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Il était sept heures dix. Au Duc de Clarence, le bar était déjà rempli de fumée, le niveau sonore grimpait dangereusement et devant le comptoir la foule avait un mètre d'épaisseur. Christine Baldwin, cinquième victime du Siffleur, avait exactement vingt minutes à vivre. Assise sur la banquette contre le mur, elle sirotait son deuxième sherry de la soirée avec une lenteur délibérée, sachant que Colin était impatient de commander la tournée suivante. Croisant le regard de Norman, elle leva le poignet gauche et donna un petit coup de tête en direction de sa montre. Leur heure limite était déjà dépassée de dix minutes et il le savait. Ils avaient convenu que ce serait un apéritif avec Colin et Yvonne, les maximums de temps et d'alcool clairement définis avant de quitter la maison. L'arrangement était typique de leur mariage, vieux de neuf mois et maintenu moins par la compatibilité des intérêts que par une série de concessions minutieusement négociées. Ce soir-là, c'était son tour à elle de céder, mais accepter de passer deux heures au Clarence avec Norman et Yvonne n'entraînait pas l'obligation de feindre le plaisir.

Colin lui avait déplu dès la première rencontre et d'un seul coup d'œil les rapports avaient été fixés : antagonisme stéréotypé entre un fiancé nouvellement acquis et un camarade de classe-compagnon de bar pas très recommandable. Garçon d'honneur à leur mariage – un arrangement prénuptial pour cette capitulation avait été nécessaire – il s'était acquitté de ses devoirs avec un mélange d'incompétence, de vulgarité et d'impertinence qui lui avait gâté le souvenir de ce grand jour, ainsi qu'elle se plaisait à le rappeler parfois à Norman. C'était bien de lui de choisir ce bar. Dieu sait qu'il était assez vulgaire. Mais enfin, elle pouvait au moins être certaine d'une chose : ce n'était pas un endroit où elle risquait de rencontrer quelqu'un de la centrale, du moins personne qui comptât. Tout lui déplaisait au Clarence, la moquette qui lui grattait les jambes, le velours synthétique sur les murs, les corbeilles de lierre hérissées de fleurs artificielles au-dessus du comptoir, le revêtement de sol criard. Vingt ans auparavant, ç'avait été une hostellerie victorienne douillette à peu près uniquement fréquentée par des habitués, avec un feu dans la cheminée l'hiver et des cuivres blanchis par les astiquages accrochés aux poutres noires. Le lugubre tenancier se faisait un devoir de repousser les étrangers, utilisant à cet effet une impressionnante panoplie de silences moroses, de regards malveillants, de bière tiède et de service négligé. Mais le vieux bâtiment avait brûlé dans les années soixante, remplacé par une entreprise plus profitable et plus ambitieuse. Rien ne restait de l'ancienne maison et la longue annexe qui prolongeait le bar, honorée du nom de salle des banquets, fournissait à ceux qui n'étaient pas trop difficiles un local pour les mariages et les fêtes locales, servant les autres soirs un menu sans surprise : crevettes ou potage, steak ou poulet, salade de fruits avec glace. Enfin, elle avait au moins coupé au dîner. Ils avaient mis au point leur budget mensuel à une livre près et si Norman s'imaginait qu'elle allait manger ces cochonneries hors de prix alors qu'un très bon souper froid les attendait chez eux dans le réfrigérateur et un programme acceptable à la télévision, il se trompait. Et puis ils avaient mieux à faire pour leur argent que de rester là à boire avec Colin et sa dernière goton qui ouvrait les cuisses à la moitié de Norwich s'il fallait en croire la rumeur. Il y avait les traites pour les meubles de la salle de séjour et la voiture, sans parler de l'hypothèque. Elle essaya encore de rencontrer le regard de Norman, mais il fixait cette traînée d'Yvonne avec une attention quasi désespérée. Et ce n'était apparemment pas difficile. Colin se pencha effrontément vers elle, ses yeux brun mélasse mi-moqueurs mi-engageants – Colin Lomas qui croyait que toutes les femmes allaient s'évanouir s'il leur faisait signe.

« On se détend, ma jolie. Ton bonhomme s'amuse. C'est ta tournée, Norm. »

Sans lui prêter attention, Christine dit à Norman : « Il est temps de partir. On avait convenu de partir à huit heures.

— Oh, dis, Chrissie, donne-lui une chance, le pauvre bougre. Encore une tournée. »

Sans la regarder, Norman dit : « Qu'est-ce que tu veux, Yvonne ? La même chose ? Sherry ? »

Colin dit : « Si on passait à l'étage au-dessus ? Pour moi, ça sera un Johnny Walker. »

Il le faisait exprès. Elle le savait, il n'aimait même pas le whisky. Elle dit : « Écoute, j'en ai marre de cette sale boîte, le bruit m'a flanqué la migraine.

— La migraine ? Mariée depuis neuf mois et elle a commencé les migraines ! Pas la peine de te dépêcher de rentrer chez toi ce soir, Norm. »

Yvonne gloussa.

Christine dit, le visage brûlant : « Tu as toujours été vulgaire, Colin Lomas, et maintenant tu n'es même plus drôle. Faites ce que vous voulez, vous trois, moi je rentre. Donne-moi les clefs. »

Colin se rejeta en arrière et sourit : « Tu as entendu ce que madame a dit. Madame veut les clefs de la voiture. »

Sans un mot, l'air honteux, Norman les sortit de sa poche et les fit glisser sur la table. Elle les saisit, repoussa la table, passa non sans peine devant Yvonne et se précipita vers la porte. Elle pleurait presque de rage et il lui fallut une minute pour ouvrir la voiture après quoi elle resta à trembler derrière le volant jusqu'à ce que ses mains soient assez assurées pour mettre le contact. Elle entendit la voix de sa mère le jour où elle avait annoncé ses fiançailles : « Ma foi, tu as trente-deux ans et si c'est lui que tu veux, je pense que tu sais ce que tu fais. Mais tu n'arriveras jamais à rien avec lui. C'est un faible, mou comme une chiffe, si tu veux mon avis. » Elle avait cru qu'elle pourrait en faire quelque chose et la petite maison mitoyenne dans la banlieue de Norwich représentait neuf mois de travail acharné et de réussite. L'année suivante, il aurait droit à de l'avancement dans sa société d'assurances ; elle pourrait laisser sa place de secrétaire au département de recherche médicale à Larksoken et mettre en chantier le premier des deux enfants qu'elle prévoyait. Elle aurait trente-quatre ans à ce moment-là et tout le monde savait qu'il ne fallait pas attendre trop longtemps.

Elle n'avait passé le permis de conduire que depuis son mariage et c'était la première fois qu'elle se lançait seule la nuit. Elle allait lentement, précautionneusement, les yeux fixés avec appréhension sur la route, heureuse qu'au moins le chemin du retour lui fût familier. Elle se demanda ce que ferait Norman quand il s'apercevrait que la voiture n'était plus là. Presque certainement, il se serait attendu à la trouver dedans, fulminante mais prête à être ramenée à la maison. Il serait obligé de demander ce service à son cher ami, sans doute pas enchanté d'être détourné de son chemin. Et s'ils s'imaginaient qu'elle allait inviter Colin et Yvonne à venir prendre un verre, ils auraient un choc. L'idée de la déconvenue de Norman en constatant qu'elle était partie la rasséréna un peu et elle appuya sur l'accélérateur pour distancer le trio et atteindre la sécurité de sa maison. Mais soudain la voiture fit un soubresaut et le moteur expira. Elle avait dû, sans s'en rendre compte, conduire avec une particulière maladresse, car elle se retrouvait en travers de la route. Mauvais endroit pour s'échouer, une petite route de campagne bordée par un mince ruban d'arbres des deux côtés, et déserte. C'est alors qu'elle se rappela : Norman avait dit qu'il ne fallait pas oublier de faire le plein et de s'arrêter à un garage ouvert la nuit en sortant du Clarence. C'était ridicule d'avoir laissé le niveau tomber si bas, mais ils avaient discuté trois jours plus tôt pour savoir lequel devait passer à la pompe et payer l'essence. Toute sa colère et sa frustration revinrent. Pendant un instant, elle resta là à marteler le volant avec une exaspération impuissante, tournant désespérément la clef de contact sans obtenir de réaction. Et puis l'irritation fit place aux premiers frémissements de la peur. La route était déserte et même si un automobiliste s'arrêtait, comment être sûre que ce n'était pas un kidnappeur, un violeur, peut-être même le Siffleur ? Il y avait eu cet horrible crime sur l'A3 cette même année. On ne pouvait plus faire confiance à personne désormais. Et elle ne pouvait pas laisser la voiture où elle était, en travers de la route. Elle essaya de se rappeler quand elle était passée pour la dernière fois devant une maison, un poste de l'Automobile Association, une cabine téléphonique, mais il lui semblait qu'elle traversait une campagne déserte depuis dix minutes au moins, et même si elle quittait l'abri précaire de la voiture, elle n'avait aucune idée de la direction à prendre pour demander du secours. Brusquement, une vague de panique la parcourut comme une nausée et elle dut résister à une envie folle de se ruer hors de la voiture pour aller se cacher dans les arbres. Mais à quoi bon ? Il pouvait être embusqué même là.

Et puis, miraculeusement, elle entendit des pas et, se retournant, vit une femme qui approchait. Elle avait des pantalons et un trench-coat, une masse de cheveux blonds sortait d'un petit béret ajusté. À son côté, un petit chien à poil ras trottinait, tenu en laisse. Enfin quelqu'un qui l'aiderait à pousser la voiture sur le bord de la route, qui saurait dans quelle direction chercher la maison la plus proche, qui l'accompagnerait pendant le trajet. Sans même prendre la peine de claquer la porte de la voiture, elle appela joyeusement et se précipita en souriant vers l'horreur de la mort.