meg dit : « J'ai dit à Mr Dalgliesh que je n'avais jamais senti la présence d'Agnes Poley dans cette maison. Mais je me trompais. Elle est là. Il reste quelque chose d'elle. »

Il y eut un silence avant que son amie répondît : « Cela dépend, je suppose, de la notion que vous avez du temps. Si, comme l'assurent certains savants, il peut retourner en arrière, alors elle est peut-être encore ici, encore vivante, brûlant sur un éternel bûcher. Moi, je ne la sens jamais. Elle ne m'apparaît pas. Elle ne me trouve peut-être pas sympathique. Pour moi, les morts restent morts. Si je ne le croyais pas, je ne pense pas que je pourrais continuer à vivre. »

Meg fit ses derniers au revoir et traversa le cap d'un pas décidé. Les Copley, confrontés aux redoutables choix à faire pour les bagages destinés à une visite d'une longueur indéterminée, devaient commencer à s'inquiéter. Quand elle arriva en haut de la crête, elle se retourna et vit Alice, toujours debout sur le seuil. Celle-ci leva la main dans un geste qui ressemblait plutôt à une bénédiction qu'à un salut et disparut dans la maison.