28

Vingt minutes plus tard, les trois policiers étaient à la centrale de Larksoken. Une place leur avait été réservée dans le parking hors du périmètre grillagé entourant la maison du garde. Dès qu'ils en approchèrent, la grille s'ouvrit et l'un des vigiles vint retirer les cônes. Les préliminaires ne prirent guère de temps. Reçus avec une politesse presque impassible par le garde en uniforme, ils signèrent le registre et reçurent des badges à fixer au revers. Le vigile téléphona pour annoncer leur arrivée, signala que la secrétaire particulière du directeur, Miss Amphlett, allait venir dans quelques instants, et sembla ne plus s'intéresser à eux. Son compagnon qui avait ouvert la grille bavardait tranquillement avec un homme trapu en combinaison de plongée, le casque sous le bras, qui venait apparemment de travailler dans une des tours de refroidissement. Aucun ne semblait particulièrement intéressé par l'arrivée de la police. Si le Dr Mair leur avait enjoint de la recevoir poliment mais avec le minimum d'embarras, son personnel n'aurait pas pu faire mieux.

Par la fenêtre du poste de garde, ils virent une femme, évidemment Miss Amphlett, qui arrivait sans se presser par l'allée cimentée. Blonde, froide, elle ne prêta pas plus attention au regard palpeur d'Oliphant que s'il n'avait pas été là et salua gravement Rickards. Mais sans répondre à son sourire, soit parce qu'elle jugeait qu'il n'était pas de mise en pareille circonstance soit, plus probablement, parce qu'à son avis peu de visiteurs à Larksoken méritaient un accueil aussi personnalisé et qu'un policier n'en faisait pas partie.

Elle dit : « Le Dr Mair va vous recevoir, inspecteur » et pivota sur ses talons pour leur montrer le chemin. Il eut l'impression d'être un patient introduit en présence d'un praticien. L'assistant personnel révèle beaucoup de choses sur son chef et ce qu'elle lui disait du Dr Mair renforçait l'idée qu'il s'en était fait. Il pensait à sa propre secrétaire, Kim, dix-neuf ans, chroniquement ébouriffée, habillée dans le style ado le plus outrancier, dont la sténo était aussi peu fiable que les horaires, mais qui n'accueillait jamais, fût-ce le plus humble visiteur, sans un large sourire et l'offre d'un café avec des biscuits – que la plus élémentaire prudence commandait de refuser.

Ils suivirent Miss Amphlett entre les vastes pelouses, jusqu'au bâtiment de l'administration. C'était une femme qui provoquait le malaise et Oliphant, éprouvant visiblement le besoin de s'affirmer, se mit à jaser.

« À droite la salle des machines, chef, et le bâtiment du réacteur et le circuit de refroidissement derrière. Il est du type thermique Magnox, chef. Le premier date de 1956. On nous a tout expliqué quand on a visité. Le combustible est de l'uranium. Pour éviter la déperdition des neutrons et employer de l'uranium naturel, le combustible est protégé par des gaines dans un alliage à base de magnésium appelé Magnox, qui a un coefficient d'absorption des neutrons très bas. C'est ce qui donne son nom au réacteur. On extrait la chaleur en faisant passer du gaz carbonique sur le combustible dans le cœur du réacteur. La chaleur est transférée à de l'eau dans un générateur à vapeur et la vapeur entraîne une turbine couplée à un alternateur. »

Rickards, qui aurait vivement souhaité qu'Oliphant le dispensât de démontrer ses connaissances superficielles en matière de puissance nucléaire devant Miss Amphlett, espérait au moins qu'elles étaient à peu près exactes. Mais l'autre continuait.

« Bien sûr, ce type de réacteur est dépassé maintenant. Remplacé par un réacteur à eau pressurisée comme celui qu'on construit à Sizewell. J'ai visité Sizewell comme Larksoken, chef. Tant que j'y étais, j'ai pensé que je pouvais bien savoir ce qui se passe dans ces endroits-là. »

Et si tu l'as appris, Rambo, se dit Rickards, tu es encore plus malin que je ne croyais.

La pièce du deuxième étage où ils furent introduits parut immense à Rickards. Presque vide, c'était en fait un déploiement intentionné d'espace et de lumière révélateur de l'homme qui se levait à cet instant derrière un énorme bureau noir ultramoderne et les y attendait gravement pendant qu'ils traversaient des mètres de moquette apparemment sans fin. Tandis que leurs mains se touchaient – celle de Mair était ferme et étonnamment froide – les yeux et l'esprit de Rickards enregistraient les traits saillants du bureau. Deux des murs étaient peints en gris clair, mais à l'est et au sud, des vitres qui allaient du plancher au plafond découvraient un panorama de ciel, de mer et de terre. Pas de soleil, ce matin-là, mais l'air était inondé d'une pâle lumière ambiguë et l'horizon brouillé, si bien que mer et ciel ne faisaient qu'une grisaille miroitante. Rickards eut un instant l'impression de voguer en état d'apesanteur dans quelque capsule bizarre et futuriste. Et puis une autre image se surimposa. Il crut entendre la pulsation des machines et sentir le navire frémir, tandis que la grande houle de l'océan venait se fondre sous la proue.

Très peu de mobilier. Le bureau d'Alex Mair, avec un fauteuil haut mais confortable pour le visiteur, faisait face à la fenêtre sud, devant laquelle une table de conférences était entourée de chaises en cuir. Sur une autre table devant la fenêtre est, un modèle de ce que Rickards supposa être le nouveau réacteur à eau pressurisée bientôt construit sur le site. D'un seul coup d'œil, il avait bien vu que c'était une merveille de verre d'acier et de plexiglas travaillée avec autant d'art qu'un objet décoratif. Le seul tableau était accroché sur le mur nord. Une grande peinture à l'huile représentant un cavalier armé d'un fusil dans un morne paysage de sable et de broussaille avec une chaîne montagneuse à l'arrière-plan. Mais l'homme n'avait pas de tête : à sa place, un énorme casque carré de métal noir avec une fente à la place des yeux. Rickards se sentit désagréablement intimidé. Il se rappela vaguement en avoir vu une copie, ou du moins quelque chose de très semblable – l'artiste était australien. Il se dit – et l'idée l'irrita – qu'Adam Dalgliesh aurait su ce que c'était et qui l'avait peint.

Mair alla à la table de conférences, prit une des chaises et la plaça devant le bureau. Après un instant d'hésitation, Gary Price en prit une pour lui, la mit derrière Mair et sortit discrètement son carnet de notes.

Plongeant son regard dans les yeux gris sardoniques d'Alex Mair, Rickards se demanda comment celui-ci le voyait, et une bribe de conversation entendue quelque années auparavant au mess de New Scotland Yard lui revint à l'esprit : « Oh, Ricky n'est pas idiot. Il est même bougrement plus malin qu'il n'en a l'air. – Tant mieux, parce qu'il me fait penser à ces minus qu'on trouve dans tous les films de guerre, le brave bougre pauvre-mais-z'honnête qui finit toujours la gueule dans la gadoue et une balle dans le caisson. »

Eh bien, cette fois, pas question de finir comme çà. La pièce pouvait bien avoir l'air spécialement agencée pour l'intimider, ça n'était jamais qu'un bureau après tout. Alex Mair, malgré son assurance et sa réputation éblouissante, n'était qu'un homme et, s'il avait tué Hilary Robarts, il finirait comme d'autres qui valaient mieux que lui, en regardant le ciel entre les barreaux – et le visage changeant de la mer dans ses rêves.

Tandis qu'ils s'asseyaient, Mair dit : « Je pense que vous aurez besoin d'un endroit pour interroger les gens. J'ai prévu une petite pièce dans le service de la recherche médicale ; elle sera mise à votre disposition quand vous en aurez terminé ici. Miss Amphlett vous y conduira. Je ne sais pas combien de temps vous en aurez besoin, mais nous y avons transporté un petit frigidaire et il y a la possibilité de faire du thé et du café ; ou si vous préférez, on pourra vous les apporter de la cafétéria. Et bien entendu, son personnel pourra vous fournir des repas simples. Miss Amphlett vous donnera le menu d'aujourd'hui. »

Rickards dit : « Merci, nous ferons notre café nous-mêmes. »

Il se sentait en état d'infériorité et se demandait si c'était intentionnel. Certes, il leur fallait une pièce pour les interrogatoires et il pouvait difficilement se plaindre que ce besoin eût été prévu ; mais s'il avait pu prendre l'initiative, le démarrage aurait eu lieu dans de meilleures conditions et il se disait, peut-être sans grande logique, que cette insistance sur le fait qu'il serait nourri avait quelque chose de dégradant pour ses fonctions. Le regard qui pesait sur lui, sans inquiétude, réfléchi, semblait presque le juger. Il se savait en compagnie d'une puissance qui ne lui était pas familière, celle de l'autorité intellectuelle. Un assemblage de divisionnaires eût été moins impressionnant.

Alex Mair dit : « Votre commissaire divisionnaire a déjà pris contact avec les services de sécurité de l'énergie atomique. L'inspecteur Johnston aimerait vous voir ce matin, sans doute avant que vous commenciez votre interrogatoire général. Il sait fort bien que la police du Norfolk a la principale responsabilité dans l'affaire, mais il est évidemment partie prenante. »

Rickards dit : « Nous l'admettons très bien et nous serons heureux de sa coopération. »

Et ce serait une coopération, pas une ingérence. Il s'était déjà renseigné sur les devoirs de leurs services de sécurité et se rendait compte qu'il y avait des risques de dissensions et d'empiétements, mais c'était l'affaire de la PJ du Norfolk, dans le cadre d'une extension de l'enquête sur le Siffleur. Si l'inspecteur Johnston était disposé à se montrer raisonnable, lui aussi, mais ce n'était pas un problème à discuter avec le Dr Mair.

Celui-ci ouvrit le tiroir droit de son bureau, sortit une chemise en papier bulle, et dit : « Voilà le dossier personnel de Hilary Robarts. Rien ne s'oppose à ce que vous en preniez connaissance, mais il ne donne que des indications de base : âge, lieux de scolarité, diplômes, carrière avant l'arrivée ici en 1984 comme adjoint administratif intérimaire du directeur. Un curriculum vitae sans vitae. Un squelette exceptionnellement décharné. »

Mair le glissa sur le bureau. Ce geste avait quelque chose de curieusement définitif. Une vie se refermait, finie. En le prenant, Rickards dit : « Je vous remercie. Il pourra nous rendre service. Peut-être pourriez-vous mettre un peu de chair sur ces os desséchés. Vous la connaissiez bien ?

— Très bien. Nous avons même été amants pendant un certain temps. Cela n'implique pas nécessairement, je l'admets, plus qu'une intimité physique, mais je la connaissais aussi bien sinon mieux que personne ici, à la centrale. »

Il parlait calmement, sans trace d'embarras, comme s'il avait dit qu'il était allé à la même université qu'elle ou quelque précision aussi peu importante. Rickards se demanda si Mair comptait qu'il saisirait la balle au bond. Au lieu de cela, il demanda : « Elle était populaire ?

— Elle était extrêmement efficace ; les deux ne vont pas toujours ensemble, je l'ai constaté. Mais elle était respectée et je crois en général appréciée par ceux qui avaient à faire à elle. Elle sera très regrettée, sans doute plus profondément que des collègues qui soignent leur popularité à outrance.

— Et par vous ?

— Par tout le monde.

— Quand votre liaison s'est-elle terminée, Dr Mair ?

— Il y a trois ou quatre mois.

— Sans rancœur ?

— Sans explosion ni gémissement. Nous nous voyions moins depuis quelque temps déjà. Mon avenir personnel est assez incertain en ce moment, mais il est peu probable que je garde très longtemps encore mon poste de directeur ici. On en arrive à la fin d'une liaison comme à la fin d'un travail, avec l'impression toute naturelle qu'une étape de la vie cède la place à une autre.

— Et elle voyait les choses de la même façon ?

— J'imagine. Nous avions eu l'un et l'autre quelques regrets, mais nous ne nous étions imaginé ni l'un ni l'autre, je crois, qu'il s'agissait d'une grande passion, ni même que nos rapports seraient durables.

— Pas d'autre homme ?

— Pas que je sache, mais évidemment, il n'y avait pas de raison pour que je le sache. »

Rickards dit : « Vous serez donc étonné d'apprendre qu'elle avait écrit à son notaire de Norwich dimanche matin pour prendre rendez-vous lui disant qu'elle comptait se marier bientôt ? Nous avons trouvé la lettre dans ses papiers. »

Mair cilla rapidement, mais sans montrer d'autres lignes de perturbation. Il dit d'un ton uni : « Oui, je serais étonné, mais sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce qu'elle semblait mener une vie assez solitaire ici et qu'il est difficile de voir comment elle aurait pu trouver le temps ou l'occasion de nouer d'autre rapports. Évidemment, il est tout à fait possible qu'un homme ait resurgi de son passé et qu'ils soient arrivés à un arrangement. Je crains de ne pas pouvoir vous éclairer. »

Rickards changea de piste : « On semble trouver, dans le pays, qu'elle ne vous a pas beaucoup aidé pendant l'enquête de commodo et incommodo au sujet du second réacteur. Elle n'a pas témoigné lors des interrogatoires officiels, n'est-ce pas ? Je ne vois pas bien en quoi elle était concernée.

— Officiellement, elle ne l'était pas. Mais à une ou deux réunions publiques, elle s'est malencontreusement accrochée avec des perturbateurs et pour l'une de nos journées portes ouvertes, le spécialiste qui accompagne normalement le public étant souffrant, elle l'a remplacé. Elle ne s'est peut-être pas montrée assez diplomate avec certains des questionneurs. Après cela, j'ai pris des dispositions pour qu'elle n'ait pas de contacts directs avec le public. »

Rickards dit : « Donc, c'était une femme qui suscitait les antagonismes ?

— Pas assez, je dirais, pour provoquer un meurtre. Elle était tout entière donnée à son travail ici et elle avait du mal à tolérer ce qu'elle voyait comme de l'obscurantisme délibéré. Sans formation scientifique, mais elle avait acquis des connaissances considérables sur les travaux effectués ici et peut-être un respect exagéré pour l'opinion de ceux qu'elle considérait comme des spécialistes en la matière. Je lui faisais remarquer qu'on ne pouvait raisonnablement en demander autant au grand public. Après tout, ce sont probablement des spécialistes qui leur ont affirmé au cours des dernières années que le métro de Londres était à l'abri du feu et que les ferries sur la Manche ne pouvaient pas faire naufrage. »

Oliphant, resté silencieux jusque-là, dit soudain : « Je m'y trouvais, à cette journée portes ouvertes. Quelqu'un lui a parlé de Tchernobyl. Elle a dit quelque chose, n'est-ce pas, comme “ seulement trente morts, alors de quoi s'inquiète-t-on ? ” Ça n'est pas ce qu'elle a dit ? Ça conduisait tout naturellement à demander combien de morts il lui faudrait pour faire un chiffre acceptable ? »

Alex Mair le regarda, surpris, semblait-il, qu'il sût parler, puis dit au bout d'un instant : « Quand elle comparait le nombre des victimes provoquées par Tchernobyl avec celui des catastrophes dans l'industrie et l'exploitation des énergies fossiles, son raisonnement était parfaitement valable, mais elle aurait pu y mettre plus de tact. Tchernobyl est un point sensible. Nous sommes un peu fatigués d'expliquer au public que le réacteur RBMK russe avait un certain nombre de faiblesses structurelles et en particulier le danger d'emballement quand le réacteur fonctionnait à allure réduite. Les Magnox, AGR et QWR n'ont pas cette caractéristique, quel que soit le niveau de la puissance ; donc un accident semblable ici est matériellement impossible. Désolé d'être un peu technique. Je veux simplement dire que cela ne se produira pas ici, ne peut pas se produire ici et de fait ne s'est pas produit ici. »

Oliphant reprit, impassible : « Que ça se produise ici ou pas, ça n'a pas grande importance, monsieur, si on en a les retombées. Est-ce que Hilary Robarts n'avait pas intenté un procès en diffamation à quelqu'un du pays à la suite de la rencontre où je me trouvais ? »

Alex Mair s'adressa à Rickards : « Je crois que c'est assez généralement connu. C'était une erreur à mon avis. Elle avait de solides raisons pour le faire, mais aller devant les tribunaux ne lui aurait pas apporté la justification qu'elle souhaitait. »

Rickards dit : « Vous avez essayé de l'en dissuader, dans l'intérêt de la centrale ?

— Et dans le sien. Oui, j'ai essayé. »

Le téléphone sonna sur le bureau et Mair pressa la bouton. Il dit : « Je ne devrais pas en avoir pour longtemps. Dites-lui que je le rappellerai dans vingt minutes. » Rickards se demanda s'il s'était arrangé pour qu'on l'appelle et, comme pour confirmer ses soupçons, Mair dit : « En raison de mes rapports passés avec Miss Robarts, il faut que vous connaissiez mes mouvements dimanche. Je pourrais peut-être vous les indiquer tout de suite. Nous avons l'un et l'autre une journée chargée qui nous attend, j'imagine. » C'était rappeler sans subtilité excessive qu'il était temps de se mettre au travail.

Rickards garda un ton uni : « Ça me rendrait service oui, monsieur. » Gary Price pencha la tête sur son carnet avec autant d'assiduité que s'il venait d'être réprimandé pour inattention.

« Jusqu'à dimanche soir, ils n'ont pas de rapport avec notre affaire, mais enfin je peux aussi bien couvrir tout le week-end. Je suis parti d'ici juste après dix heures quarante-cinq vendredi, je suis allé à Londres en auto, j'ai déjeuné au Reform Club avec un vieux camarade d'université et à deux heures trente me suis rendu à un rendez-vous avec le secrétaire d'État à l'Énergie. Ensuite je suis allé dans mon appartement de Barbican et, le soir, à une représentation de La Mégère apprivoisée au Barbican Theatre avec trois amis. Si par la suite vous avez besoin de leur confirmation, ce qui semble peu probable, je pourrai bien entendu vous donner leur nom. Je suis reparti dimanche matin pour Larksoken, où je suis arrivé vers quatre heures, après avoir déjeuné dans une auberge en route. J'ai pris une tasse de thé, je suis allé faire une promenade sur le cap et suis rentré au cottage environ une heure après. Dîner rapide avec ma sœur vers sept heures et départ pour la centrale à sept heures et demie ou peu après. J'y ai travaillé seul dans la salle des ordinateurs jusqu'à dix heures et demie, heure à laquelle je suis parti pour rentrer chez moi. Je suivais la route côtière quand le commandant Dalgliesh m'a arrêté pour me dire que Hilary Robarts avait été assassinée. Le reste, vous le savez. »

Rickards dit : « Pas complètement, Dr Mair. Il s'est écoulé un certain temps avant notre arrivée. Vous n'avez pas touché au corps ?

— Je suis resté debout à côté d'elle et je l'ai regardée, mais je ne l'ai pas touchée. Dalgliesh faisait consciencieusement son travail, ou plutôt le vôtre. Il m'a très justement rappelé qu'il ne fallait toucher à rien et que les lieux du crime devaient rester intacts. Je suis descendu sur la plage et j'ai marché jusqu'à ce que vous arriviez. »

Rickards demanda : « Vous venez habituellement travailler le dimanche soir ?

— Invariablement si j'ai passé le vendredi à Londres. Il y a en ce moment une quantité de travail impossible à compresser dans une semaine de cinq jours. En fait, je suis resté moins de trois heures, mais des heures précieuses.

— Et vous étiez seul dans la salle des ordinateurs. Qu'est-ce que vous faisiez ? »

Si Mair jugea la question hors de propos, il ne le dit pas. « J'étais lancé dans mes recherches qui concernent l'étude du comportement du réacteur en cas de fuite du modérateur. Je ne suis bien entendu pas le seul à travailler dans ce qui est l'un des domaines les plus importants de la conception d'un réacteur nucléaire. La coopération internationale est très active pour ces études. Ce que je fais essentiellement, c'est d'évaluer les effets possibles d'une fuite du modérateur au moyen de modèles mathématiques qui sont alors calculés par l'analyse numérique et des programmes très pointus à exécuter sur ordinateur. »

Rickards dit : « Et vous travaillez seul à Larksoken ?

— Dans cette centrale, oui. Des études similaires sont poursuivies à Winfrith et dans nombre d'autres pays, y compris les USA. Comme je l'ai dit, la coopération internationale est très étendue. »

Brusquement Oliphant demanda : « Est-ce que c'est le pire qui puisse arriver, une fuite du modérateur ?

Alex Mair le regarda un instant, se demandant apparemment si la question, vu sa provenance, méritait une réponse, puis il dit : « C'est un accident potentiellement très dangereux. Il y a bien entendu des dispositifs d'urgence, si les circuits normaux flanchent. Ce qui s'est passé à Three Mile Island aux États-Unis a fait ressortir la nécessité d'en savoir davantage sur l'étendue et la nature de la menace représentée par ce génie d'accident. Les phénomènes à analyser peuvent se diviser en trois groupes principaux : grave dommage au combustible et fusion du cœur, migration des produits de fission et des aérosols libérés dans le circuit primaire de refroidissement, enfin comportement des produits de fission dans le combustible libéré et la vapeur dans la cuve du réacteur. Si vous vous intéressez vraiment à la recherche et si vous avez assez de connaissances pour les comprendre, je peux vous fournir quelques références, mais le moment ne me semble pas opportun pour faire de la formation scientifique. »

Oliphant sourit, comme si la rebuffade lui faisait plaisir. Il dit : « Le physicien qui s'est tué, le Dr Toby Gledhill, est-ce qu'il ne travaillait pas à la recherche avec vous ? Il me semble que j'ai lu quelque chose là-dessus dans l'un des journaux locaux.

— Oui. C'était mon assistant. Toby Gledhill était un physicien également doué d'un talent exceptionnel dans le domaine des ordinateurs. Il est très regretté comme collègue et comme homme. »

Exit Toby Gledhill, se dit Rickards. Venant d'un autre, l'hommage aurait pu être émouvant dans sa simplicité. Venant de Mair, il sonnait comme un congé glacial. Il est vrai que le suicide est embarrassant et salissant. Mair avait dû trouver répugnante une telle intrusion dans son monde minutieusement organisé.

Il se tourna vers Rickards : « J'ai beaucoup à faire ce matin, inspecteur et vous aussi, certainement. Est-ce que tout cela est bien utile ? »

Flegmatique, Rickards répondit : « Ça aide à compléter le tableau. Je suppose que vous avez signé quelque chose quand vous êtes arrivé ici hier soir et quand vous êtes reparti ?

— Vous avez eu une idée du système quand vous êtes arrivé tout à l'heure. Chaque membre du personnel a un badge signé avec sa photographie et un chiffre personnel, qui est confidentiel. Ce chiffre est enregistré électroniquement quand l'homme ou la femme entre dans le périmètre de la centrale et, en plus, un garde effectue un contrôle visuel du badge à l'entrée du personnel. J'ai un effectif total de cinq cent trente personnes qui travaillent en trois équipes couvrant les vingt-quatre heures. Aux fins de semaine, il y a deux équipes, celle de jour, de huit heures quinze à vingt heures quinze, et celle de nuit, de vingt heures quinze à huit heures quinze.

— Et personne ne peut entrer ou sortir sans être signalé, pas même le directeur ?

— Personne, surtout pas le directeur, j'imagine. L'heure de mon contrôle aura été enregistrée et j'ai été vu à l'entrée et à la sortie par le garde de service.

— Pas d'autre moyen d'entrer dans la centrale qu'en passant devant le poste de garde ?

— Aucun, à moins d'imiter les héros des vieux films de guerre et de creuser un tunnel sous le grillage. Personne ne se livrait à ce genre d'activité ici dimanche soir. »

Rickards dit : « Nous aurons besoin de connaître les mouvements de tous les membres du personnel dimanche entre le début de la soirée et dix heures trente, heure à laquelle le commandant Dalgliesh a découvert le corps.

— N'est-ce pas étendre inutilement le temps des investigations ? Elle a été tuée peu après neuf heures, certainement ?

— C'est l'heure qui semble la plus probable et nous comptons avoir une estimation plus précise grâce au rapport d'autopsie. À l'heure actuelle je préfère ne pas faire de suppositions. Nous avons des exemplaires du questionnaire qui a été diffusé dans le cadre de l'enquête sur le Siffleur. Nous aimerions les distribuer à tout le personnel. J'imagine que la grande majorité pourra être facilement éliminée. La plupart des personnes ayant une vie de famille ou de société auront un alibi pour dimanche soir. Peut-être pourrez-vous nous suggérer la façon de faire remettre ces questionnaires pour perturber le moins possible le travail. »

Mair dit : « La plus simple et la plus efficace serait de les laisser au poste de contrôle. Chaque membre du personnel pourrait en prendre un à son arrivée ou à son départ. Ceux qui sont malades ou en congé les recevraient chez eux. Je pourrai donner leur nom et leur adresse. » Il s'arrêta, puis reprit : « Il me semble extrêmement peu probable que ce meurtre ait un rapport quelconque avec la centrale, mais comme Hilary Robarts y travaillait et que vous allez interroger des membres du personnel, il vous serait peut-être utile d'avoir une idée de notre organisation. Mon assistante a réuni un dossier pour vous avec un plan du site, un fascicule décrivant le fonctionnement du réacteur, qui vous donnera une idée de ses différentes fonctions, une liste du personnel avec nom et grade, l'organigramme existant et le système de roulement des équipes tel qu'il existe actuellement. Si vous voulez voir un service en particulier, je donnerai des ordres pour que vous soyez accompagné. Certaines zones ne sont accessibles bien entendu qu'avec des combinaisons spéciales et un contrôle radiologique ensuite. »

Le dossier était tout prêt, dans le tiroir de droite, et Mair le tendit à Rickards qui le prit et se mit à étudier l'organigramme. Au bout d'un moment, il dit : « Vous avez sept départements avec chacun un directeur et un directeur administratif, le poste occupé par Hilary Robarts.

— À titre provisoire. Le titulaire est mort d'un cancer il y a trois mois et il n'a pas encore été remplacé. Nous sommes sur le point de réorganiser l'administration en trois grandes divisions comme à Sizewell, où ils ont un système que je trouve plus efficace et plus rationnel. Mais l'avenir ici est incertain, comme vous l'avez sans doute entendu dire, et peut-être sera-t-il plus judicieux d'attendre qu'un nouveau directeur soit en poste. »

Rickards dit : « Actuellement le directeur administratif est responsable devant vous par l'intermédiaire de votre adjoint ?

— Le Dr James Macintosh, c'est exact. Il est actuellement aux États-Unis où il étudie leurs installations nucléaires ; il y est depuis un mois.

— Et le directeur des opérations est Miles Lessingham. Un des invités au dîner de Miss Mair jeudi. »

Alex Mair ne répondit pas.

Rickards poursuivit : « Vous n'avez pas eu de chance, Dr Mair. Trois morts violentes parmi votre personnel en l'espace de deux mois. D'abord le suicide du Dr Gledhill, puis l'assassinat de Christine Baldwin par le Siffleur, et maintenant Hilary Robarts. »

Mair demanda : « Y a-t-il le moindre doute que Christine Baldwin ait été tuée par le Siffleur ?

— Absolument aucun. On a trouvé ses cheveux avec ceux d'autres victimes quand il s'est suicidé, et son mari, qui aurait normalement été le premier suspect, a un alibi. Il a été ramené en voiture chez lui par ses amis.

— Et la mort de Toby Gledhill a fait l'objet d'une enquête publique – “ mort en état d'aliénation passagère ”, cette pommade si commode pour les conventions et l'orthodoxie religieuse. »

Oliphant demanda : « Est-ce qu'il était vraiment en état d'aliénation passagère, monsieur ? »

Mair tourna vers lui son regard ironique et méditatif. « Je n'ai aucun moyen de savoir quel était son état mental, brigadier. Ce dont je suis sûr, c'est qu'il s'est tué et qu'il l'a fait sans assistance. Il estimait sans aucun doute avoir des raisons suffisantes. Le Dr Gledhill était maniaco-dépressif. Il luttait courageusement contre son handicap et il était rare que son travail s'en ressente. Mais avec des tempéraments de ce genre, le suicide est un risque toujours présent. Et si vous admettez que les trois morts n'ont pas de liens entre elles, ne perdons pas notre temps à épiloguer sur les deux premières. Ou alors votre déclaration était-elle à prendre comme l'expression d'une commisération généralisée, inspecteur ? »

Rickards dit : « Un simple commentaire. » Il poursuivit : « Un membre de votre personnel, Miles Lessingham, a trouvé le corps de Christine Baldwin. Il nous a dit alors qu'il se rendait à un dîner chez vous et Miss Mair. Je suppose qu'il vous a fait à tous une description impressionnante de son expérience. Très naturel, je dirais. Difficile de garder ça pour soi. »

Mair dit calmement : « Virtuellement impossible, n'est-ce pas ? » Il ajouta : « Entre amis.

— Ce qui était le cas, bien sûr. Tous des amis, y compris Miss Robarts. Si bien que vous avez eu les détails sanglants tout chauds, si j'ose dire. Y compris ceux qu'on lui avait expressément recommandé de garder pour lui.

— Lesquels, inspecteur ? »

Au lieu de répondre, Rickards demanda : « Pourrais-je avoir les noms de toutes les personnes présentes à Martyr's Cottage quand Mr Lessingham est arrivé ?

— Ma sœur, Alice Mair, Hilary Robarts, Mrs Dennison, la gouvernante du Vieux Presbytère et le commandant Adam Dalgliesh. Et la petite Blaney – Theresa, je crois –, qui aidait ma sœur. » Il s'arrêta, puis ajouta : « Ce questionnaire que vous avez l'intention de distribuer à tous les membres du personnel – je suppose qu'il est nécessaire de leur faire passer du temps à ça ? Ce qui s'est produit ici n'est pas assez clair ? Ce sont sûrement ce qu'on appelle communément des meurtres en série.

— Sûrement, monsieur. Tous les détails sont corrects. Très clair, très convaincant. Juste deux différences : cet assassin-là connaissait sa victime et cet assassin-là n'est pas fou. »

Cinq minutes plus tard, suivant Miss Amphlett le long du corridor menant à la pièce réservée aux interrogatoires, Rickards réfléchissait. Pour être coriace, il était coriace, ce gaillard-là. Pas d'expressions embarrassantes d'horreur ou de chagrin qui sonnent toujours faux. Pas de protestations d'innocence. La conviction tranquille qu'aucune personne à peu près saine d'esprit ne pourrait le soupçonner d'un meurtre. Il n'avait pas demandé la présence de son avocat, mais il n'en avait vraiment pas besoin. Seulement, il était beaucoup trop intelligent pour ne pas avoir saisi le sens de ces questions au sujet du dîner. La personne qui avait tué Hilary Robarts savait qu'elle nagerait au clair de lune un peu après neuf heures ce soir-là, savait aussi très exactement comment le Siffleur tuait ses victimes. Il y avait pas mal de gens qui connaissaient l'une de ces données, mais le nombre de ceux qui connaissaient les deux était limité. Et six d'entre eux étaient présents au dîner de Martyr's Cottage, ce jeudi soir.