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La quatrième victime du Siffleur fut aussi la plus jeune, Valerie Mitchell, quinze ans huit mois quatre jours, et elle mourut parce qu'elle avait manqué le car de vingt et une heures quarante Easthaven-Cobb's Marsh. Comme toujours, elle avait attendu la dernière minute pour quitter la discothèque et la piste n'était encore qu'un magma serré de corps virevoltant sous les projecteurs de fortune quand elle s'arracha aux mains exigeantes de Wayne, cria ses indications à Shirley au sujet de leurs projets pour la semaine suivante, assez fort pour dominer les pulsations rauques de la musique, et quitta la salle. La dernière image qu'elle emporta fut celle de Wayne, son visage pâle tressautant, bizarrement zébré de rouge, de jaune et de bleu, sous les lumières tournoyantes. Sans prendre le temps de changer ses souliers, elle arracha sa veste à la patère du vestiaire et se lança en courant dans la rue qui menait à la station d'autobus, les côtes martelées par le gros sac qu'elle portait en bandoulière. Mais quand elle tourna le dernier coin avant son but, elle vit avec horreur que les lumières juchées au sommet de leurs immenses poteaux n'éclairaient qu'un vide décoloré, silencieux, et elle arriva sur place juste pour voir l'autobus brillamment éclairé déjà au milieu de la montée d'une colline. Elle avait encore une chance, si les feux étaient pour elle, et elle se lança à sa poursuite, gênée par ses hauts talons. Mais ils étaient au vert et elle resta clouée sur place, haletante, pliée en deux par une crampe soudaine, tandis qu'il gravissait lourdement la pente avant d'être englouti comme un vaisseau. « Oh, non ! hurla-t-elle comme s'il pouvait l'entendre. Oh, mon Dieu, non, non ! » Et elle sentit des larmes de colère et de consternation lui monter aux yeux.

C'était la catastrophe ultime. Pour le père qui faisait la loi dans sa famille, pas de recours, jamais de deuxième chance. Après de longues discussions et des supplications réitérées, il avait autorisé cette sortie du vendredi soir à la discothèque animée par le club paroissial des jeunes, à condition qu'elle prenne sans faute le car de vingt et une heures quarante. Il la déposait à Cobb's Marsh devant l'auberge à cinquante mètres de chez elle. À partir de dix heures et quart, son père commençait à guetter le passage du bus devant la pièce où il regardait la télévision d'un œil avec sa femme, les rideaux ouverts. Quel que soit le temps ou le programme, il enfilait alors son pardessus et venait à la rencontre de Valerie sans jamais la perdre de vue. Depuis que le Siffleur du Norfolk avait commencé à tuer, le père avait eu une justification supplémentaire pour cette anodine tyrannie familiale qu'il jugeait à la fois tout à fait appropriée vis-à-vis d'une fille unique et assez plaisante pour lui, elle s'en rendait vaguement compte. L'accord avait été tout de suite conclu : « Tu fais ce que je te dis de faire et je ne te laisserai pas tomber. » Elle l'aimait et elle craignait un peu ses colères. Il allait y avoir une de ces scènes terribles où elle ne pouvait espérer le soutien de sa mère. Ce serait la fin de ses soirées du vendredi avec Terry et Shirl et la bande. Déjà ils la taquinaient et la plaignaient parce qu'elle était traitée en enfant. Désormais, l'humiliation serait totale.

Sa première idée, désespérée, fut de prendre un taxi pour essayer de rattraper l'autobus, mais elle ne savait pas où se trouvait la station et elle n'avait pas assez d'argent, elle en était sûre. Elle pourrait retourner à la discothèque, voir si en se réunissant Terry, Shirl et la bande arriveraient à lui prêter une somme suffisante. Mais Terry était toujours raide comme un passe-lacet, Shirl, trop grippe-sou, et quand elle aurait fini de prier et de supplier, ce serait trop tard.

Et puis vint le salut. Les feux étaient de nouveau passés au rouge et une voiture, dernière d'une file de quatre, s'arrêta doucement. Valerie se trouva à la hauteur de la portière gauche exactement devant deux dames d'un certain âge. Empoignant la glace à demi baissée elle balbutia, haletante : « Pourriez-vous m'approcher de Cobb's Marsh ? N'importe où dans cette direction. J'ai manqué l'autobus. Je vous en prie. »

Cette dernière supplication laissa la conductrice de marbre. Les yeux fixés droit devant elle, elle secoua la tête, puis embraya. Sa compagne hésita, la regarda, puis ouvrit la porte arrière.

« Montez vite. Nous allons jusqu'à Holt. Nous pourrions vous déposer au carrefour. »

Valerie monta et la voiture démarra. Elles allaient au moins dans la bonne direction et il ne lui fallut que quelques secondes pour dresser son plan. Depuis le carrefour, il n'y avait guère que sept cent cinquante mètres pour arriver à la jonction avec l'itinéraire du bus. Elle pourrait les franchir à pied et prendre le véhicule à l'arrêt devant l'auberge. Il mettait au moins vingt minutes à serpenter d'un village à l'autre, donc elle n'aurait pas de difficulté pour l'attraper.

La femme qui conduisait parla la première. Pour dire : « Vous ne devriez pas faire du stop comme ça. Votre mère sait que vous êtes sortie ? De nos jours les parents ont l'air de n'avoir aucune autorité sur leurs enfants. »

« Vieille taupe, se dit-elle. Ça te regarde ce que je fais ? » Elle n'aurait accepté la rebuffade d'aucun des professeurs à l'école. Mais elle refoula la tentation d'impolitesse qui était sa réaction d'adolescente aux critiques adultes. Elle était obligée de faire un bout de route avec ces deux vestiges. Il fallait les amadouer. Elle dit donc : « Mon père me tuerait s'il savait que je fais du stop. Je ne serais pas montée si vous aviez été un homme.

— J'espère bien. Et votre père a tout à fait raison d'être très strict. Indépendamment du Siffleur, c'est une époque dangereuse pour les jeunes personnes. Où habitez-vous exactement ?

— À Cobb's Marsh. Mais j'ai une tante et un oncle à Holt. Si vous me déposez au carrefour, ils pourront m'emmener. Ils habitent tout près. Si vous me déposez là, je ne risquerai rien, je vous assure. »

Le mensonge, qui lui était venu si facilement aux lèvres, fut accepté tout aussi facilement et personne ne dit plus rien. Elle regardait les nuques grises aux cheveux coupés court, les mains tachées de vieillesse sur le volant. Des sœurs, probablement, à en juger d'après les apparences. Le premier regard lui avait révélé les mêmes têtes carrées, les mêmes mentons énergiques, les mêmes sourcils arqués au-dessus d'yeux inquiets, courroucés. Elle se dit qu'elles venaient de se disputer. Elle sentait la tension vibrer entre elles et fut soulagée quand la conductrice, sans un mot, s'arrêta au carrefour. Elle descendit prestement en marmonnant des remerciements et les regarda s'éloigner. Ce furent les derniers êtres humains, sauf un, à l'avoir vue vivante.

Elle s'accroupit pour changer de souliers, heureuse d'enfiler les mocassins que ses parents l'obligeaient à porter pour l'école et de sentir son sac plus léger, puis se mit à marcher vers la station où elle attendrait le bus. La route, étroite et sans éclairage, était bordée à droite par une rangée d'arbres, silhouettes noires plaquées sur le ciel piqué d'étoiles, et à gauche par une mince frange de buissons assez serrés et assez proches parfois pour plonger le chemin dans l'obscurité. Jusqu'à ce moment, elle n'avait éprouvé qu'un immense soulagement : tout allait s'arranger, elle attraperait ce car. Mais désormais, tandis qu'elle marchait dans le silence inquiétant où ses pas légers résonnaient trop fort, une crainte différente, plus sournoise, s'empara d'elle et les premiers picotements de la peur se firent sentir. Une fois identifiée, et sa puissance perfide reconnue, elle s'empara de la jeune fille et s'enfla inexorablement jusqu'à devenir terreur.

Une voiture approchait, à la fois symbole de sécurité et de normalité et menace nouvelle. Tout le monde savait que le Siffleur devait avoir une voiture. Autrement, comment aurait-il pu tuer dans des régions aussi éloignées les unes des autres, puis se sauver, sa terrible besogne accomplie ? Elle s'enfonça dans l'abri des buissons, échangeant une peur contre une autre. Une houle de bruit, un éclair de phares, et l'automobile passa devant elle dans une bourrasque de vent. Et puis elle se retrouva seule dans l'obscurité et le silence. Seule, vraiment ? La pensée du Siffleur s'empara de son esprit, rumeurs et demi-vérités, le tout amalgamé en une terrible réalité. Il étranglait des femmes, trois pour l'heure. Après quoi il leur coupait les cheveux qu'il bourrait dans leur bouche comme de la paille débordant d'un mannequin de Guy Fawkes, le 5 novembre. Les gamins de l'école se moquaient de lui, sifflant dans le hangar des bicyclettes comme il sifflait, disait-on, sur le corps de ses victimes. Ils lui criaient : « Le Siffleur va t'attraper ! » Il pouvait être partout. Il rôdait toujours la nuit. Il pouvait être là. Elle eut envie de se jeter par terre, de presser son corps contre la terre molle à l'odeur entêtante, de se boucher les oreilles et de rester là, raidie, jusqu'à l'aube. Mais elle parvint à dominer sa panique. Il fallait qu'elle aille au carrefour pour attraper l'autobus. Elle se contraignit à sortir de l'ombre et à reprendre sa marche presque silencieuse.

Elle aurait voulu se mettre à courir, mais parvint à résister. La créature, homme ou bête, tapie dans les broussailles, reniflait déjà cette peur, attendant que la panique explose. Alors, elle entendrait les craquements des buissons écrasés, les pieds pressés, elle sentirait l'haleine chaude sur son cou. Il lui fallait continuer à marcher, vite mais sans bruit, son sac serré sous le bras, respirant à peine, les yeux fixés droit devant elle. Et tout en marchant elle priait : « Mon Dieu, je vous en supplie, faites que j'arrive sans mal chez moi et je ne mentirai plus jamais. Je partirai toujours à l'heure. Aidez-moi à arriver au carrefour. Faites que l'autobus passe vite. Oh, mon Dieu, aidez-moi, je vous en supplie. »

Et puis, miraculeusement, la prière fut exaucée. Tout à coup, à une trentaine de mètres devant elle, une femme surgit. Valerie ne prit pas le temps de se demander comment cette silhouette mince, à la démarche lente, s'était matérialisée. Elle était là, cela suffisait. Tandis qu'elle s'approchait en pressant l'allure, la jeune fille distinguait la longue mèche de cheveux blonds sous un béret ajusté, et ce qui ressemblait à un trench-coat ceinturé. À côté de l'apparition, plus rassurant encore que tout le reste, un petit chien noir et blanc trottinait docilement. Elles pourraient aller ensemble jusqu'au carrefour. L'inconnue prenait peut-être le même bus. Elle faillit crier tout haut : « Me voilà ! me voilà ! » et, se mettant à courir, elle se précipita vers la sécurité et la protection comme un enfant dans les bras de sa mère.

Alors la femme se baissa et détacha le chien, qui se glissa dans les buissons comme s'il obéissait à un ordre. Elle jeta un regard rapide derrière elle, puis attendit tranquillement, tournant à moitié le dos, la laisse du chien pendant de sa main droite. Valerie se jeta presque sur ce dos qui attendait. Et alors, lentement, la femme se retourna. Ce fut une seconde d'horreur totale, paralysante. Elle vit le visage livide, tendu, qui n'avait jamais été celui d'une femme, le sourire simple, engageant – presque un sourire d'excuse –, les yeux étincelants et impitoyables. Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais la terreur l'avait rendue muette. D'un seul mouvement, la laisse fut jetée à la façon d'un lasso et serrée autour de son cou et elle fut tirée hors de la route, dans l'ombre des buissons. Elle se sentit tomber dans l'abîme du temps, de l'espace, dans une éternité d'horreur. Et le visage brûlant était sur le sien, elle sentait la boisson, la sueur, et une terreur semblable à la sienne. Ses bras battirent l'air, impuissants. Et puis son cerveau explosa et, s'ouvrant comme une grande fleur rouge, la douleur dans sa poitrine éclata en un hurlement silencieux, muet : « Maman, Maman ! » Ensuite, plus de terreur, plus de douleur, simplement l'obscurité miséricordieuse qui efface tout.