15

Dalgliesh attendit que Meg eût tourné la clef dans la serrure et pénétré dans la maison avant de prendre congé et elle resta un moment sur le seuil à regarder la haute silhouette qui s'éloignait à grands pas, puis se perdait dans la nuit. Elle passa alors dans le vestibule carré pavé de mosaïques avec sa cheminée de pierre, le vestibule où, les soirs d'hiver, semblaient résonner encore faiblement les voix des enfants des recteurs victoriens successifs et qui pour elle gardait toujours un parfum vaguement ecclésiastique. Après avoir plié son manteau sur le pilastre de bois sculpté au pied de l'escalier, elle se rendit dans la cuisine pour la dernière tâche de la journée : préparer le plateau du thé matinal des Copley. C'était une grande pièce carrée sur le derrière de la maison, déjà archaïque quand les Copley avaient acheté le Vieux Presbytère et restée telle quelle depuis. Contre le mur gauche, une vieille cuisinière à gaz si lourde que Meg ne pouvait pas la déplacer pour nettoyer derrière et préférait ne pas penser à la graisse accumulée par les décennies qui la collait au mur. Sous la fenêtre, un évier de céramique profond taché par les détritus de soixante-dix ans de vaisselle ne pouvait plus être nettoyé convenablement non plus. Par terre, de vieilles dalles en pierre dures aux pieds dégageaient l'hiver des exhalaisons humides. En face, le mur était occupé par un antique vaisselier qui aurait probablement eu de la valeur si l'on avait pu le dégager sans qu'il s'effondre, et la rangée de sonnettes des origines subsistait toujours au-dessus de la porte, avec ses inscriptions en gothique : salon, salle à manger, bureau, nursery. Une cuisine faite pour mettre au défi plutôt que pour exalter les talents de tout cordon bleu aux ambitions dépassant l'œuf à la coque. Mais désormais, Meg remarquait à peine ses insuffisances : comme tout le reste du presbytère c'était devenu son chez-elle.

Après les stridences et les agressions de l'école, les lettres d'insultes, elle était heureuse de trouver un refuge provisoire dans ce foyer plein de douceur où les voix ne s'élevaient jamais, où personne ne décortiquait chacune de ses phrases avec un soin maniaque dans l'espoir d'y déceler des sous-entendus racistes, sexistes ou fascistes, où les mots gardaient le sens qu'ils avaient depuis des générations, où les obscénités étaient sinon ignorées du moins tues, où régnait la grâce du bon ordre que symbolisait la récitation de l'office quotidien par Mr Copley – matines et vêpres. Parfois elle se représentait leur trio comme des expatriés échoués dans quelque lointaine colonie, obstinément attachés aux anciennes coutumes, à l'ancien mode de vie, comme aux anciennes formes du culte. Et elle avait fini par aimer ses deux employeurs. Elle aurait plus respecté Simon Copley s'il avait été moins enclin à l'égoïsme véniel, moins préoccupé de son confort matériel ; mais elle se disait que c'était sans doute explicable après avoir été gâté pendant cinquante ans par une épouse dévouée. Et il l'adorait. Il se fiait à elle. Il respectait son jugement. Elle se disait qu'ils avaient bien de la chance, sûrs de leur affection réciproque, et probablement soutenus par la certitude que s'ils n'avaient pas la grâce de mourir le même jour, ils ne connaîtraient pas de longue séparation. Mais le croyaient-ils vraiment ? Elle aurait aimé le leur demander, tout en sachant que c'eût été une inconcevable présomption. Ils devaient bien avoir des doutes, faire quelques réserves à l'égard de la doctrine qu'ils proclamaient avec tant d'assurance matin et soir. Mais à quatre-vingts ans, peut-être le principal était-il l'habitude, le corps détaché du sexe, l'esprit détaché des conjectures, les petites choses de la vie devenues plus importantes que les grandes et finalement la lente réalisation que rien n'avait aucune importance.

Son travail n'était pas pénible, mais elle savait que peu à peu, elle se chargeait de bien plus de choses que n'en avait fait prévoir la petite annonce et elle sentait que la grande crainte dans leur vie était de la voir partir. Leur fille les avait munis de tous les automatismes possibles, lave-vaisselle, machine à laver, séchoir, groupés dans un office inutilisé près de la porte de derrière, mais avant que Meg arrive, les Copley n'osaient guère les utiliser au cas où ils ne sauraient pas les arrêter, hantés par la vision des appareils tournoyant toute la nuit, chauffés au rouge et explosant enfin dans une maison tout entière secouée par une puissance incontrôlable.

Leur fille unique, qui habitait un manoir dans le Wiltshire, venait rarement les voir, bien qu'elle téléphonât souvent, en général à des heures fort incommodes. C'était elle qui avait reçu Meg pour s'assurer de ses capacités et celle-ci avait peine désormais à établir un lien entre cette femme en tweed, si assurée qu'elle en était un peu agressive, et les deux vieilles personnes toutes douces qu'elle connaissait. Elle savait aussi, bien qu'ils n'eussent jamais songé à le lui dire, ni même peut-être à l'admettre eux-mêmes, qu'ils avaient peur de cette tornade qui les houspillait – pour leur bien, comme elle n'eût pas manqué de le proclamer. Leur deuxième grande crainte, c'était d'être obligés de se plier à sa suggestion si souvent téléphonée, et faite uniquement par devoir : aller habiter chez elle jusqu'à ce que le Siffleur soit arrêté.

Contrairement à leur fille, Meg comprenait pourquoi, une fois à la retraite, ils avaient mis toutes leurs économies dans l'achat du presbytère et contracté un lourd emprunt dans leur vieillesse. Jeune, Mr Copley avait été vicaire de Larksoken, alors que l'église victorienne était encore debout. C'était dans cet affreux reposoir de sapin verni, de tuiles acoustiques et de vitraux outrageusement kitsch que sa femme et lui s'étaient mariés, et dans un appartement du presbytère au-dessus de celui du recteur qu'ils avaient installé leur premier foyer. L'église avait été en partie démolie par un ouragan dévastateur dans les années trente, au secret soulagement de la commission ecclésiastique qui se demandait quoi faire d'un bâtiment sans aucune valeur architecturale, où l'assistance ne dépassait jamais six personnes aux grandes fêtes. L'église avait donc été finalement démolie et le Vieux Presbytère, s'avérant plus solide, vendu. Rosemary Duncan-Smith n'avait pas caché sa façon de voir en ramenant Meg à la gare de Norwich après leur entrevue.

« C'est ridicule d'habiter là, bien entendu. Ils auraient dû chercher un petit appartement confortable à Norwich, ou dans un village commode, près des magasins, de la poste et d'une église évidemment. Mais Père peut être remarquablement obstiné quand il croit savoir ce qu'il veut, et quant à Mère, il la ferait passer par un trou de souris. J'espère que vous ne considérez pas cette place comme un expédient temporaire. »

Meg avait répondu : « Temporaire, mais pas de courte durée. Je ne peux pas promettre de rester définitivement, mais j'ai besoin de temps et de paix pour décider de mon avenir. Et puis, je ne conviendrai peut-être pas à vos parents.

— Du temps et de la paix, nous en souhaiterions tous. Enfin, je suppose que c'est mieux que rien, mais je vous serais reconnaissante de prévenir un mois ou deux à l'avance quand vous déciderez de partir. Quant à faire l'affaire, ne vous inquiétez pas. Avec une maison malcommode perdue sur ce cap, plus une abbaye en ruine et une centrale atomique comme seul point de vue, ils ne peuvent pas être difficiles. »

Cela s'était passé seize mois plus tôt et elle était toujours là.

Mais c'était dans la cuisine de Martyr's Cottage, magnifiquement conçue et équipée, tout en restant intime, qu'elle avait trouvé la guérison. Dès le début de leur amitié, alors qu'elle avait dû passer une semaine à Londres et qu'Alex était absent, Alice avait donné une clef à Meg pour qu'elle puisse prendre et faire suivre le courrier. À son retour, Meg avait proposé de la lui rendre, mais elle avait répondu : « Gardez-la donc. Vous pourrez en avoir encore besoin. » Meg ne l'avait jamais utilisée depuis. La porte était généralement ouverte l'été, et dans le cas contraire, elle sonnait. Mais la possession, la vue et le poids de ce bout de métal en étaient venus à symboliser pour elle la solidité et la confiance de leur amitié. Elle avait été si longtemps sans amie. Jamais encore, elle y repensait parfois, elle n'avait connu le confort d'une telle relation, intime, compréhensive, asexuée avec une autre femme.

Avant la mort accidentelle de son mari, qui s'était noyé trois ans auparavant, ils n'avaient eu besoin que d'amicales connaissances occasionnelles pour confirmer qu'ils se suffisaient à eux-mêmes. Ils étaient devenus un de ces couples sans enfants si absorbés en eux-mêmes qu'ils repoussent inconsciemment toute tentative d'intimité. Accepter une invitation à dîner était un devoir social, mais ils n'avaient alors qu'une idée : retrouver le plus vite possible leur petite maison. Après la mort de Martin, elle avait eu l'impression de marcher dans le noir comme une automate le long d'un ravin étroit et profond, où toute son énergie, toute sa force physique avaient été concentrées pour arriver au bout de la journée. Elle pensait, travaillait et pleurait pour une seule journée à la fois, pas plus. Se permettre d'envisager les jours, les semaines, les mois ou les années qui s'étendaient devant elle eût précipité le désastre. Pendant deux ans, elle avait été quasiment folle. Même son christianisme ne l'avait guère aidée. Elle ne le rejetait pas, mais il était devenu hors de propos, et son réconfort, réduit à la lueur d'une chandelle qui n'éclairait l'obscurité que par à-coups. Mais quand, après ces deux années, la vallée s'était presque imperceptiblement élargie, il lui était apparu pour la première fois non ces écrasantes falaises noires, mais la perspective d'une vie normale et même heureuse, un paysage sur lequel on pouvait croire que le soleil brillerait un jour, c'est alors qu'elle s'était trouvée bien malgré elle entraînée dans la politique raciale de son école. Les enseignants les plus âgés avaient changé d'établissement ou pris leur retraite et la nouvelle directrice, spécialement nommée pour imposer les orthodoxies à la mode, s'était lancée avec un zèle de croisé pour détecter, flairer et extirper les hérésies. Meg se rendait compte seulement maintenant qu'elle avait été dès le début la victime évidente, prédestinée.

Elle avait fui vers cette nouvelle vie sur le cap et vers une différente solitude. Et c'est là qu'elle avait trouvé Alice Mair. Elles s'étaient rencontrées une quinzaine de jours après l'arrivée de Meg, quand Alice était venue au presbytère avec une valise de bric-à-brac pour la vente de charité au profit de St Andrew à Lydsett. Une souillarde inutilisée, conduisant à un corridor entre la cuisine et la porte de derrière, servait de dépôt pour les objets usagés du cap : vêtements, bibelots, livres et vieilles revues. Mr Copley remplaçait parfois le desservant à St Andrew quand celui-ci était en congé, participation à la vie locale que Meg jugeait assurément aussi importante pour lui que pour l'église. Normalement, on ne pouvait attendre que fort peu de chose des quelques cottages du cap, mais Alex Mair, qui tenait beaucoup à associer la centrale à la communauté, avait fait placarder une notice sur le tableau de service et les deux caisses étaient généralement assez pleines quand venait le temps de la vente en octobre. La porte du Vieux Presbytère donnant accès à la souillarde était laissée ouverte pendant la journée et la porte communiquant avec l'intérieur de la maison, fermée à clef, mais Alice Mair avait frappé à la porte du devant et s'était fait connaître. Les deux femmes, presque du même âge, toutes deux réservées, indépendantes, qui ne cherchaient ni l'une ni l'autre une amie, s'étaient plu. La semaine suivante, Meg avait été invitée à dîner à Martyr's Cottage, après quoi il s'était rarement passé une journée sans qu'elle parcoure le petit kilomètre à travers le cap pour s'asseoir dans la cuisine d'Alice, parler avec elle et la regarder travailler.

À l'école, ses collègues auraient trouvé ces relations incompréhensibles, elle le savait. Là-bas, l'amitié ou ce qui passait pour tel ne franchissait jamais le grand fossé de l'allégeance politique et pouvait très vite dégénérer en ragots, rumeurs, récriminations et reniements dans les clameurs acrimonieuses de la salle des professeurs. Cette amitié paisible qui ne demandait rien était aussi dépourvue d'intensité que d'anxiété. Pas démonstrative non plus. Elles ne s'étaient jamais embrassées, ni même serré la main après la première rencontre. Meg ne savait trop ce qu'Alice appréciait chez elle, mais elle savait ce qu'elle appréciait chez Alice. Intelligente, cultivée, nullement sentimentale, cette femme que rien ne pouvait choquer était devenue le centre de la vie de Meg sur le cap.

Elle voyait rarement Alex Mair. Pendant la journée il était à la centrale et à la fin de la semaine, inversant la pérégrination normale, il allait dans son appartement de Londres, y restant souvent une partie de la semaine s'il avait des rendez-vous en ville. Elle n'avait jamais eu l'impression qu'Alice les avait délibérément tenus éloignés l'un de l'autre dans la crainte que son frère trouvât son amie ennuyeuse. Malgré tous les traumatismes des quatre dernières années, ses racines profondes étaient trop assurées pour qu'elle fût encline à se dénigrer elle-même, sexuellement ou socialement. Mais elle ne s'était jamais sentie à l'aise avec lui, peut-être parce que, avec sa belle mine assurée et son air d'arrogance, il semblait avoir absorbé quelque chose du mystère et de la puissance de l'énergie qu'il maniait. Il se montrait parfaitement aimable avec elle dans les rares occasions où ils se rencontraient et elle avait même parfois l'impression de lui plaire, mais leur seul terrain commun était la cuisine de Martyr's Cottage et même là, elle se trouvait toujours plus à l'aise quand il n'y était pas. Alice ne parlait jamais de lui sinon en passant, presque négligemment, mais les rares fois où Meg les avait vus ensemble, ils semblaient avoir cette mutuelle intuition de l'autre, cette réaction instinctive aux besoins de l'autre plus typique d'un long mariage réussi que de rapports fraternels apparemment sans grandes exigences.

Et pour la première fois depuis près de trois ans, elle avait pu parler de Martin. Elle se rappelait la journée de juillet, la porte de la cuisine ouverte sur le patio, l'odeur des fines herbes et de la mer, plus forte encore que celle, lourde d'épices et de beurre, des biscuits tout juste sortis du four. Elle était assise en face d'Alice, la théière entre elles sur la table. Elle se rappelait chaque mot.

« Il n'a pas eu beaucoup de remerciements. Oh ! On a bien admiré son héroïsme et le directeur de l'école a dit tout ce qu'il fallait à la cérémonie commémorative, mais on a trouvé que les enfants n'auraient pas dû se baigner là. L'école a décliné toute responsabilité dans sa mort. Ils tenaient plus à se disculper qu'à honorer Martin. Et le garçon qu'il a sauvé n'a pas très bien tourné. Je suppose que je suis stupide de me soucier de ça.

— C'est tout à fait naturel d'espérer que votre mari n'est pas mort pour quelqu'un de médiocre, mais je pense que le garçon ne voit pas les choses comme ça. C'est une redoutable responsabilité de savoir que quelqu'un est mort pour vous.

— J'ai essayé de me dire ça. Pendant un certain temps j'étais presque obsédée par ce garçon. Je rôdais autour de l'école pour attendre sa sortie. J'avais parfois comme un besoin de le toucher. On aurait dit qu'une partie de Martin était passée en lui. Mais bien sûr, il était embarrassé, rien de plus. Il n'avait pas envie de me voir, ou de me parler, et ses parents non plus. En fait, c'était une petite brute assez stupide. Je crois que Martin ne l'aimait pas, quoi qu'il n'en ait jamais rien dit. Il avait des boutons aussi – oh, mon Dieu, ça n'était pas sa faute, je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça. »

Elle s'était demandé comment il se faisait qu'elle parlait de lui. Pour la première fois après tant d'années. Et cette obsession qu'elle avait eue, elle ne l'avait jamais révélée à âme qui vive.

Alice avait dit : « Dommage que votre mari n'ait pas laissé ce petit drôle se noyer et sauvé sa vie à lui, mais je pense que sur le moment il n'a pas soupesé la valeur relative d'une carrière d'enseignant et d'une stupidité pustuleuse.

— Laissé se noyer volontairement ? Oh ! Alice, vous savez bien que vous ne pourriez pas le faire.

— Peut-être pas. Je suppose que nous agissons tous instinctivement. Je le tirerais probablement au sec, si je pouvais le faire sans trop de danger pour moi.

— Bien sûr. C'est un instinct humain de sauver les autres, surtout un enfant.

— C'est un instinct humain, et à mon avis profondément sain, de se sauver soi-même. C'est pourquoi, quand les gens ne le font pas, nous les qualifions d'héroïques et nous leur donnons des médailles. Nous savons qu'ils agissent contre la nature. Je ne comprends pas comment vous pouvez considérer l'univers avec une bienveillance aussi extraordinaire.

— Vous trouvez ? Peut-être. Sauf pendant les deux années qui ont suivi la mort de Martin, j'ai toujours pu croire qu'au cœur de l'univers, il y a l'amour.

— Au cœur de l'univers, il y a la cruauté. Nous dévorons et nous sommes dévorés, tous autant que nous sommes. Des prédateurs. Saviez-vous que les guêpes pondent leurs œufs dans le corps des coccinelles en perçant le point faible de leur cuirasse ? Ensuite la larve grossit en se nourrissant de la coccinelle vivante qu'elle ronge jusqu'à se frayer un passage pour sortir. Vous conviendrez que celui qui a inventé ça, quel qu'il soit, a un sens de l'humour particulier. Et ne me lancez pas Tennyson à la tête.

— La coccinelle ne sent peut-être rien.

— Évidemment, c'est une idée réconfortante, mais je n'y compterais pas trop. Vous avez dû avoir une enfance extraordinairement heureuse.

— Oh oui, oui ! J'ai eu beaucoup de chance. J'aurais aimé des sœurs et des frères, mais je ne me rappelle pas avoir jamais souffert de la solitude. Pas beaucoup d'argent, certainement, mais beaucoup d'amour.

— L'amour. C'est si important ? Vous avez enseigné, vous devez savoir.

— C'est vital. Si un enfant le connaît pendant ses dix premières années, plus rien d'autre ou presque n'a d'importance ; sinon, rien n'en a. »

Il y avait eu un moment de silence, puis Alice avait dit : « Mon père est mort, accidentellement, alors que j'avais quinze ans.

— Oh, c'est terrible. Quel genre d'accident ? Vous étiez là ? Vous l'avez vu ?

— Il s'est tranché une artère avec une serpe. Non, nous ne l'avons pas vu, mais nous sommes arrivés peu de temps après. Trop tard bien sûr. Il s'est vidé de son sang.

— Nous ?

— Alex était là aussi, encore plus jeune que moi.

— Ça a dû être terrible pour vous deux.

— Nos vies en ont été affectées, certainement ; la mienne en particulier. Essayez donc un de ces biscuits. C'est une nouvelle recette mais je ne suis pas sûre que ce soit vraiment un succès. Un peu trop sucrés et j'ai peut-être eu la main lourde pour les épices. Dites-moi ce que vous en pensez. »

Rappelée au présent par le froid des dalles qui lui engourdissait les pieds, elle comprit soudain, en alignant machinalement les anses des tasses, pourquoi ce thé estival à Martyr's Cottage lui était revenu à l'esprit. Les biscuits qu'elle ajouterait au plateau le lendemain matin étaient des spécimens de la recette donnée par Alice. Mais elle ne les sortirait pas de leur boîte dès le soir. Il ne lui restait plus qu'à remplir sa bouillotte. Pas de chauffage central dans la maison, et elle branchait rarement le petit radiateur électrique dans sa chambre, sachant combien les Copley étaient préoccupés par leurs factures de chauffage. Enfin, serrant la chaleur de la bouillotte contre son cœur, elle vérifia les verrous des deux portes devant et derrière et gravit l'escalier sans tapis. Sur le palier, elle rencontra Mrs Copley en robe de chambre qui trottinait furtivement jusqu'à la salle de bains. Il y avait bien des toilettes au rez-de-chaussée, mais une seule salle de bains à l'étage, défaut qui nécessitait des questions aussi discrètes qu'embarrassées avant qu'un bain inattendu vînt bouleverser l'ordre soigneusement établi. Meg attendit d'avoir entendu la porte de la chambre principale se refermer avant d'aller faire sa toilette.

Un quart d'heure plus tard, elle était couchée, reconnaissant sa grande fatigue aux symptômes d'un cerveau surexcité dans un corps épuisé : une agitation dans les membres qui l'empêchait de trouver une position confortable. La maison était trop loin à l'intérieur des terres pour que l'on pût entendre les vagues s'écraser, mais l'odeur et la pulsation de la mer étaient toujours présentes. L'été, le cap vibrait au rythme d'un doux bourdonnement qui, lors des tempêtes ou des grandes marées, se changeait en un rugissement furieux. Elle dormait toujours la fenêtre ouverte et glissait en général dans le sommeil bercée par ce murmure lointain. Mais ce soir-là, il n'avait plus aucun pouvoir. Son livre de chevet si souvent relu, La Petite Maison à Allington d'Anthony Trollope, ne pouvait plus la transporter dans le monde rassurant, nostalgique du Barsetshire, le croquet sur la pelouse de Mrs Dale et le dîner à la table du châtelain. Les souvenirs traumatisants de la soirée étaient trop excitants, trop récents, pour être aisément apaisés par le sommeil. Les yeux ouverts, elle voyait l'obscurité trop souvent peuplée par les visages enfantins familiers bruns, noirs et blancs, penchés vers elle pour lui reprocher de les avoir abandonnés, alors qu'ils l'aimaient et s'étaient cru aimés. En général, c'était un soulagement d'être libérée de ces doux fantômes accusateurs qui l'avaient visitée moins souvent ces derniers mois. Parfois ils étaient remplacés par un souvenir plus cruel. La directrice avait essayé de l'obliger à suivre un cours de sensibilisation au racisme, elle qui enseignait depuis plus de vingt ans à des enfants de toutes les couleurs. Il y avait eu une scène qu'elle s'était efforcée pendant des mois de chasser de sa mémoire. Cette dernière réunion dans la salle des professeurs, le cercle des visages implacables, bruns, blancs et noirs, les regards accusateurs, les questions insistantes. Finalement, usée par le harcèlement, elle n'avait pu s'empêcher de fondre en larmes. Jamais déprime (cet euphémisme si commode) n'avait été plus humiliante.

Mais ce soir-là, même ce souvenir lourd de honte avait été remplacé par des visions plus récentes et plus inquiétantes. Elle revoyait cette silhouette juvénile dessinée sur les murs de l'abbaye l'espace d'un instant pour s'effacer ensuite comme un fantôme et se perdre dans les ombres de la plage. Elle était de nouveau assise à la table du dîner, voyant à la lumière des bougies les yeux noirs, amers de Hilary Robarts fixer obstinément Alex Mair, les plans du visage de Miles Lessingham capricieusement éclairés par les flammes bondissantes du feu, sa main aux longs doigts se glissa jusqu'à la bouteille de vin, entendant cette voix mesurée, un peu aiguë, dire l'indicible. Et puis, à la lisière du sommeil, elle se frayait un chemin avec lui dans les buissons de cet affreux bois, elle sentait les bruyères lui égratigner les jambes, les branches basses lui fouetter les joues ; fascinée, elle regardait avec lui la flaque lumineuse de la lampe électrique sur ce visage grotesque et mutilé. Et dans le crépuscule entre veille et sommeil, elle voyait que c'était un visage connu, le sien. Elle s'arracha à cette torpeur avec un petit cri d'effroi, alluma la lampe de chevet, prit son livre et se mit résolument à lire. Au bout d'une demi-heure, le livre lui échappa des mains et elle tomba dans la première période d'assoupissement tourmenté de la nuit.