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Même sans l'enseigne au barbouillage criard, personne du Norfolk n'aurait pu douter un instant de l'identité du héros qui avait donné son nom au café de Lydsett, ni un étranger manquer de reconnaître le chapeau d'amiral avec l'étoile, la poitrine très décorée, le bandeau noir sur un œil, la manche vide. Rickards se dit qu'il avait déjà vu des portraits plus mauvais de Lord Nelson, mais pas beaucoup. Celui-là le faisait ressembler à la Princesse Royale en travesti.

George Jago avait évidemment décidé que l'entretien devait se dérouler dans le bar, alors enveloppé dans la pénombre silencieuse des fins d'après-midi encalminées. Avec sa femme, il conduisit Rickards et Oliphant jusqu'à une petite table au plateau de bois soutenu par des pieds en fer forgé très ornés et placée contre l'énorme cheminée vide. Ils s'assirent tout autour, assez, se dit Rickards, comme un quatuor hétéroclite prêt à une séance de spiritisme dans une retraite convenablement crépusculaire. Mrs Jago était une femme anguleuse, à l'œil pointu, aux traits taillés à la hache, qui regardait Oliphant comme si elle avait déjà vu son type auparavant et décidé qu'elle ne se laisserait pas faire. Lourdement fardée, elle avait une lune d'un rouge éclatant sur chaque joue, sa longue bouche était peinte d'une couleur assortie et ses doigts aux serres sanglantes étaient surchargés de bagues. Ses cheveux d'un noir si brillant qu'ils paraissaient artificiels surmontaient le front en trois rangées de bouclettes serrées soutenues par des peignes sur les côtés. Elle portait une jupe plissée et une blouse en tissu luisant rayé de rouge, de blanc et de bleu, boutonnée au ras du cou et couverte de chaînes dorées qui la faisaient ressembler à une doublure auditionnant pour un rôle de serveuse de bar dans une comédie du répertoire. Impossible de trouver un accoutrement moins indiqué pour un café de campagne, et pourtant aussi bien elle que son mari, assis côte à côte avec l'air alerte d'enfants bien sages qui attendent une surprise, semblaient parfaitement à l'aise dans le bar et dans leurs rapports l'un avec l'autre. Oliphant s'était employé à faire un peu de prospection dans leur passé et avait transmis les renseignements à Rickards pendant le trajet jusqu'au café. George Jago avait auparavant tenu un café à Catford, mais le couple était venu s'installer à Lydsett quatre ans auparavant, en partie parce que le frère de Mrs Jago, Charlie Sparks, qui avait un garage et une affaire de location de voitures à la lisière du village, cherchait un aide à temps partiel. Jago conduisait parfois le taxi, laissant sa femme au comptoir. Ils s'étaient parfaitement intégrés dans le village, participaient avec un entrain considérable à ses activités et n'avaient pas l'air de regretter la vie tonitruante de la ville. Rickards se dit que l'Est-Anglie avait absorbé des couples plus excentriques. Elle l'avait bien absorbé, lui.

George Jago avait mieux le physique de l'emploi, râblé, rubicond, l'œil vif et l'air de contenir une énergie débordante. Il en avait certainement dépensé une partie dans l'intérieur du café. Le bar au plafond bas à poutres apparentes était un musée encombré et mal rangé consacré à la mémoire de Nelson. Jago avait dû écumer toute la province à la recherche d'objets ayant un rapport, si ténu fût-il, avec l'amiral. Au-dessus de la cheminée, une énorme lithographie romantique représentait celui-ci mourant entre les bras de Hardy à bord du Victory ; les autres murs étaient recouverts de peintures et de gravures comprenant entre autres les principales batailles navales – le Nil, Copenhague, Trafalgar – un ou deux portraits de Lady Hamilton, dont une reproduction très haute en couleur de la célèbre toile de Romney, tandis que des assiettes commémoratives étaient rangées de chaque côté des portes et les poutres, festonnées de tasses en files serrées, modernes pour la plupart à en juger par l'éclat de leur décoration. En haut d'un mur, une rangée de pavillons formait ce qui était vraisemblablement le célèbre signal et un filet de pêche avait été lancé d'un côté à l'autre du plafond pour accentuer l'ambiance nautique. Soudain, en regardant ces mailles engluées de poix, Rickards se souvint. Il était déjà venu. Il s'était arrêté là avec Susie pour boire quelque chose alors qu'ils exploraient la côte pendant le premier hiver de leur mariage. Ils n'étaient pas restés longtemps, la jeune femme s'étant plainte que le bar était trop bondé et enfumé. Il se rappelait le banc où ils s'étaient assis, contre le mur à gauche de la porte ; il avait pris un demi de bitter et Susie un verre de sherry. À l'époque, avec un grand feu craquant dans la cheminée, le bruit des voix chaleureuses du Norfolk, le bar avait paru nostalgique et douillet – intéressant. Mais dans la lumière trouble d'un après-midi d'automne, l'entassement d'objets dont si peu étaient authentiques ou de valeur lui semblait banaliser et rabaisser aussi bien la longue histoire du bâtiment que les victoires de l'amiral. Un brusque accès de claustrophobie le saisit et il dut résister à l'envie d'ouvrir la porte pour faire entrer de l'air frais et le XXe siècle.

Comme Oliphant devait le dire par la suite, c'était un plaisir d'interroger George Jago. Il ne vous accueillait pas comme un technicien nécessaire, mais importun, de compétence douteuse qui vous prenait un temps précieux. Il n'utilisait pas les mots comme des signaux secrets pour dissimuler les pensées plutôt que les exprimer, ou vous intimider subtilement par une intelligence supérieure. Il ne considérait pas un entretien avec la police comme une bataille rangée où il aurait nécessairement l'avantage, ni des questions parfaitement ordinaires comme les pièges des services secrets d'un État totalitaire, affrontés avec un déconcertant mélange de crainte et de longanimité. Tout cela, souligna-t-il avec force, le changeait agréablement.

Jago admit allègrement qu'il avait téléphoné aux Blaney et à Miss Mair peu après sept heures et demie le dimanche pour leur apprendre la mort du Siffleur. Comment était-il au courant ? Parce qu'un des gars de la police qui étaient sur l'affaire avait appelé chez lui pour dire à sa femme qu'elle pouvait laisser leur fille aller seule à une réunion ce soir-là, et cette femme avait téléphoné à son frère Harry Upjohn qui tenait le Crown and Anchor, à la sortie de Cromer, et Harry, qui était un copain à lui, l'avait appelé. Il se rappelait exactement ce qu'il avait dit à Theresa Blaney.

« Dis à ton papa qu'on a trouvé le corps du Siffleur. Il est mort. Suicide. Il s'est tué à Easthaven. Plus à se faire de souci maintenant. »

Il avait téléphoné aux Blaney parce qu'il savait que Ryan aimait bien ses demis le soir, mais n'osait pas laisser ses enfants tant que le Siffleur était en liberté. Pour Miss Mair, il avait laissé le message sur son répondeur automatique à peu près dans les mêmes termes. Il n'avait pas appelé Mrs Dennison parce qu'il la croyait en route pour Norwich avec les Copley.

Rickards dit : « Mais vous l'avez appelée plus tard ? »

Ce fut Mrs Jago qui expliqua : « Ça, c'est quand je le lui ai rappelé. J'étais allée aux vêpres à six heures et demie et ensuite à la maison avec Sadie Sparks pour parler de la vente de charité. Elle a trouvé une note de Charlie disant qu'il avait eu deux appels urgents, l'un pour emmener les Copley à Norwich, l'autre pour prendre un couple à Ipswich. Alors, quand je suis revenue, j'ai dit à George que Mrs Dennison n'avait pas emmené les Copley au train et qu'il fallait la prévenir tout de suite pour le Siffleur. Vous comprenez, elle avait plus de chances de passer une bonne nuit si elle savait qu'il était mort plutôt qu'en train de rôder dans les buissons du presbytère. Alors George l'a appelée. »

Jago dit : « À ce moment-là, il devait être pas loin de neuf heures et quart, à mon avis. J'aurais téléphoné plus tard de toute façon dans l'idée qu'elle serait rentrée vers neuf heures et demie. »

Rickards dit : « Et Mrs Dennison a répondu ?

— Non, pas cette fois-là. Mais j'ai essayé une demi-heure après environ, et là je l'ai eue. »

Rickards demanda : « Donc, vous n'avez dit à aucune de ces personnes que le corps avait été trouvé à l'hôtel Balmoral ?

— J'en savais rien, s'pas ? Harry Upjohn m'avait juste dit qu'on avait trouvé le Siffleur et qu'il était mort. Je suppose que la police l'avait pas dit – où il était mort, je veux dire. Elle tenait pas à avoir des tas de curieux viceloques tout autour, hein ? Et puis, le type de l'hôtel non plus, vous pensez.

— Et tôt ce matin, vous avez téléphoné de nouveau à la ronde pour dire que Miss Robarts avait été assassinée. Comment l'avez-vous su ?

— J'ai vu passer les cars de police, hein ? Alors j'ai pris mon vélo et je suis allé à la grille ; vos gars l'avaient laissée ouverte ; alors je l'ai fermée et puis j'ai attendu. Quand ils sont revenus, je leur ai ouvert et je leur ai demandé ce qui se passait. »

Rickards dit : « Vous avez un chic extraordinaire pour obtenir des renseignements de la police.

— Oh, bien, j'en connais plusieurs, hein, ceux d'ici au moins. Ils viennent consommer au Hero. Le chauffeur de la première voiture a rien voulu dire, et celui du fourgon mortuaire non plus, mais quand la troisième voiture s'est arrêtée pendant que je rouvrais la grille, j'ai demandé qui c'était qui était mort et on me l'a dit. Quand même, je sais bien reconnaître un fourgon mortuaire.

— Qui vous l'a dit exactement ? » demanda Oliphant, belliqueux. George Jago tourna vers lui son regard brillant et innocent de comique.

— Ça, je pourrais pas le dire, hein ? Un policier ça ressemble à un autre policier. C'est quelqu'un qui m'a dit.

— Donc, vous avez appelé tôt ce matin. Pourquoi à ce moment-là ? Pourquoi avoir attendu ?

— Parce que c'était minuit passé et que les gens aiment bien savoir les nouvelles, mais ils aiment encore mieux dormir. Seulement j'ai appelé Ryan Blaney à la première heure ce matin.

— Pourquoi lui ?

— Pourquoi pas ? Quand vous avez une nouvelle, vous la faites passer à ceux que ça intéresse, c'est humain. »

Oliphant : « Et pour être intéressé, il l'était sûrement, ça a dû être un soulagement pour lui.

— Ça se peut. J'en sais rien. Je lui ai pas parlé. Je l'ai dit à Theresa.

— Donc, vous n'avez parlé à Mr Blaney ni quand vous avez appelé dimanche ni ce matin. Un peu drôle, non ?

— Ça dépend comment vous voyez la chose. La première fois, il était en train de peindre dans sa cabane et il aime pas être dérangé quand il travaille. D'ailleurs ça n'a pas d'importance, je l'ai dit à Theresa et elle lui a dit. »

Rickards dit : « Comment le savez-vous ?

— Parce qu'elle me l'a dit ce matin quand j'ai appelé. Pourquoi elle lui aurait pas dit ?

— Mais enfin, vous ne pouvez pas être sûr qu'elle l'ait fait. »

Mrs Jago intervint soudain : « Et on peut pas être sûr qu'elle lui a pas dit. D'abord, qu'est-ce que ça fait ? Maintenant, il le sait. On le sait tous. On sait pour le Siffleur et on sait pour Miss Robarts. Et peut-être que si vous aviez pris le Siffleur il y a un an, Miss Robarts serait encore en vie. »

Oliphant demanda très vite : « Qu'est-ce que vous voulez dire, Mrs Jago ?

— Des meurtres en série, comme on dit, hein ? C'est ce qu'on raconte dans le village, du moins à part ceux qui croient toujours que c'est le Siffleur qui a fait le coup et que vous vous êtes complètement mis dedans pour les temps. Et le vieux Humphrey, bien sûr, qui croit que c'est le fantôme du Siffleur qui est encore au boulot. »

Rickards dit : « Nous nous intéressons à un portrait de Miss Robarts récemment peint par Mr Blaney. Vous l'avez vu ? Il vous en a parlé ? »

Mrs Jago répondit : « Évidemment qu'on l'a vu. On l'avait accroché dans le bar, hein ? Et je savais qu'il porterait malheur. Jamais vu un tableau aussi malfaisant. »

Jago se tourna vers sa femme pour lui expliquer avec une lourde patience : « Je vois pas comment tu peux dire qu'un tableau est malfaisant, Doris. Pas un tableau. Les choses peuvent pas être malfaisantes. Un objet inanimé c'est ni bon ni mauvais. Le mal, c'est ce qui est fait par les gens.

— Et par ce que pensent les gens, aussi, George et ce tableau-là, il venait de pensées mauvaises et c'est pour ça que je dis qu'il était malfaisant. »

Elle parlait fermement, mais sans trace d'obstination ni de ressentiment. C'était de toute évidence le genre de discussion conjugale qu'ils aimaient l'un comme l'autre. Pendant quelques minutes, leur attention se concentra entièrement sur eux-mêmes.

Jago poursuivit : « Sûr que c'était pas le genre de peinture qu'on voudrait accrocher dans son séjour.

— Ou dans le bar, d'ailleurs. C'est bien dommage que tu l'aies fait, George.

— C'est juste. Mais enfin je pense que ça n'a donné à personne des idées qu'il avait pas déjà. Et on ne peut pas dire que c'était malfaisant, pas un tableau, non, Doris.

— Bon. Supposons que tu trouves un instrument de torture, quelque chose que la Gestapo a utilisé. » Mrs Jago regarda autour d'elle dans le bar comme si elle pouvait raisonnablement compter en trouver un spécimen dans le bric-à-brac. « Je dirais que c'est quelque chose de malfaisant. J'en voudrais pas chez moi.

— Tu pourrais dire que ça a été utilisé pour faire le mal, Doris, c'est différent. »

Rickards intervint : « Pourquoi l'aviez-vous exposé, exactement ?

— Parce qu'il me l'avait demandé, voilà pourquoi. Je trouve en général de la place pour une ou deux de ses petites aquarelles, et quelquefois il les vend et quelquefois il les vend pas. Je lui dis toujours qu'il faut que ça soit des marines. Je veux dire, c'est tout pour l'Amiral, ici, hein, c'est tout maritime. Mais il tenait tellement à exposer ce tableau-là, j'ai dit que je le garderais une semaine. Il l'a apporté sur son vélo lundi, le 12.

— Dans l'espoir de le vendre ?

— Oh, c'était pas pour le vendre, non. Il l'a assez dit. »

Oliphant demanda : « Alors, à quoi bon l'exposer ?

— C'est ce que j'ai dit. » Jago, triomphant, se tourna vers le brigadier comme s'il reconnaissait en lui un autre spécialiste de logique. « “ À quoi ça sert de l'accrocher, si vous voulez pas le vendre ? ” j'ai dit. “ Je veux que les gens le voient ”, qu'il m'a dit. “ Je veux qu'ils le voient. Que le monde entier le voie. ” Moi je trouvais ça un rien optimiste. Après tout, on n'est pas la National Gallery.

— Plutôt le musée de la Marine, dit Doris en les regardant avec un sourire radieux.

— Où lui aviez-vous trouvé une place ?

— Sur ce mur-là, en face de la porte. J'ai enlevé deux des tableaux sur la victoire du Nil, hein ?

— Et pendant les sept jours, combien de personnes l'ont vu ?

— Vous me demandez combien j'ai eu de clients, parce que, naturellement, s'ils venaient ici ils le voyaient. On ne pouvait guère le rater, hein ? Doris voulait l'enlever, mais j'avais promis de le laisser jusqu'à lundi et je l'ai laissé. Mais j'ai été bien content quand il est revenu le prendre. Comme j'ai dit, c'est tout commémoratif, ici. C'est tout l'Amiral. Ça n'allait pas avec le décor, sa peinture. Elle est pas restée longtemps. Il avait dit qu'il viendrait la rechercher le dix-neuf au matin et il est venu.

— Est-ce que des gens du cap ou du laboratoire l'ont vue ?

— Ceux qui sont venus. Le Local Hero, c'est pas là qu'ils ont leurs habitudes. La plupart ont envie de s'en aller à la fin de la journée et on peut pas les blâmer, hein ? Habiter à côté de son boulot, c'est bien, mais pas ce boulot-là.

— Est-ce qu'on en a beaucoup parlé ? Est-ce que quelqu'un a demandé où il la rangeait, par exemple ?

— Pas à moi. Je crois que la plupart le savaient. Il parlait encore assez souvent de son atelier. Et s'il avait voulu la vendre, il aurait pas eu d'offres. Je vais vous dire quelqu'un qui l'a vu, tout de même. Hilary Robarts.

— Quand ça ?

— Le lendemain du jour où il l'avait apportée. Le soir vers sept heures. Elle venait ici de temps en temps. Elle prenait pas grand-chose, juste un ou deux sherries secs. Elle les buvait dans le fauteuil près du feu.

— Seule ?

— Généralement, oui. Une ou deux fois avec le Dr Mair. Mais ce mardi-là, elle était seule.

— Qu'est-ce qu'elle a fait quand elle a vu le portrait ?

— Elle est restée là à le regarder. Le café était bien plein à cette heure-là et tout le monde l'a bouclée. Vous savez ce que c'est. Ils la regardaient tous. Moi, je pouvais pas voir sa figure, parce qu'elle me tournait le dos. Ensuite, elle s'est approchée du bar et elle a dit : “ J'ai changé d'avis. Je ne tiens pas à boire ici. Il est évident que vous ne souhaitez pas avoir des clients de Larksoken. ” Et puis elle est partie. Moi je reçois bien les clients de n'importe où s'ils font pas de scandale et s'ils paient comptant, mais elle, c'était pas une grande perte.

— Elle n'était pas particulièrement populaire sur le cap ?

— Pour ce qui est du cap, je n'en sais rien, mais elle était pas particulièrement populaire dans ce café. »

Doris Jago dit : « Elle manœuvrait pour faire partir les Blaney de leur cottage. Un veuf qui essaie d'élever ses quatre gosses, où est-ce qu'il aurait pu aller ? Il a les allocs et quelques petits secours, mais c'est pas avec ça qu'il aurait trouvé un autre cottage. Mais enfin, je regrette qu'elle soit morte. On est bien obligé, hein ? C'est pas à souhaiter à personne, je veux dire. On va envoyer une gerbe de la part du Local Hero.

— Quand l'avez-vous vue pour la dernière fois ? »

Mrs Jago dit : « Moi, je l'ai vue sur le cap dimanche. Ça devait être quelques heures avant qu'elle meure. J'ai dit à George, j'ai dit, je suis peut-être la dernière personne à l'avoir vue vivante ; enfin moi et Neil Pascoe et Amy. On n'y pense pas sur le moment, hein ? On peut pas voir dans l'avenir et puis on n'y tiendrait pas. Quelquefois je regarde cette centrale et je me demande si on va pas tous finir désintégrés sur la plage. »

Oliphant lui demanda ce qu'elle faisait sur le cap.

« Je distribuais le journal paroissial. Je fais toujours ça le dernier dimanche du mois, l'après-midi. Je les prends après le service du matin et puis je les porte après le dîner. Peut-être le lunch pour vous. Nous, on dit le dîner. »

Toute sa vie, Rickards avait appelé dîner le principal repas de la journée et il continuait, malgré la campagne acharnée de sa belle-mère pour élever son statut social. Pour elle, le repas de midi était le lunch et celui du soir le dîner, même s'il consistait, comme souvent, en sardines sur des toasts. Il se demanda ce qu'elles avaient mangé ce jour-là. Il dit : « Je ne m'étais pas rendu compte que les gens du cap fréquentaient l'église, à part les Copley, bien sûr.

— Et Mrs Dennison. Très régulière. Je peux pas dire que les autres fréquentent vraiment l'église, enfin, les services, si vous voulez. Mais ils prennent le journal paroissial. » Le ton suggérait qu'il y avait des abîmes d'irréligion dans lesquels même les habitants du cap ne sombraient pas. Elle ajouta : « Sauf les Blaney, naturellement ; pas question puisqu'ils sont catholiques. Enfin, elle l'était, la pauvre chère femme, et les enfants, bien sûr. Je veux dire, ils sont bien obligés, n'est-ce pas ? Ryan, je crois qu'il est rien. Un artiste, n'est-ce pas ? J'ai jamais rien porté à Scudder's Cottage, même quand sa femme vivait. D'abord, les catholiques ont pas de journal paroissial. »

George Jago nuança : « Je dirais pas ça, Doris. J'irais pas jusque-là. Ils en ont peut-être.

— On habite ici depuis quatre ans, George, et le père McKee vient assez souvent au café et j'en ai jamais vu un.

— De toute façon tu le verrais pas, hein ?

— Oh, j'aurais pu, George, s'il y en avait un. Ils sont pas comme nous. Pas de service d'action de grâces pour les récoltes et pas de journal paroissial. »

Toujours patient, George éleva le débat : « Ils sont différents parce qu'ils ont des dogmes différents. Tout ça, c'est une affaire de dogme, Doris, ça a rien à voir avec la fête des récoltes et les journaux paroissiaux.

— Je sais bien que c'est une affaire de dogme. Le pape leur dit que la Sainte Vierge Marie est montée au ciel et ils sont tous obligés de le croire. Je sais tout sur le dogme. »

Avant que Jago ait pu ouvrir la bouche pour réfuter cette prétention à l'infaillibilité, Rickards dit très vite : « Donc, vous avez distribué des journaux aux habitants du cap dimanche après-midi. À quel moment, exactement ?

— Écoutez donc, j'ai dû partir vers trois heures, peut-être un petit peu plus tard. Le dimanche, on dîne pas de bonne heure et on n'a pas attaqué le pudding aux raisins bien avant deux heures et demie. Après ça, George a chargé le lave-vaisselle et je me suis préparée. Disons trois heures et quart, si vous voulez y regarder de près. »

Jago dit : « À trois heures et quart, tu étais partie, Doris. Moi, je dirais plutôt trois heures dix. »

Oliphant dit impatiemment : « À cinq minutes près, ça n'a pas d'importance. »

George Jago tourna vers lui un regard où se mêlaient intimement surprise bien dosée et réprobation discrète « Ça pourrait. Ça pourrait être crucial. Je dirais, moi, que cinq minutes dans une enquête criminelle, ça pourrait être crucial. »

Mrs Jago ajouta son blâme : « Une minute, ça pourrait être crucial, si c'est la minute où elle est morte. Crucial pour elle, en tout cas. Je comprends pas comment vous pouvez dire que ça a pas d'importance. »

Rickards jugea qu'il était temps d'intervenir : « Je suis de votre avis, cinq minutes peuvent être importantes, mais pas ces cinq minutes-là, Mr Jago. Votre femme pourrait peut-être nous dire exactement ce qu'elle a fait et vu.

— Eh bien, j'ai pris mon vélo. George me propose toujours de m'emmener en voiture, mais il conduit assez pendant toute la semaine et j'aime pas l'ennuyer avec ça le dimanche. Surtout après le roast-beef et le pudding aux raisins.

— Ça m'ennuierait pas Doris, pas du tout. Je te l'ai bien dit.

— Je sais George. Je viens bien de dire que tu demanderais pas mieux, non ? J'aime bien faire un peu d'exercice et je suis toujours rentrée avant la nuit. » Elle se tourna vers Rickards pour expliquer : « George aime pas que je sois dehors le soir. Avec le Siffleur aux alentours. »

Oliphant dit : « Donc, vous êtes partie à vélo entre trois heures dix et trois heures quinze et vous avez circulé à travers le cap.

— Avec les journaux dans le panier. Comme toujours. Je suis d'abord allée à la caravane. Je commence toujours par là. C'est un peu difficile maintenant, avec Neil Pascoe.

— Comment ça, difficile, Mrs Jago ?

— Eh bien, il nous a demandé plus d'une fois de mettre ses journaux à lui – les Nouvelles nucléaires, il appelle ça – dans le bar pour que les gens les achètent, ou les lisent pour rien. Mais nous, on n'a jamais voulu. Vous comprenez, on a des gens de Larksoken qui viennent au bar et c'est pas plaisant, hein ? de se trouver devant un journal qui dit que ce que vous faites, c'est criminel et qu'il faut l'arrêter. Surtout quand on demande juste à prendre un verre tranquillement. D'abord, à Lydsett, tout le monde est pas d'accord avec lui. On peut pas dire, mais la centrale a fait drôlement marcher les affaires dans le village, et créé des emplois. Et puis il faut faire confiance aux gens, moi je dis. Si le Dr Mair garantit que la puissance atomique est pas dangereuse, c'est probablement vrai. Mais enfin, on peut pas s'empêcher de se poser des questions, hein ? »

Rickards dit patiemment : « Mais enfin Mr Pascoe a pris le journal paroissial ?

— C'est jamais que dix pence et je pense qu'il aime bien savoir ce qui se passe dans la paroisse. Quand il est arrivé ici – il y a deux ans maintenant – je suis allée le voir et je lui ai demandé s'il voulait s'abonner au journal. Il a eu l'air un peu surpris, mais il m'a dit que oui et il m'a donné ses dix pence. Depuis, il a toujours continué. S'il le veut plus, il a qu'à le dire. »

Rickards demanda : « Et alors, à la caravane, qu'est-ce qui s'est passé ?

— J'ai vu Hilary Robarts, comme je l'ai dit. J'ai donné le journal à Neil, j'ai pris les sous, et on bavardait un peu tous les deux dans la caravane quand elle est arrivée avec sa Golf rouge. Amy était dehors avec le gosse, elle ramassait du linge qu'elle avait mis à sécher sur une corde. Quand il a vu la voiture, Neil est sorti de la caravane et il est allé se poster à côté d'Amy. Miss Robarts est sortie de sa voiture et ils sont restés comme ça, l'un à côté de l'autre, à la regarder, sans rien dire. Comme comité d'accueil, c'était pas vraiment ça. Mais qu'est-ce qu'on pouvait attendre ? Et puis, quand Miss Robarts a été à cinq ou six mètres d'eux, voilà Timmy qui trotte vers elle et qui l'empoigne par son pantalon. Il est bien gracieux, pauvre môme, il pensait pas à mal. Vous savez ce que c'est que les gosses. Seulement, il avait tripoté dans la boue qu'il y a sous le robinet et il s'est mis à en tartiner partout sur le fameux pantalon. Elle l'a repoussé, pas trop doucement, il est tombé sur les fesses, il s'est mis à brailler et alors ça a été le grand chambard. »

Oliphant demanda : « Qu'est-ce qu'ils se sont dit ?

— Alors ça, je me rappelle pas au juste. Il y a eu des tas de mots qu'on ne s'attendrait pas à entendre un dimanche. Des qui commençaient par b et des qui commençaient par f. Faites marcher votre imagination. »

Rickards dit : « Il y a eu des menaces ?

— Ça dépend ce que vous entendez par là. Ça criait beaucoup. Mais pas Neil. Il était planté là, tellement blanc que j'ai cru qu'il allait se trouver mal. C'était Amy qui faisait le plus de bruit. On aurait bien cru que Miss Robarts avait attaqué le gosse avec un couteau. Je m'en rappelle pas la moitié. Demandez donc à Neil Pascoe. Miss Robarts avait pas l'air de s'apercevoir que j'étais là. Demandez à Amy et à Neil. Ils vous diront. »

Rickards dit : « Dites-moi aussi. Ça aide, d'avoir les versions de différentes personnes pour le même incident. De cette façon-là on se fait une idée plus précise. »

Jago intervint : « Plus précise ? Différente peut-être. Elle serait plus précise seulement si tout le monde disait la vérité. »

Rickards redouta un instant que Mrs Jago se préparât à contrer cette assertion par une autre démonstration de sémantique, aussi dit-il très vite : « Je suis bien sûr que vous dites la vérité, Mrs Jago, c'est pourquoi nous commençons par vous. Est-ce que vous vous rappelez ce qui a été dit ?

— Je crois que Miss Robarts a dit qu'elle était venue dire qu'elle pensait abandonner les poursuites, mais que maintenant elle allait pousser l'affaire à fond et qu'elle espérait bien que ça les coulerait tous les deux, “ vous et votre sacrée putain ”, charmant, hein ?

— Elle a utilisé ces mots-là, exactement ?

— Ceux-là et pas mal d'autres que je me rappelle pas au juste.

— Ce que je veux dire, Mrs Jago, c'est que c'était Miss Robarts qui menaçait ? »

Pour la première fois, elle parut gênée, puis dit : « Ma foi, c'était toujours elle qui menaçait, hein ? Neil Pascoe la poursuivait pas. »

— Et après, qu'est-ce qui s'est passé ?

— Rien. Miss Robarts est remontée en voiture et elle est partie. Amy a emporté le gosse dans la caravane et claqué la porte. Neil avait l'air si malheureux que j'ai cru qu'il allait se mettre à pleurer, alors j'ai voulu dire quelque chose pour le remonter.

— Et qu'est-ce que vous avez dit ?

— Que c'était une rosse et une vicieuse et qu'un jour quelqu'un lui ferait la peau. »

Jago dit : « Pas bien joli, Doris. Et un dimanche. »

Elle répliqua complaisamment : « Pas bien joli n'importe quel jour de la semaine, mais je me trompais pas beaucoup, hein ? »

Rickards demanda : « Et alors ?

— J'ai continué à porter les journaux. D'abord au presbytère. D'habitude j'y passe pas, parce que les Copley et Mrs Dennison vont au service le matin et les prennent, mais hier ils y étaient pas, alors ça m'a un peu inquiétée. Je me suis demandé s'il y avait quelque chose qui allait pas. Mais c'était simplement qu'ils étaient trop occupés à faire leurs bagages. Ils allaient chez leur fille dans le Wiltshire. Bien agréable pour eux et du repos pour Mrs Dennison. Elle m'a offert une tasse de thé, mais j'ai dit que je voulais pas m'attarder parce qu'elle était en train de préparer leur goûter. Mais je suis restée cinq minutes dans la cuisine pour bavarder un peu. Elle m'a dit que des gens de la centrale avaient donné des vêtements d'enfants très bien pour la vente de charité, qu'ils pourraient peut-être aller aux jumelles de Blaney et qu'elle se demandait si ça l'intéresserait. Elle pourrait les étiqueter et il choisirait avant qu'ils soient emportés pour la vente. On avait déjà fait ça une fois, mais il faut beaucoup de tact. Si Ryan pensait qu'on veut lui faire la charité, il prendrait pas les vêtements, mais ce c'est pas une charité, n'est-ce pas, puisque c'est pour aider l'église. Je le vois quand il vient au café, et Mrs Dennison pensait que si la proposition venait de moi, ça passerait mieux.

— Et après le Vieux Presbytère ?

— Martyr's Cottage. Pour Miss Mair, on met la petite facture tous les six mois, comme ça je m'occupe pas de ramasser les dix pence. Quelquefois elle est occupée, quelquefois elle est pas là, alors je mets juste le journal dans la boîte aux lettres.

— Vous avez vu si elle était chez elle, dimanche ?

— Ma foi, j'en ai vu ni pied ni aile. Ensuite, je suis allée au dernier cottage, là où habite Hilary Robarts. Elle était rentrée à ce moment-là, bien sûr, j'ai vu la Golf rouge devant le garage. Mais je frappe pas chez elle non plus en général. Pas le genre de femme qui vous inviterait à tailler une petite bavette avec une tasse de thé. »

Oliphant dit : « Alors, vous ne l'avez pas vue ?

— Je l'avais déjà vue. Si vous me demandez si je l'ai revue, je vous dirai non. Mais je l'ai entendue. »

Mrs Jago s'arrêta pour jouir de son effet. Rickards demanda : « Comment ça, vous l'avez entendue ?

— Par la boîte aux lettres, hein, quand j'y ai enfilé le journal. Et ça y allait, je vous promets. Une de ces discussions. Plutôt une engueulade. La deuxième de la journée pour elle. Ou peut-être la troisième. »

Oliphant demanda : « Qu'est-ce que vous voulez dire par là, Mrs Jago ?

— Je me suis demandé, c'est tout. Quand elle est arrivée à la caravane, je l'ai trouvée remontée à bloc. Très rouge. Sur ses nerfs. Vous voyez.

— Vous avez pu voir tout ça depuis la porte de la caravane ?

— Juste. On peut appeler ça un don. »

Rickards demanda : « Pouvez-vous nous dire si elle parlait à une femme ou à un homme ? »

— J'ai entendu une voix et c'était la sienne. Mais elle avait quelqu'un avec elle, pour sûr, à moins qu'elle se soit engueulée toute seule.

— Et ça se passait à quelle heure, ça ?

— Vers quatre heures, je dirais, ou un tout petit peu plus. Disons que je suis arrivée à la caravane à trois heures vingt-cinq et repartie à quatre heures moins vingt-cinq. Après, il y a eu le quart d'heure au presbytère, ce qui nous porte à quatre heures moins cinq, et après, la traversée du cap à vélo. Oui, ça devait être tout de suite après quatre heures.

— Et après, vous êtes rentrée chez vous ?

— C'est ça. Et je suis arrivée ici pas longtemps après quatre heures et demie, hein, George ? »

Son mari répondit : « Bien possible, mais j'en sais rien. Je dormais. »

Dix minutes plus tard, Rickards et Oliphant s'en allaient.

George et Doris suivirent du regard la voiture de police jusqu'au moment où elle disparut au tournant de la route.

Doris dit : « Je peux pas dire que ce brigadier me plaît.

— Je peux pas dire qu'ils me plaisent ni l'un ni l'autre.

— Tu ne crois pas que j'ai eu tort de leur parler de la dispute ?

— Obligée, Doris. C'est un meurtre et tu as été l'une des dernières personnes à la voir vivante. D'ailleurs, ils le sauront bien par Neil Pascoe, ou du moins une partie. Pas de raison de cacher des choses que la police finira par trouver. Et t'as dit que la vérité.

— Je dirais pas ça, George, pas toute la vérité. Je l'ai peut-être un peu adoucie. Mais enfin, j'ai pas dit de mensonges. »

Pendant un moment, ils méditèrent en silence celle subtile distinction. Puis Doris dit : « La boue que Timmy a collée sur le pantalon de Miss Robarts, elle venait de la mare sous le robinet, dehors. Et elle est là depuis des semaines. Ça serait drôle, hein, si Hilary Robarts avait été assassinée parce que Neil Pascoe n'avait pas été fichu de changer la rondelle du robinet ? »

George dit : « Pas drôle, Doris, non. Je dirais pas exactement que c'était drôle. »