44

Les pulsations du moteur, anormalement fortes, secouaient l'air calme. Amy s'attendait presque à voir des portes s'ouvrir, des gens arriver en courant sur le quai, à entendre des voix furieuses les interpeller. Caroline fit un mouvement, le bruit mourut dans un faible murmure et le bateau s'éloigna du quai. Amy dit, avec colère : « Qui est-ce ? Qu'est-ce que c'est que cet empaillé ?

— Un type de Larksoken. Jonathan Reeves. Aucune importance.

— Pourquoi est-ce que tu lui as menti ? Menti sur nous. On ne couche pas ensemble.

— Parce que c'était nécessaire. Qu'est-ce que ça peut faire ? Ça n'a pas d'importance.

— Pour moi, si. Regarde-moi, Caroline. Je te parle. »

Mais Caroline ne la regardait toujours pas. Elle dit calmement : « Attends que nous soyons sorties du port. J'ai quelque chose à te dire, mais je veux être déjà en eau profonde et j'ai besoin de me concentrer. Va à l'avant et tâche d'avoir l'œil. »

Amy hésita un instant, puis se fraya soigneusement un chemin sur le pont étroit en s'accrochant au toit du rouf. L'emprise que Caroline exerçait apparemment sur elle ne lui plaisait pas trop. Rien à voir avec l'argent qui arrivait irrégulièrement et anonymement déposé sur son compte postal, ou caché dans les ruines de l'abbaye. Ni même l'excitation, ou l'impression de détenir un pouvoir secret que lui valait l'appartenance à une conjuration. Peut-être, après cette première rencontre au café d'Islington qui avait conduit à son recrutement pour l'Opération Pipeau, avait-elle inconsciemment décidé de lui vouer fidélité et obéissance, et maintenant que l'heure de l'épreuve était venue, elle ne pouvait se débarrasser de cette allégeance tacite.

En se retournant, elle vit que les lumières du port pâlissaient, que les fenêtres des maisons devenaient de petits carrés, puis de simples points lumineux. Le moteur retrouva une vie pétaradante et, debout à l'avant, elle sentit l'énorme force de la mer du Nord sous elle, le sifflement des eaux déchirées, les vagues intactes, lisses et noires comme du pétrole émerger de la brume, le bateau qui se soulevait, vibrait, puis retombait. Au bout de dix minutes, elle quitta son poste et revint vers le rouf. Elle dit : « Écoute, nous sommes loin de la terre, maintenant. Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce que tu étais obligée de lui dire tout ça ? Je sais que je suis supposée me tenir à l'écart des gens de Larksoken, mais je le trouverai et je lui dirai la vérité. »

Caroline, toujours à la barre, regardait droit devant elle. Dans la main gauche, elle tenait une boussole. Elle dit : « Nous ne reviendrons pas. C'est ça que j'avais à te dire, »

Avant qu'Amy pût ouvrir la bouche, elle dit : « Ne commence pas à piquer une crise et ne discute pas. Tu as droit à une explication et si tu restes calme, tu l'auras. Maintenant je n'ai plus le choix, il faut que tu connaisses la vérité, du moins en partie.

— Quelle vérité ? De quoi parles-tu ? Et pourquoi est-ce que nous ne reviendrons pas ? Tu disais que nous serions parties une heure pas plus. Tu disais que nous allions rencontrer des camarades et recevoir de nouvelles instructions. J'ai laissé un mot à Neil pour lui dire que je n'en avais pas pour longtemps. Il faut que je retourne vers Timmy. »

Mais Caroline ne la regardait toujours pas. Elle dit : « Nous ne rentrerons pas parce que nous ne pouvons pas rentrer. Quand je t'ai recrutée dans ce squat de Londres, je ne t'ai pas dit la vérité. Ce n'était pas dans ton intérêt et je ne savais pas jusqu'à quel point je pouvais te faire confiance. D'ailleurs, moi-même je ne savais pas toute la vérité, mais seulement ce qui m'était nécessaire. C'est comme ça que l'opération fonctionne. Elle n'a rien à voir avec l'occupation de Larksoken pour défendre la cause des animaux. Elle n'a rien à voir avec les animaux. Rien à voir avec les baleines menacées, ou les phoques malades, les animaux de laboratoire torturés, les chiens abandonnés et toutes les souffrances bidon qui te font pâmer. Elle concerne des choses bien plus importantes. Elle concerne les êtres humains et leur avenir. La manière dont nous organisons notre monde. »

Elle parlait très bas et avec une extraordinaire intensité. Dominant le bruit du moteur, Amy lui dit : « Je ne t'entends pas ! Je ne t'entends pas bien. Arrête donc ce moteur !

— Pas encore. Nous allons loin. Nous devons les retrouver à un point précis. D'abord filer cap au sud-est, puis prendre un relèvement des installations de pompage de la centrale et du phare de Happisburgh. J'espère que la brume ne va pas épaissir.

— Qui ? Nous allons retrouver qui ?

— Je ne connais pas leurs noms, ni leur place dans l'organisation. Comme je te l'ai dit, nous savons ce que nous avons besoin de savoir, c'est tout. Mes instructions étaient que si l'Opération Pipeau était brûlée, je devais appeler un certain numéro et activer la procédure d'urgence pour me dégager. C'est pourquoi j'ai acheté ce bateau et veillé à ce qu'il soit toujours prêt à partir. On m'a dit exactement où on nous prendrait. Ensuite nous serons emmenées en Allemagne, munies de faux papiers, d'une nouvelle identité et incorporées dans l'organisation qui nous trouvera un autre boulot.

— Pas moi, foutre non, pas moi ! » Amy regarda Caroline avec horreur : « Ce sont des terroristes, hein ? Et toi aussi tu en es une. Une salope de terroriste ! »

Caroline dit calmement : « Et les agents du capitalisme, qu'est-ce qu'ils sont ? Les armées, les polices, les tribunaux, qu'est-ce que c'est ? Et les multinationales qui oppriment les trois quarts de la population du globe, qui les maintiennent dans la pauvreté, qui les affament ? N'emploie donc pas des mots que tu ne comprends pas.

— Ce mot-là je le comprends très bien. Et tes airs supérieurs, tu peux te les mettre où je pense. Tu es folle ou quoi ? Qu'est-ce que vous vouliez faire, pauvres cons ? Saboter le réacteur, libérer toute cette radioactivité, pire qu'à Tchernobyl, tuer tout le monde sur le cap, Timmy et Neil, Smudge et Whisky ?

— Pas besoin de saboter les réacteurs, ni de libérer la radioactivité. Une fois les centrales occupées, la menace suffirait.

— Les centrales ? Combien ? Où ça ?

— Une ici, une en France et une en Allemagne. L'action serait coordonnée et elle suffirait. Ce qui est en question, ce n'est pas ce que nous serions capables de faire après les avoir prises, mais ce que les gens nous croiraient capables de faire. La guerre est démodée et inutile. Nous n'avons pas besoin d'armée. Nous avons simplement besoin de quelques camarades entraînés, intelligents et dévoués, ayant les connaissances nécessaires. Ce que tu appelles terrorisme peut changer le monde et il coûte moins cher en vies humaines que l'industrie militariste de la mort où mon père a fait carrière. Ils n'ont qu'une chose en commun : un soldat doit être prêt à mourir pour sa cause. Nous le sommes. »

Amy cria : « Mais c'est impossible ! Les gouvernements ne laisseront pas faire ça.

— C'est en train de se produire et ils ne peuvent pas l'arrêter. Ils ne sont pas assez unis et ils n'ont pas assez de volonté. Ça n'est que le commencement. »

Amy la regarda : « Arrête ce bateau. Je saute.

— Et tu nageras jusqu'à la côte ? Ou tu te noies ou tu meurs de froid. Et la brume qui épaissit. »

Amy ne l'avait pas remarqué. À un moment donné, il lui avait semblé qu'elle voyait les lumières lointaines de la terre comme des étoiles, le noir des vagues flasques et puis soudain, lentement, inexorablement, une humidité poisseuse s'étendait sur tout. Elle cria : « Oh, mon Dieu, ramène-moi. Il faut que tu me débarques. Je veux Timmy. Je veux Neil.

— Je ne peux pas, Amy. Écoute, si tu ne veux pas du tout participer à l'entreprise, dis-le quand le bateau arrivera. On te débarquera quelque part, pas nécessairement sur cette côte mais quelque part. Les recrues qui renâclent, on n'en veut pas. Ce serait déjà assez difficile de te trouver une nouvelle identité. Mais si tu ne voulais pas t'engager, pourquoi as-tu tué Hilary Robarts ? Tu crois qu'on avait besoin d'une enquête de police centrée sur Larksoken, tous les poulets aux aguets, Rickards sur les lieux, le passé de tous les suspects examiné au crible, plus rien de privé ? Et si Rickards t'avait arrêtée, comment être sûre que tu ne craquerais pas, que tu ne parlerais pas de l'Opération Pipeau ? »

Amy hurla : « Mais tu es folle ! Je suis sur ce bateau avec une sacrée garce de folle ! Je ne l'ai pas tuée !

— Alors qui ? Pascoe ? Presque aussi dangereux.

— Je me demande bien comment il aurait fait. Il rentrait de Norwich. On a menti à Rickards pour l'heure ; en fait, il est arrivé dans la caravane à neuf heures quinze et on y est resté toute la soirée avec Timmy. Et toutes ces histoires avec le Siffleur qui lui avait entaillé le front, les poils, on n'en a jamais rien su. On croyait que c'était toi qui l'avais tuée.

— Et pourquoi ?

— Parce qu'elle avait éventé l'Opération Pipeau. C'est pas pour ça que tu t'enfuis, parce que tu n'as pas le choix ?

— Tu as raison, je n'ai pas le choix, mais ce n'est pas à cause de Robarts. Elle n'a rien trouvé. Comment aurait-elle pu ? Mais quelqu'un était sur la piste. Il n'y a pas que le meurtre de Hilary Robarts. Les services de sécurité commençaient à s'intéresser à moi. Ils ont eu un renseignement, probablement par une des cellules allemandes, ou une taupe de l'IRA.

— Comment le sais-tu ? Tu te sauves peut-être pour rien.

— Trop de coïncidences. Cette dernière carte postale que tu avais cachée dans les ruines de l'abbaye, je t'ai dit qu'elle avait été replacée dans le mauvais sens. Quelqu'un l'avait lue.

— N'importe qui aurait pu la trouver et le message ne lui aurait rien dit du tout. Il ne m'a jamais rien dit à moi.

— Trouvée fin septembre, alors que la saison des pique-niques est finie et bien finie ? Trouvée et remise soigneusement en place ? Et ça n'est pas tout. Ils sont allés fouiner dans l'appartement de ma mère. Elle a une gouvernante qui a été ma nanny autrefois. Elle m'a téléphoné pour me prévenir aujourd'hui. Après ça, je n'ai pas attendu. J'ai envoyé le signal pour dire que je filais. »

À tribord, les lumières de la côte, encore visibles, étaient estompées par la brume et le bruit du moteur paraissait moins agressif, presque un fredonnement de bonne compagnie. Amy se dit qu'elle s'y était peut-être habituée, mais quelle sensation extraordinaire que ce mouvement si calme, si régulier dans l'obscurité, pendant que la voix de Caroline disait des choses ahurissantes, parlant de terrorisme et de fuite aussi calmement que s'il s'agissait des détails d'un pique-nique ! Et Amy avait besoin d'entendre, besoin de savoir. Elle s'entendait demander : « Où les as-tu rencontrés, ces gens pour qui tu travailles ?

— En Allemagne. J'avais dix-sept ans, ma nanny était malade et j'avais dû passer l'été avec mes parents. Mon père était en garnison là. S'il ne s'est pas beaucoup occupé de moi, quelqu'un d'autre l'a fait.

— Mais il y a des années de ça !

— Ils savent attendre et moi aussi.

— Et cette nanny-gouvernante, elle fait aussi partie de l'Opération Pipeau ?

— Elle ne sait rien, absolument rien. C'est bien la dernière personne que j'aurais choisie. Une vieille cruche qui vaut à peine le vivre et le couvert, mais ma mère lui a trouvé une utilité et moi aussi. Je lui ai dit que ma mère – qu'elle hait – me faisait surveiller, qu'elle me prévienne s'il y avait des coups de téléphone ou des visites pour moi. Ça aide à lui rendre la vie avec ma mère tolérable. Ça lui donne de l'importance, ça l'aide à croire que je tiens à elle, que je l'aime.

— C'est vrai ? Tu l'aimes ?

— Autrefois oui. Les enfants ont besoin de quelqu'un à aimer. Mais j'ai dépassé ça. Bon, il y a eu un coup de fil et une visite. Mardi, un Écossais ou quelqu'un qui prétendait l'être a téléphoné. Et aujourd'hui, il en est venu un autre.

— Quel genre ?

— Un homme jeune qui racontait qu'il m'avait vue en France. Un mensonge. C'était un imposteur. Il venait du MI-5. Qui d'autre aurait pu l'envoyer ?

— Mais tu ne peux pas en être sûre. Pas assez sûre du moins pour envoyer ce signal, tout planter là et te mettre à leur merci.

— Si, je suis sûre. Réfléchis, qui ça pouvait bien être d'autre ? Trois incidents séparés : la carte, le coup de fil, la visite. Qu'est-ce qu'il fallait attendre de plus ? Que les services de sécurité enfoncent ma porte ?

— Il ressemblait à quoi, ce type ?

— Jeune. Nerveux. Plutôt moche. Pas particulièrement convaincant. Même Nanny ne l'a pas cru.

— Drôle d'officier du MI-5. Tu crois qu'ils ne peuvent pas faire mieux ?

— Il était supposé être quelqu'un que j'avais rencontré en France, à qui j'avais plu, qui souhaitait me revoir, et qui avait pris son courage à deux mains pour venir à l'appartement. Bien sûr, il avait l'air jeune et nerveux. C'était bien le genre de type qu'ils auraient envoyé. Pas un vétéran de Curzon Street, un vieux routier de quarante ans. Ils savent choisir l'homme qu'il faut pour chaque mission. C'est leur boulot. Il n'était peut-être même pas destiné à être convaincant. Ils essayaient peut-être de me faire peur, de m'amener à réagir et à me découvrir.

— Eh bien, pour réagir, tu as réagi. Mais si tu t'es trompée, trompée sur toute la ligne, qu'est-ce qu'ils feront, les gens pour qui tu travailles ? En te sauvant comme ça, tu as coulé l'Opération Pipeau.

— Cette opération-là, oui, mais l'avenir n'est pas compromis. Mes instructions étaient de téléphoner si j'avais eu les preuves solides que nous étions brûlés. Et il y en avait. D'ailleurs, ce n'est pas tout. Mon téléphone est sur table d'écoute.

— Tu ne peux pas le savoir.

— Je ne peux pas en être sûre, mais je le sais. »

Soudain, Amy s'écria : « Qu'est-ce que tu as fait de Remus ? Tu lui as donné à manger, une provision d'eau ?

— Bien sûr que non. Il faut que ça ait l'air d'un accident. Il faut qu'on croie que nous sommes des lesbiennes parties faire une promenade en mer et victimes d'un accident. Il faut qu'on croie que nous pensions être absentes pour peu de temps. Je lui donne à manger vers sept heures. Il faut qu'on le trouve affamé et assoiffé.

— Mais on commencera peut-être pas à te chercher avant lundi ! Il sera affolé, il va hurler, pleurer, et il n'y a pas de voisins pour l'entendre. Sacrée garce ! »

Soudain, elle se jeta sur Caroline en vociférant des obscénités et en essayant de lui griffer le visage. Mais l'autre était trop forte pour elle. Des mains comme des étaux d'acier lui enserrèrent les poignets et la projetèrent contre le bord. À travers des larmes de rage impuissante elle murmura : « Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Pour une cause qui mérite qu'on lui sacrifie sa vie. Il n'y en a pas tant.

— Rien ne mérite qu'on lui sacrifie sa vie, sauf peut-être une autre personne, quelqu'un qu'on aime. Je mourrais pour Timmy.

— Ça n'est pas une cause. C'est de la sentimentalité.

— Et si je veux mourir pour une cause, je la choisirai. Et ça sera pas pour ton sacré terrorisme. Pour des salauds qui balancent des bombes dans les cafés et qui tuent mes amis et qui se foutent des gens ordinaires parce qu'ils ont pas d'importance. »

Caroline dit : « Tu as bien dû soupçonner quelque chose. Tu n'es pas cultivée, mais tu n'es pas idiote. Je ne t'aurais pas choisie si je n'avais pas été sûre de ça. Tu ne m'as jamais questionnée et tu n'aurais pas eu de réponse si tu l'avais fait, mais tu n'as quand même pas pu croire que nous nous donnions une peine pareille simplement pour des petits chats trouillards ou des bébés phoques dépiautés ? »

L'avait-elle cru ? Amy se le demandait. La vérité, c'était peut-être qu'elle avait cru à l'intention, mais jamais à l'exécution. Et entre-temps, il avait été amusant de faire partie de la conspiration. Elle avait joui de l'excitation, du secret qu'elle détenait en cachette de Neil, du frisson de peur à demi simulé quand elle quittait la caravane une fois la nuit tombée pour glisser les cartes postales dans les ruines de l'abbaye. Cachée derrière un brise-lames à moitié démoli, elle avait failli éclater de rire la nuit où elle avait presque été surprise par Mrs Dennison et Mr Dalgliesh. L'argent lui avait rendu service aussi, rémunération généreuse pour un si petit travail. Et puis le rêve, le drapeau à l'image encore inconnue mais qui serait hissé sur la centrale et qui commanderait le respect, l'obéissance, la réaction immédiate. Il dirait au monde entier : « Arrêtez ! Arrêtez tout de suite. » Il parlerait au nom des animaux captifs dans les zoos, les baleines menacées, les phoques malades, les animaux de laboratoire torturés, les bêtes terrifiées poussées dans des abattoirs puant le sang et la mort, les poules serrées au point de ne pas même pouvoir picorer, tout l'ensemble du règne animal exploité et maltraité. Mais cela n'avait été qu'un rêve. La réalité, c'étaient les quelques planches dérisoires sous ses pieds, la brume suffocante, les vagues huileuses griffant leur fragile bateau. La réalité, c'était la mort, il n'y en avait pas d'autre. Tout dans sa vie, depuis l'instant où elle avait rencontré Caroline à Islington, avait conduit à cette heure de vérité, à cette terreur.

Elle gémit : « Je veux Timmy. Mon bébé, qu'est-ce qu'il va devenir ? Je veux mon bébé.

— Tu ne seras pas obligée de le laisser, pas pour toujours. On trouvera bien un moyen de vous réunir.

— Tu es folle, non ? Il en aurait une vie, avec une bande de terroristes. Ils tireront un trait sur lui, comme sur tous les autres. »

Caroline dit : « Et tes parents ? Ils ne pourraient pas s'en occuper ?

— Ça va pas la tête ? Je me suis sauvée parce que mon beau-père rossait ma mère ; quand il a commencé le même cirque avec moi, j'ai filé. Tu crois que je voudrais leur laisser Timmy, à lui ou à elle ? »

Sa mère avait paru aimer la violence, ou du moins ce qui venait après. Les deux années avant sa fuite lui avaient appris une chose : ne coucher qu'avec les hommes qui vous désirent plus que vous ne les désirez. »

Caroline demanda : « Et Pascoe ? Tu es sûr qu'il ne sait rien ?

— Bien sûr qu'il sait rien. On couchait même pas ensemble. Il me voulait pas et je le voulais pas. »

Mais il y avait quelqu'un qu'elle avait voulu, et elle se revit brusquement avec une netteté fulgurante allongée à côté d'Alex dans les dunes, l'odeur de la mer, du sable et de la sueur, le visage de l'homme grave, ironique. Eh bien, elle ne parlerait pas d'Alex à Caroline. Elle avait un secret bien à elle. Elle le garderait.

Elle pensa aux curieux itinéraires qui l'avaient conduite à cet instant dans le temps, à ce lieu dans l'espace. Peut-être, si elle se noyait, toute sa vie lui apparaîtrait-elle dans un éclair comme on le disait, tout ce qui avait été connu, compris, enfin ordonné dans cet ultime instant de l'annihilation. Mais pour le moment, elle voyait le passé telle une série de diapositives cliquetant à toute vitesse, image brièvement reçue, émotion à peine ressentie avant de disparaître. Soudain elle se mit à trembler violemment. « J'ai froid.

— Je t'avais dit de prendre des vêtements chauds et rien d'autre. Ce chandail n'est pas suffisant.

— C'est tout ce que j'ai de chaud.

— Sur le cap ? Et qu'est-ce que tu mets l'hiver ?

— Neil me prête quelquefois son pardessus. On partage. Celui qui sort prend le pardessus. On se disait qu'on pourrait trouver un manteau pour moi à la vente de charité du Vieux Presbytère. »

Caroline ôta sa veste : « Tiens, mets ça.

— Non, c'est à toi. J'en veux pas.

— Mets ça.

— Je t'ai dit que j'voulais pas. »

Mais comme une enfant, elle laissa Caroline lui enfiler les bras dans les manches et resta docilement immobile pendant que le vêtement était boutonné. Puis elle se tapit sous le banc étroit qui courait tout le long du bateau pour exclure l'horreur de ces vagues qui avançaient silencieusement. Il lui semblait ressentir pour la première fois et dans chacun de ses nerfs l'inexorable puissance de la mer. Elle voyait en imagination son corps pâle et sans vie couler jusqu'au fond à travers des milles d'obscurité liquide, rejoignant les squelettes de marins noyés depuis bien longtemps, les carcasses de vieux navires où s'ébattaient des créatures indifférentes. Et la brume, moins épaisse désormais mais plus effrayante, était mystérieusement devenue vivante, respiration silencieuse qui lui volait son propre souffle, insinuant la terreur par chaque pore. Il semblait impossible de croire qu'il y avait quelque part une terre, des fenêtres éclairées derrière les rideaux, de la lumière débordant des portes de cafés, des rires, des gens installés au chaud, en sécurité. Elle vit la caravane comme elle l'avait vue si souvent quand elle revenait de Norwich à la nuit tombante, solide rectangle de bois enraciné dans le cap, défiant les coups de vent et la mer, la chaude lueur de ses fenêtres, la spirale de fumée au-dessus de la cheminée. Elle pensa à Timmy et à Neil. Combien de temps attendrait-il avant d'avertir la police ? Il n'était pas du genre à se précipiter. Après tout, elle n'était plus une enfant, elle avait le droit de s'absenter. Il ne ferait peut-être rien avant le matin, et encore. Mais peu importait. La police ne pouvait rien. Personne, sauf ce personnage effondré sur le quai, ne savait où elles étaient et s'il donnait l'alerte, ce serait trop tard. Inutile même de croire à la réalité des terroristes. Elles étaient abandonnées là, au milieu de l'obscurité ruisselante. Elles allaient tourner, tourner indéfiniment jusqu'à ce que le carburant manque, après quoi elles dériveraient vers le large jusqu'à ce qu'un caboteur les aborde et les coule.

Elle n'avait plus aucun sens du temps. Les pulsations rythmées du moteur l'avaient comme anesthésiée ; ce n'était pas la paix certes, mais une acceptation hébétée qui ne la laissait plus consciente que du bois dur contre son dos et de Caroline debout dans le rouf, aux aguets.

Le moteur s'arrêta. Pendant quelques secondes, silence absolu. Puis, tandis que le bateau roulait doucement, Amy entendit le bois craquer et l'eau le gifler. Elle respira une humidité suffocante, sentit le froid traverser la veste et pénétrer jusque dans ses os. Il semblait impossible que quelqu'un pût les trouver dans ce sinistre désert d'eau et elle avait cessé de s'en soucier.

Caroline dit : « Voilà, c'est ici. C'est ici qu'ils vont nous retrouver. Il n'y a qu'à tourner en rond jusqu'à ce qu'ils arrivent. »

Amy entendit de nouveau le moteur, mais cette fois ce n'était qu'un ronronnement presque imperceptible. Et soudain elle sut. Pas de raisonnement conscient, non, seulement une certitude aveuglante et terrifiante qui l'éblouit avec la netteté d'une vision. Son cœur s'arrêta, puis bondit, et ses battements violents rappelèrent son corps à la vie. Elle sauta presque sur ses pieds : « Ils ne vont pas me débarquer, hein ? Ils vont me tuer. Tu le sais. Tu l'as toujours su. C'est pour ça que tu m'as amenée ici, pour que je sois tuée. »

Caroline, les yeux fixés sur deux lumières, les feux intermittents du phare et l'étincellement de la centrale, lui dit froidement : « Tu perds la tête.

— Ils ne peuvent pas me laisser partir. J'en sais trop. Et tu as dit toi-même que je ne leur servirais pas à grand-chose. Écoute, il faut m'aider. Dis-leur que j'ai été terriblement utile, que ça vaut la peine de me garder. Si seulement je peux débarquer, je m'arrangerai bien pour m'échapper. Mais il faut que j'aie une chance. Caroline, c'est toi qui m'as entraînée dans cette affreuse histoire. Il faut que tu m'aides. Il faut que je débarque. Écoute-moi ! Écoute-moi Caroline ! Il faut qu'on parle.

— C'est ce que tu es en train de faire. Et ce que tu dis est grotesque.

— Vraiment ? Vraiment, Caroline ? »

Elle savait désormais qu'elle ne devait pas supplier. Elle aurait voulu se jeter aux pieds de Caroline et hurler : « Regarde-moi. Je suis un être humain. Une femme. Je veux vivre. Mon enfant a besoin de moi. Je ne suis pas une bien bonne mère, mais il n'en a pas d'autre. Aide-moi. » Mais elle savait, avec l'instinctive lucidité née du désespoir, que les supplications abjectes, les mains tordues, les sanglots, les gémissements ne feraient que rebuter. Elle défendait sa vie. Il fallait qu'elle reste calme, qu'elle s'appuie sur la raison, qu'elle trouve les mots qui porteraient. Elle dit : « Je ne suis pas toute seule. Il y a toi aussi. Ça pourrait être le choix entre la vie et la mort pour toutes les deux. Ils ne te voudront pas non plus. Tu leur étais utile quand tu travaillais à Larksoken, que tu pouvais leur donner des détails sur la façon dont ça fonctionnait, sur les gens qui étaient de garde à telle ou telle heure. Mais maintenant tu les encombres, exactement comme moi. Pas de différence. Quel travail est-ce que tu peux faire pour eux qui vaudrait la peine de t'entretenir, de te donner une nouvelle identité ? Ils ne peuvent pas te trouver une place dans une autre centrale et si le MI-5 est vraiment alerté, il continuera à te serrer de près. Il ne croira peut-être pas si facilement à un accident, à moins que nos corps ne soient rejetés sur la côte. Et ils ne le seront pas à moins qu'on nous tue. Qu'est-ce que c'est que deux cadavres de plus ou de moins pour eux ? Pourquoi nous donner rendez-vous ici ? Pourquoi si loin ? Ils auraient pu nous prendre bien plus près de la côte. Et même par avion s'ils avaient eu vraiment besoin de nous. Caroline, retournons d'où nous venons. Il n'est pas trop tard. Tu pourrais dire aux gens pour qui tu travailles qu'on a pas pu venir, que la brume était trop épaisse. Ils trouveront un autre moyen pour te prendre. Si tu veux partir, je ne parlerai pas. J'aurai bien trop peur. Je te le jure sur ma vie. On peut retourner maintenant et on aura été que deux amies qui ont fait un petit tour en bateau et qui sont revenues à bon port. ! C'est ma vie, Caroline, et ça pourrait être la tienne. Tu m'as donné ta veste. Je te demande la vie. »

Elle ne la toucha pas. Elle savait qu'un geste mal à propos, n'importe quel geste peut-être, pourrait être fatal. Mais elle savait aussi que celle qui se tenait devant elle, rigide, les yeux fixes, était à l'instant de la décision. Et en regardant ce profil comme sculpté dans le marbre, Amy se rendit compte pour la première fois de sa vie qu'elle était totalement seule. Même ses amants, vus à ce moment-là comme un défilé de visages tendus, suppliants et de mains accrocheuses, fouilleuses, n'avaient été que des étrangers fortuits lui donnant l'illusion que la vie pouvait être partagée. Et elle n'avait jamais connu Caroline, elle ne pourrait jamais la connaître, ni comprendre ce qui, dans son passé, sa jeunesse peut-être, l'avait conduite à cette dangereuse conspiration, cet instant décisif. Physiquement elles étaient si proches l'une de l'autre que chacune entendait et pouvait presque sentir le souffle de l'autre. Mais chacune était aussi seule que si cette vaste mer n'avait pas contenu d'autre bateau, ni d'autre être vivant. Peut-être étaient-elles vouées à mourir ensemble, mais chacune ne pourrait souffrir que sa propre mort, comme chacune n'avait vécu que sa propre vie. Et il n'y avait plus rien à dire. Elle avait plaidé sa cause et les mots étaient épuisés. Désormais elle attendait dans l'obscurité et le silence de savoir si elle allait vivre ou mourir.

Il lui semblait que le temps lui-même s'était arrêté. Dans le silence fantomatique, Amy entendait un sourd martèlement insistant, les battements de son cœur. Et puis Caroline parla. D'une voix calme, posée, comme si Amy avait posé un problème difficile qui exigeait réflexion pour être résolu.

« Il faut qu'on s'éloigne du point de ralliement. Ce bateau n'a pas assez de puissance pour les distancer s'ils nous trouvent et nous poursuivent. Notre seul espoir, c'est d'éteindre tous les feux, de nous éloigner le plus possible et de faire du surplace sans un bruit en souhaitant qu'ils ne nous trouvent pas, dans la brume.

— On peut pas rentrer au port ?

— Pas le temps. Il y a plus de dix milles et ils ont un moteur puissant. S'ils nous trouvent, ils sont sur nous en quelques secondes. Notre seule chance, c'est le brouillard. »

Et c'est alors qu'elles entendirent, amorti par la brume mais bien reconnaissable, le bruit d'un bateau qui approchait. Instinctivement, elles se serrèrent l'une contre l'autre dans le rouf et attendirent, n'osant même pas chuchoter. Chacune savait que désormais leurs seules chances, c'étaient le silence, la brume, l'espoir que leur petite embarcation ne serait pas repérée. Mais le bruit du moteur augmenta pour devenir une vibration régulière, sans direction. Et puis, alors qu'elles pensaient que le bateau allait surgir de la brume, le bruit cessa de croître et Amy devina qu'elles étaient lentement encerclées. Soudain, elle poussa un hurlement. Le projecteur coupant le brouillard dirigeait son faisceau droit sur leur visage. Si éblouissant qu'elle ne voyait qu'un cône géant dans lequel les particules de brume nageaient comme des molécules de lumière argentée. Une voix rude, étrangère, héla : « Ohé du bateau ! Le Lark du port de Wells ? »

Un instant de silence, puis la voix de Caroline sonna, forte et claire, mais Amy y détecta la stridence de la peur : « Non, nous sommes un groupe de quatre amis de Yarmouth, mais nous allons probablement relâcher à Wells. Tout va bien. Pas besoin d'aide, merci. »

Mais le projecteur ne bougea pas. Le bateau semblait suspendu entre mer et ciel dans un flamboiement de lumière. Les secondes passèrent. Plus un mot ne fut échangé. Puis les feux s'éteignirent et elles entendirent de nouveau le bruit des moteurs qui s'éloignaient. Pendant une minute, trop effrayées pour parler, elles partagèrent l'espoir désespéré que la ruse avait réussi. Et puis, elles comprirent. La lumière les saisit à nouveau. Et cette fois le bateau, tous cylindres rugissants, fonça droit sur elles, laissant juste à Caroline le temps de mettre une joue glacée contre celle d'Amy. Elle dit : « Pardonne-moi. Pardonne-moi. »

Et puis la grosse coque les écrasa. Amy entendit le craquement du bois éclaté, le bateau bondit hors de l'eau, elle se sentit projetée à travers une éternité d'obscurité liquide, pour retomber dans le puits sans fond de l'espace et du temps. Puis ce fut la gifle de la mer et du froid, si intense que pendant un instant, elle ne sentit rien. Elle reprit connaissance en arrivant à la surface, haletante, suffoquée, n'ayant plus conscience du froid mais de la douleur atroce d'une barre de métal qui lui écrasait la poitrine, de la terreur, luttant désespérément pour se maintenir la tête hors de l'eau, pour survivre. Quelque chose lui racla le visage avant d'être emporté par une vague. En se débattant, elle heurta une planche du bateau qui lui donna au moins une chance. Elle reposa ses bras dessus et, les muscles détendus, elle éprouva un soulagement inouï. Désormais capable de penser, elle se dit que son radeau de fortune pourrait la soutenir jusqu'à l'aube, mais elle serait morte de froid et d'épuisement bien avant. Nager jusqu'à la côte était son seul espoir, mais où était la côte ? Si le brouillard se dissipait, elle pourrait voir les lumières, peut-être même celles de la caravane. Neil serait là qui lui ferait des signes. Mais c'était stupide. La caravane était à des kilomètres. Neil devait être fou d'inquiétude à cette heure-là. Et elle n'avait pas fini ses enveloppes. Timmy était peut-être en train de la réclamer, de pleurer. Il fallait qu'elle retourne auprès de Timmy.

Finalement, la mer fut miséricordieuse. Le froid qui lui engourdissait les bras désormais incapables de se tenir à la planche lui engourdit aussi le cerveau. Elle glissait dans l'inconscience lorsque le projecteur la retrouva. Elle avait dépassé la pensée comme la peur quand le bateau vira de bord et l'éperonna de toute sa puissance. Et puis ce fut le silence et l'obscurité et une planche qui dansait doucement là où la mer était teintée de rouge.