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Dalgliesh se rendit trois fois à pied à la caravane après le déjeuner, le jeudi, mais sans jamais trouver Neil Pascoe. Il hésitait à téléphoner pour vérifier si l'homme était revenu, car en somme il n'avait aucune raison valable pour souhaiter le voir, aussi lui semblait-il préférable d'inclure son passage dans une promenade, comme si la décision de s'arrêter un moment à la caravane était le fait du hasard. Dans un certain sens, cela aurait pu être une visite de condoléances, mais il ne connaissait Amy Camm que de vue et ce prétexte lui semblait malhonnête aussi bien que peu convaincant. Peu après cinq heures, alors que le jour commençait à baisser, il fit une nouvelle tentative. Cette fois la porte de la caravane était large ouverte, mais de Pascoe aucune trace. Alors qu'il restait là, hésitant, un nuage de fumée suivi par un bref éclair de flamme s'éleva au-dessus du bord de la falaise, et remplit aussitôt l'air d'une odeur âcre.
Du haut de la falaise, il découvrit un spectacle extraordinaire. Pascoe avait construit une manière de foyer avec de grosses pierres, des blocs de béton, et allumé un feu de broussailles dans lequel il vidait papiers, cartons, fiches, bouteilles et ce qui semblait être un assortiment de vêtements. La pile qui attendait d'être brûlée était retenue par les barreaux du berceau de Timmy, lui aussi évidemment promis aux flammes ; un matelas sale était enroulé sur le côté en guise d'abrivent, bien inefficace. Uniquement vêtu de shorts crasseux, Pascoe s'agitait comme un démon fou, les yeux tels des soucoupes blanches dans son visage noirci, les bras et la poitrine nus luisants de sueur. Quand il vit Dalgliesh se laisser glisser sur la pente sableuse de la falaise, il lui adressa un bref signe de tête, puis se mit à tirer une petite mallette très fatiguée, arrachée sous les barreaux du berceau avec une hâte désespérée. Il sauta ensuite d'un bond sur le large rebord du foyer, les jambes écartées. Dans la lueur rouge des flammes tout son corps ruisselant parut un instant transparent, comme éclairé du dedans, et les grosses gouttes de sueur coulaient sur ses épaules comme du sang. Avec une sorte de hurlement, il brandit très haut la mallette au-dessus du brasier et l'ouvrit. Les vêtements du bébé tombèrent en cascade bariolée et les flammes sautèrent comme des langues vivantes pour les attraper en plein vol, les faisant tourbillonner un bref instant en torches brûlantes avant qu'ils retombent noircis au cœur du feu. Pascoe resta un moment immobile, haletant, puis sauta par terre avec un cri mi-exultant mi-désespéré. Dalgliesh comprenait et partageait jusqu'à un certain point son exaltation devant cette tumultueuse juxtaposition de vent, de feu et d'eau. Tandis que Pascoe vidait un autre carton de papiers, les fragments calcinés s'élevèrent en dansant comme des oiseaux affolés, et vinrent heurter doucement le visage de Dalgliesh avant de se poser sur les pierres sèches en haut de la grève comme une peste noire. Il sentit la fumée lui piquer les yeux.
Il cria : « Vous n'êtes pas en train de polluer la plage ? »
Pascoe se tourna vers lui et parla pour la première fois, hurla plutôt pour dominer le rugissement du feu. « Quelle importance ? Nous polluons toute cette sacrée planète. »
Dalgliesh hurla en retour : « Jetez quelques galets là-dessus et laissez ça jusqu'à demain. Il y a trop de vent pour un autodafé ce soir. »
Il s'était attendu à ce que Pascoe ne lui prêtât aucune attention, mais à sa grande surprise ces mots parurent ramener ce dernier à la réalité, le corps vidé de son exultation et de sa vigueur. Il regarda le feu et dit d'un ton morne : « Vous avez peut-être raison. »
Il y avait une bêche et une pelle rouillées jetées à côté de la pile de débris. Ensemble les deux hommes ramassèrent un mélange de galets et de sable qu'ils jetèrent sur les flammes. Quand la dernière langue rouge se fut éteinte dans un sifflement rageur, Pascoe se détourna et se mit à remonter la grève en direction de la falaise. Dalgliesh le suivit. La question qu'il redoutait un peu – Vous êtes venu ici exprès ? Pourquoi voulez-vous me voir ? – n'avait été ni posée, ni apparemment envisagée.
Dans la caravane, Pascoe referma la porte d'un coup de pied et s'écroula les bras sur la table : « Vous voulez une bière ? Ou du thé ? Je n'ai plus de café.
— Rien, merci. »
Dalgliesh, immobile, regarda Pascoe se diriger à tâtons vers le réfrigérateur. Revenu à table, il arracha le couvercle de la boîte de bière et se versa le contenu dans la bouche, en un jet presque continu. Puis il se laissa retomber en avant, silencieux, la boîte toujours serrée dans sa main. Pas un mot ne fut prononcé et Dalgliesh eut l'impression que son compagnon était à peine conscient d'une présence à côté de lui. Il faisait noir dans la caravane et le visage de l'homme n'était plus qu'un ovale indistinct dans lequel le blanc des yeux luisait avec un éclat anormal. Puis il se leva non sans trébucher en marmonnant quelque chose à propos d'allumettes et un instant plus tard, un grattement, un sifflement et des mains se tendirent vers la lampe à pétrole sur la table. Dans la lueur qui se renforçait le visage semblait épuisé, hagard sous la crasse et les mâchurons de fumée, les yeux ternis par la souffrance. Le vent secouait la caravane, sans brutalité mais avec un balancement régulier, comme si elle était bercée par une main inconnue. La porte à glissière séparant l'habitacle en deux était ouverte et Dalgliesh apercevait sur le lit étroit une pile de vêtements féminins avec un méli-mélo de tubes, de pots et de bouteilles. À part cela, la caravane avait l'air bien rangée mais dénudée, moins un intérieur qu'un refuge provisoire mal équipé, tout en gardant encore l'odeur semblable à nulle autre d'un enfant – lait et matières fécales. L'absence de Timmy et de sa mère morte emplissait la caravane comme elle emplissait leur esprit.
Après quelques minutes de silence, Pascoe releva la tête et le regarda : « Je brûlais toutes les archives du PCPN avec le reste des débris. Vous avez sans doute deviné. Ça n'a jamais servi à rien. J'utilisais ça pour flatter le besoin que j'ai de me sentir important. Vous me l'avez plus ou moins dit la fois où j'étais allé vous voir au moulin.
— Vraiment ? Je n'en avais absolument pas le droit. Qu'est-ce que vous allez faire maintenant ?
— Aller à Londres et chercher un travail. L'université ne veut pas m'accorder un an de prêt supplémentaire. Je ne les blâme pas. Je préférerais retourner dans le Nord-Est, mais je pense que Londres offre plus de possibilités.
— Quelle sorte de travail ?
— N'importe lequel. Je m'en fous. Du moment que ça me rapporte de l'argent, et que ça ne peut absolument servir à personne. »
Dalgliesh demanda : « Et Timmy ? Qu'est-ce qu'il va devenir ?
— Les autorités locales l'ont pris en charge. Un couple d'assistantes sociales est venu le chercher hier. Elles n'avaient pas l'air mal, mais il ne voulait pas aller avec elles. Il a fallu qu'elles me l'arrachent des bras, il hurlait. Elle est jolie la société qui fait ça à ses enfants. »
Dalgliesh dit : « Je ne pense pas qu'on avait le choix. Il faut faire des plans à long terme pour son avenir. Il ne pouvait pas rester indéfiniment avec vous.
— Pourquoi pas ? Je me suis occupé de lui pendant plus d'un an. Et au moins j'aurais retiré quelque chose de tout ce gâchis. »
Dalgliesh demanda : « Ils ont retrouvé la famille d'Amy ?
— Ils n'ont pas eu encore beaucoup de temps, hein ? Et quand ils l'auront fait, je suis bien sûr qu'ils ne prendront pas la peine de me prévenir. Timmy a vécu ici un an, mais je compte moins que des grands-parents qu'il n'a jamais vus et qui se foutent sans doute bien de lui. »
Il tenait toujours la boîte vide. La tournant lentement dans ses mains, il dit : « Ce que je ne peux pas encaisser, c'est la tromperie. Je croyais qu'elle y tenait, oh pas à moi, mais à ce que j'essayais de faire. Rien que des mensonges. Elle m'utilisait, elle utilisait la caravane pour être près de Caroline. »
Dalgliesh dit : « Mais elles n'ont pas pu se voir souvent ?
— Qu'est-ce que j'en sais ? Quand je n'étais pas là, elle se glissait sans doute dehors pour aller retrouver sa gougnotte. Timmy a dû passer des heures tout seul. Elle ne tenait même pas à lui. Les chats étaient plus importants pour elle que Timmy. Mrs Jago les a pris. Ils seront bien. Quelquefois, le dimanche après-midi, elle sortait en me disant brutalement qu'elle allait retrouver son amoureux dans les dunes. Je croyais que c'était une plaisanterie. J'avais besoin de le croire. Et pendant tout ce temps-là, elles étaient là-bas, elle et Caroline, qui se mélangeaient, qui se foutaient de moi. »
Dalgliesh dit : « Vous n'avez que le témoignage de Reeves pour supposer ça. Caroline a pu lui mentir.
— Non, non, elle ne mentait pas. Je le sais. Elles nous ont utilisés, tous les deux, Reeves et moi. Amy n'était pas – enfin, elle n'était pas frigide. On a vécu ensemble ici pendant plus d'un an. La deuxième nuit elle – eh bien, elle s'est offerte à moi. Mais c'était sa façon de payer son écot. Ça n'aurait pas été bien, ni pour l'un ni pour l'autre. Mais au bout d'un moment je suppose que j'ai commencé à espérer. Je veux dire, à force de vivre ici, je me suis attaché à elle. Mais elle, elle n'a jamais vraiment voulu de moi près d'elle. Et quand elle revenait de ces promenades du dimanche, je savais. Je me leurrais moi-même, je ne voulais pas le croire, mais je savais. Elle exultait. Elle brillait de bonheur. »
Dalgliesh dit : « Écoutez, est-ce que c'est si important pour vous, les relations avec Caroline, en admettant que ce soit vrai ? Ce que vous aviez ici, l'affection, l'amitié, la camaraderie, Timmy, tout ça ne compterait pas parce qu'elle avait trouvé sa vie sexuelle en dehors de cette caravane ? »
Pascoe dit, très amer : « Oublier et pardonner ? À vous entendre, c'est bien facile.
— Je ne pense pas que vous puissiez oublier, ni même que vous le vouliez. Mais je ne vois pas pourquoi vous emploieriez le mot pardonner. Elle n'a jamais promis plus qu'elle n'a donné.
— Vous me méprisez, hein ? »
Dalgliesh se dit que décidément, l'égotisme forcené des gens très malheureux était bien peu sympathique. Mais il avait encore des questions à poser. Il dit : « Et elle n'a rien laissé, ni papiers, ni notes, ni agenda, rien qui indique ce qu'elle faisait ici ?
— Rien. Et je sais pourquoi elle était venue ici. Elle était venue pour être près de Caroline.
— Est-ce qu'elle avait de l'argent ? Même si vous la nourrissiez, elle devait bien avoir quelque chose à elle.
— Elle avait toujours un peu de liquide, mais je ne sais pas d'où elle le tirait. Elle ne me l'a jamais dit et ça me gênait de demander. Je sais qu'elle ne touchait rien des services sociaux. Elle disait toujours qu'elle ne voulait pas qu'ils viennent fouiner ici pour voir si on couchait ensemble. Je ne la blâmais pas. J'étais bien du même avis.
— Pas de courrier ?
— Des cartes postales de temps en temps. Assez régulièrement, même. Donc elle devait avoir des amis à Londres. Je ne sais pas ce qu'elle en faisait. Elle les jetait, je suppose. Il n'y a rien dans la caravane que ses vêtements et ses produits de beauté et je vais les brûler demain. Après ça, il ne restera rien, pas une trace de son passage ici. »
Dalgliesh demanda : « Et le meurtre ? Croyez-vous que ce soit Caroline Amphlett qui a tué Robarts ?
— Peut-être. Je m'en moque. Ça n'a plus aucune importance. Si ça n'est pas elle, Rickards s'en servira comme de bouc émissaire, elle et Amy ensemble.
— Mais vous ne pouvez pas croire qu'Amy a participé à un meurtre ? »
Pascoe regarda Dalgliesh avec la colère impuissante d'un enfant qui ne comprend pas. « Je n'en sais rien. Je ne l'ai jamais connue. C'est ça que je suis en train de vous dire. Et maintenant que Timmy est parti, je m'en fous. Et je suis complètement perdu entre la colère quand je pense à ce qu'elle m'a fait et le chagrin de sa mort. Je ne croyais pas qu'on pouvait éprouver et colère et chagrin en même temps. Je devrais la pleurer, mais tout ce que je ressens, c'est cette terrible colère.
— Oh, dit Dalgliesh, on peut éprouver les deux en même temps. C'est même la réaction la plus commune en cas de deuil. »
Soudain Pascoe lâcha la boîte vide, qui heurta bruyamment la table, et pencha la tête très bas, les épaules secouées par les sanglots. Dalgliesh se dit que les femmes savaient mieux ce qu'il fallait faire en pareil cas. Combien de fois, il avait vu des auxiliaires de la police prendre tout naturellement dans leurs bras la mère affligée, l'enfant perdu. Certains hommes s'en tiraient bien aussi, certainement. Comme Rickards autrefois. Pour lui, les mots ne lui manquaient pas, mais ils faisaient partie de son outillage professionnel. Ce qu'il trouvait difficile, c'était ce qui venait si spontanément à ceux dont le cœur était vraiment généreux, le désir de toucher et d'être touché. Je suis ici sous de fausses apparences, pensa-t-il. Sans cela je pourrais peut-être moi aussi me sentir capable de dominer la situation.
Il dit : « Il me semble que le vent est tombé. Si nous achevions de brûler et de nettoyer toutes ces saletés sur la plage ? »
Une heure s'écoula encore avant que Dalgliesh fût prêt à partir pour le moulin. Au moment où il disait au revoir à Pascoe à la porte de la caravane, une Fiesta bleue avec un jeune homme au volant arriva en cahotant sur l'herbe.
Pascoe dit : « Jonathan Reeves. Il était fiancé à Caroline Amphlett, ou du moins il le croyait. Elle s'est moquée de lui comme Amy s'est moquée de moi. Il est venu une ou deux fois pour bavarder un peu. On s'était dit qu'on aurait pu aller au Local Hero pour une partie de billard japonais. »
Dalgliesh se dit que l'image de ces deux hommes qui se consolaient de la perfidie de leurs femmes respectives à coups de bière et de billard japonais n'avait rien d'attrayant. Mais Pascoe semblait vouloir lui présenter Reeves et il se retrouva en train de serrer une main étonnamment ferme en présentant des condoléances dans les règles.
Jonathan Reeves dit : « Je ne peux pas encore le croire, mais je suppose que c'est toujours ce qu'on dit après une mort aussi brutale. Et je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est ma faute. J'aurais dû les en empêcher. »
Dalgliesh dit : « Elles étaient adultes. On peut supposer qu'elles savaient ce qu'elles faisaient. À moins de les arracher par la force de ce bateau, ce qui n'était guère possible, je ne vois pas comment vous auriez pu les arrêter. »
Reeves répéta obstinément : « J'aurais dû. » Puis il ajouta : « Je fais tout le temps ce rêve. Un cauchemar, en fait. Elle se tient à côté de mon lit avec l'enfant dans ses bras, et elle me dit : “ C'est ta faute, c'est ta faute. ” »
Pascoe dit : « Caroline vient avec Timmy ? »
Reeves le regarda, étonné qu'il pût être aussi obtus : « Pas Caroline, c'est Amy qui vient. Amy, que je n'ai jamais vue, qui est là, les cheveux ruisselants, l'enfant dans ses bras et qui me dit que c'est ma faute. »