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Quarante-cinq minutes plus tard, Rickards était revenu sur les lieux du crime. Apparemment au-delà désormais de la fatigue consciente, il évoluait dans une autre dimension du temps et de l'espace où son esprit travaillait avec une clarté anormale, tandis que son corps était devenu presque immatériel, aussi irréel que le décor bizarre dans lequel il se déplaçait, parlait et donnait des ordres. Le disque pâle de la lune était éclipsé par la lumière brutale des projecteurs qui solidifiait les contours tranchants des hommes, des arbres et du matériel, tout en les privant – ô paradoxe – de leur essence, si bien qu'ils étaient en même temps révélés et transformés en autre chose, une chose étrange et étrangère. Et toujours, au-delà des voix masculines, du crissement des pieds sur les galets, du claquement brusque de la toile dans la brise hésitante, on percevait le va-et-vient continuel du flot.

Le Dr Anthony Maitland-Brown, venu d'Easthaven dans sa Mercedes, était arrivé le premier, et quand Rickards le rejoignit, il avait déjà enfilé blouse et gants pour travailler, accroupi à côté du cadavre. Rickards ne le dérangea pas. M.-B. détestait qu'on le regarde pendant qu'il procédait à un examen préliminaire in situ et protestait volontiers (« Est-ce qu'on a vraiment besoin de tous ces gens plantés là ? ») si quelqu'un approchait à moins de trois mètres – comme si le photographe et le biologiste du labo de la police étaient des touristes en mal de cliché. Grand (plus d'un mètre quatre-vingts), élégant, extraordinairement beau, il avait, à ce qu'on racontait, été comparé à Leslie Howard dans sa jeunesse ; après quoi il avait passé les années suivantes à promouvoir cette image avec assiduité. Divorcé à l'amiable, très au large – sa mère lui avait légué une grosse fortune – il pouvait s'adonner sans problèmes à ses deux passions, les vêtements et l'opéra. Pendant son temps libre, il escortait une succession de jeunes actrices extrêmement jolies à Covent Garden et Glyndebourne, où elles se contentaient, en apparence du moins, d'endurer trois heures d'ennui pour le prestige de sa compagnie, ou peut-être le frisson de savoir que les mains élégantes qui leur versaient du vin ou les aidaient à descendre de la Mercedes étaient en général occupées à des tâches plus insolites. Rickards l'avait toujours trouvé difficile comme collègue, mais reconnaissait sa grande compétence – et elle n'était pas si répandue. Quand il lisait les rapports d'autopsie lucides, complets et clairs, il lui pardonnait même son aftershave.

Cette nuit-là, il se força à s'éloigner du cadavre pour accueillir les derniers arrivés, photographe, cameraman et biologiste. De chaque côté, cinquante mètres de grève avaient été isolés par des cordes et du plastique était étalé sur le sentier qu'éclairait un chapelet de lumières suspendues. Il sentit l'agitation disciplinée de son brigadier à côté de lui.

Stuart Oliphant dit : « On a trouvé une empreinte, chef. À une quarantaine de mètres dans le bosquet.

— Sur l'herbe et les aiguilles de pin ?

— Non, chef, sur du sable. Quelqu'un a dû le faire tomber d'un seau, peut-être un gosse. Elle est rudement bonne. »

Rickards le suivit. Tout le sentier avait été protégé, mais à un certain endroit, un repère était enfoncé dans le sol spongieux, à droite. Oliphant retira le plastique puis souleva la caisse qui protégeait l'empreinte. À la lueur des guirlandes d'ampoules lancées le long du sentier, on la voyait nettement, du sable humide saupoudré sur les aiguilles de pin et les herbes aplaties, pas plus de dix-huit centimètres sur douze, et imprimée sur cette petite surface, la semelle d'un pied droit aux sculptures compliquées.

Oliphant dit : « On l'a trouvée pas longtemps après votre départ, chef. Rien que celle-là. Mais elle est assez nette. On a pris des photos et les mesures seront au labo ce matin. Du dix, apparemment. Ils pourront nous confirmer ça très vite, mais ça n'est guère nécessaire, C'est une basket, chef. Une Abeille ? Vous connaissez la marque, celle qui a une abeille sur la semelle. On voit le bord de l'aile, là, pas moyen de se tromper. »

Une basket Abeille. En fait d'empreinte, on pouvait difficilement espérer plus caractéristique. Oliphant suivait son idée : « Assez répandue, bien sûr, mais tout de même pas si commune que ça. Ce qu'il y a de plus cher sur le marché, la Porsche des baskets. La plupart des gosses qui ont des sous l'achètent. Un nom bougrement bête, mais une partie de l'affaire appartient à un type qui s'appelle Labeille. Il n'est sur le marché que depuis deux ou trois ans, mais il fait sa promotion à fond de train. Il doit espérer que le nom s'imposera, que les gens réclameront leurs Abeilles comme ils réclament des Wellingtons. »

Rickards dit : « Ça a l'air assez frais. Quand est-ce qu'il a plu pour la dernière fois ? Samedi soir, hein ?

— Vers onze heures. À minuit, c'était fini, mais il en était beaucoup tombé.

— Et pas d'arbres dans cette partie du sentier. L'empreinte est parfaitement lisse. Si elle avait été faite samedi avant minuit, je me serais attendu à quelques traces de gouttes. Intéressant qu'il n'y en ait qu'une et qu'elle soit dirigée vers l'intérieur des terres. Si quelqu'un portant des baskets Abeille a suivi ce chemin-là à n'importe quelle heure, on s'attendrait à trouver au moins une empreinte semblable en haut de la grève.

— Pas forcé, chef. Par endroits, les galets montent presque jusqu'au sentier. Si le type était resté sur les galets, on n'aurait pas d'empreintes, mais si elle a été faite dimanche avant la mort de Robarts, est-ce qu'elle serait encore là ? La victime a dû venir par ce sentier-là.

— Aucune raison pour qu'elle ait marché dessus. L'empreinte est bien à droite du sentier, mais enfin c'est bizarre. Trop nette, trop caractéristique, trop opportune. On pourrait presque croire qu'elle a été faite exprès pour nous induire en erreur.

— Il y a une boutique de sports à Blakeney qui vend de ces baskets-là, chef. Je peux envoyer un gars en acheter une paire de cette taille-là dès l'ouverture.

— Qu'il soit en civil, alors et qu'il les achète comme un client ordinaire. J'ai besoin d'avoir confirmation pour le dessin des sculptures avant qu'on commence à demander aux gens de vider leurs placards. On aura affaire à des suspects intelligents. Je ne veux pas de cafouillage au commencement de l'affaire.

— Dommage de perdre du temps, chef. Mon frère en a une paire. On ne peut pas se tromper pour le dessin de la semelle. »

Obstiné, Rickards répéta : « J'ai besoin d'une confirmation et je la veux tout de suite. »

Oliphant replaça la caisse et le plastique, puis retourna avec lui sur la plage. Rickards était désagréablement conscient du poids presque tangible de la rancœur, de l'antagonisme et du mépris qui semblaient émaner du brigadier. Mais il ne pouvait pas se débarrasser de lui. Oliphant avait fait partie de l'équipe qui avait soutenu le choc dans l'enquête sur le Siffleur et s'il s'agissait certes d'une autre affaire cette fois, il serait difficile de le remplacer sans provoquer des problèmes personnels ou logistiques que Rickards tenait essentiellement à éviter. Pendant les dix-huit mois de la chasse au Siffleur, son antipathie modérée pour le brigadier était devenue une hostilité qui n'était pas entièrement raisonnable ; il le savait, et il avait essayé de la maîtriser dans l'intérêt de l'enquête et de son amour-propre. Ces meurtres en série étaient assez difficiles sans y ajouter des complications épidermiques.

Il n'avait pas de preuves qu'Oliphant fût une brute, simplement, il en avait l'air. Presque deux mètres de muscles disciplinés, brun, bel homme commun avec des traits plutôt boudinés, des lèvres épaisses, des yeux durs, un menton charnu fendu par une fossette profonde qui fascinait Rickards au point qu'il avait du mal à en détourner les yeux – sa répugnance envers l'homme en avait fait une difformité. Oliphant buvait trop, mais c'était un risque du métier de policier, et le fait que Rickards ne l'avait jamais vu ivre ajoutait encore à l'offense. Personne ne devrait pouvoir absorber une quantité d'alcool pareille tout en restant solide sur ses jambes.

Pointilleux dans son attitude envers ses supérieurs, respectueux sans être servile, Oliphant n'en donnait pas moins à Rickards l'impression qu'il n'était pas à la hauteur des normes que lui, Oliphant, avait fixées dans son for intérieur. Les stagiaires les moins sensibles s'accommodaient assez bien de lui, les autres l'évitaient sagement. Rickards se disait que si jamais il avait des ennuis, Oliphant serait le dernier policier qu'il souhaiterait voir sur son seuil – ce que le susdit considérerait sans doute comme un compliment. Et de la part du public, jamais l'ombre d'une plainte, ce qui paraissait suspect à Rickards – conscient toutefois d'être parfaitement illogique – et donnait à penser que là où ses intérêts étaient en jeu, l'homme était assez retors pour contraindre sa nature profonde. Célibataire, il arrivait, sans se vanter ouvertement, à donner l'impression que les femmes le trouvaient irrésistible. Sans doute était-ce vrai pour un certain nombre, mais au moins il ne s'attaquait pas aux épouses de ses collègues. En bref, il représentait la plupart des traits que Rickards détestait le plus chez un jeune enquêteur : une agressivité contrôlée uniquement par prudence, un goût avoué du pouvoir, trop d'assurance sexuelle et une opinion excessive de ses capacités – lesquelles n'étaient, d'ailleurs, pas négligeables. Oliphant deviendrait inspecteur principal et monterait peut-être même plus haut. Rickards n'était jamais parvenu à utiliser le surnom du brigadier : Rambo. Celui-ci, pourtant, loin d'être vexé par ce sobriquet puéril et déplacé, semblait le tolérer, voire l'aimer, au moins de la part des collègues qu'il avait autorisés à l'employer. Les mortels moins favorisés ne s'y risquaient pas une seconde fois.

Maitland-Brown était prêt à faire son rapport préliminaire. Se redressant de toute sa hauteur, il ôta ses gants, qu'il lança à un agent un peu comme un acteur rejette négligemment une partie de son costume. Il n'avait pas l'habitude de commenter ses conclusions sur les lieux. Mais il condescendit à les exposer.

« Je pratiquerai l'autopsie demain et je vous ferai tenir un rapport mercredi, mais je doute qu'il y ait des surprises. D'après l'examen préliminaire, c'est assez clair. Mort par strangulation. L'instrument était lisse et large de deux centimètres, peut-être une ceinture, une courroie ou une laisse de chien. Elle était grande, musclée. Il a fallu de la force, mais pas une force excessive, étant donné l'avantage de la surprise. Il était probablement caché dans l'ombre des pins et il lui a lancé la courroie par-dessus la tête dès qu'elle est revenue de son bain. Elle a juste eu le temps de ramasser sa serviette. Elle a fait un ou deux mouvements convulsifs avec les pieds, vous voyez où l'herbe en garde la trace. J'estime, d'après les éléments dont je dispose, qu'elle est morte entre huit heures trente et dix heures. »

Maitland-Brown s'était prononcé et de toute évidence n'attendait pas de questions. Au reste, elles eussent été inutiles. Il tendit la main, un agent lui remit obligeamment son pardessus, puis il s'en alla. Rickards s'attendait presque à le voir saluer.

Il regarda le corps. Désormais, la tête, les mains et les pieds recouverts de plastique, elle avait l'air d'un jouet en paquet-cadeau, un jouet pour quelqu'un qui aurait des goûts de luxe un peu particuliers, simulacre en latex et cheveux artificiels d'une femme vivante. La voix d'Oliphant lui parvint – de très loin semblait-il.

« Le commandant Dalgliesh n'est pas revenu avec vous, chef ?

— Pourquoi revenir ? Ça n'est pas son affaire. Il est probablement entre les toiles. »

Et Dieu que je voudrais y être aussi ! se dit-il. Déjà la perspective de la journée l'accablait comme un poids supplémentaire sur son corps éreinté : la conférence de presse sur le suicide du Siffleur, le divisionnaire, sa nouvelle enquête, des suspects à interroger, des faits a établir, toute la lourde machinerie d'une investigation criminelle à mettre en mouvement avec le souvenir du précédent échec comme une pierre sur le cœur. Et puis, d'une façon ou d'une autre, il fallait qu'il trouve le temps de téléphoner à Susie.

Il dit : « Mr Dalgliesh est un témoin, pas le responsable de l'enquête.

— Un témoin, mais pas un suspect, tout de même.

— Pourquoi pas ? Il habite sur le cap, il connaissait la victime, il savait comment le Siffleur opérait. Il n'est peut-être pas un suspect sérieux pour nous, mais il fera une déclaration comme les autres. »

Oliphant le regarda d'un œil lourd et dit : « Ça sera une nouveauté pour lui. Espérons que ça lui plaira.