14

Quand Alice Mair s'éveilla de son cauchemar en poussant un petit cri désespéré, il était quatre heures du matin et le vent se levait. Elle tendit la main pour allumer la lampe de chevet, vérifia de nouveau l'heure, puis s'allongea tandis que la panique refluait et que la terrible proximité du rêve commençait à s'estomper. Les yeux au plafond, elle reconnut le vieux spectre qui resurgissait évoqué par les événements de la soirée et la répétition du mot « meurtre » qui, depuis que le Siffleur avait commencé son œuvre, semblait vibrer, sonore et omniprésent, dans l'air lui-même. Progressivement, elle réintégra le monde de la réalité manifesté par les petits bruits de la nuit, le gémissement du vent dans les cheminées, la douceur du drap dans ses mains crispées, le tic-tac anormalement fort de sa montre et surtout, ce rectangle de lumière pâle, fenêtre ouverte et rideaux tirés, qui lui révélait un ciel faiblement lumineux.

Pas besoin d'interprétation pour le cauchemar, ce n'était que la nouvelle version d'une horreur ancienne, moins terrible que les rêves de l'enfance, une terreur plus rationnelle, plus adulte. Alex et elle étaient enfants de nouveau, toute la famille logée avec les Copley au Vieux Presbytère – ce qui, dans un rêve n'était pas si étonnant, puisqu'il n'était qu'une édition plus grande et moins prétentieuse de Mont-Soleil, nom parfaitement ridicule pour une maison située en terrain plat où pas un rayon de soleil ne semblait entrer. Toutes deux étaient du style victorien tardif en briques rouges massives, avec une porte solide sous un porche au toit pointu, isolées au milieu d'un jardin. Dans le rêve elle se promenait dans le bosquet avec son père qui tenait sa serpe, habillé comme par cet épouvantable après-midi d'automne d'un maillot taché de sueur, de shorts au ras des cuisses qui dessinaient la saillie du scrotum, tandis qu'il marchait, un paillasson de poils noirs depuis les genoux sur les jambes blanches. Elle était inquiète parce qu'elle savait que les Copley attendaient qu'elle vînt préparer le déjeuner. Mr Copley, en soutane et surplis ondulant, arpentait la pelouse avec impatience, sans s'apercevoir, semblait-il, de leur présence. Son père lui expliquait quelque chose sur le ton qu'il employait avec sa femme, trop fort, trop appuyé, la voix qui disait : « Je sais que tu es trop bête pour comprendre ça, mais je vais parler lentement, très fort et j'espère que tu ne mettras pas ma patience à trop rude épreuve. »

Il dit : « Alex n'aura pas le poste maintenant. Je ferai ce qu'il faut pour qu'il ne l'ait pas. On ne nommera pas quelqu'un qui a tué son père. »

Tout en parlant, il brandissait la serpe et elle vit que l'extrémité en était rouge de sang. Puis soudain, il se tourna vers elle, les yeux brûlants, la souleva, et elle sentit la pointe lui entailler le front, un jet de sang ruisseler brusquement dans ses yeux. Désormais complètement éveillée et haletante comme si elle avait couru, elle porta la main à son front et se rendit compte qu'il était mouillé de sueur, non pas de sang.

Plus d'espoir de retrouver le sommeil ; jamais aux petites heures. Elle pouvait se lever, enfiler sa robe de chambre et descendre faire une tasse de thé, ou corriger ses épreuves, lire, écouter les nouvelles du monde à la BBC, ou prendre un de ses comprimés de somnifère. Ils étaient assez forts pour la plonger dans l'oubli total, mais elle essayait de s'en déshabituer, et céder en cet instant serait reconnaître la puissance du cauchemar. Elle décida de se lever et de faire du thé. Elle ne craignait pas de réveiller Alex. Il dormait profondément, même pendant les grands vents d'hiver. Mais il y avait avant tout un petit exorcisme à pratiquer. Pour que le rêve perde son pouvoir, pour l'empêcher de revenir, il lui fallait affronter de nouveau le souvenir de cet après-midi vieux de trente ans ou presque.

Par une chaude journée d'automne, au début d'octobre, elle travaillait au jardin avec Alex et leur père. Il déblayait à la serpe une haie de ronces et d'arbustes envahissants au fond du bosquet, hors de vue de la maison, pendant qu'Alex et elle traînaient à l'écart les branches coupées pour y mettre le feu. Son père, peu habillé pour la saison, était néanmoins en sueur. Elle voyait le bras s'élever, retomber, elle entendait le craquement des brindilles, les ordres criés à tue-tête, elle sentait de nouveau les épines qui lui écorchaient les doigts. Et puis, soudain, il poussa un cri. Ou la branche avait été pourrie, ou il avait manqué son coup : la serpe s'était enfoncée dans sa cuisse nue et, en se retournant, elle vit un jet de sang rouge gicler dans l'air en arc bouillonnant, puis l'homme s'affaissa lentement tel un animal blessé, les mains battant le vide. La droite laissa tomber la serpe et il la lui tendit, paume tremblante tournée vers le haut, en la regardant d'un air suppliant, comme un enfant. Il essaya de parler, mais elle ne put distinguer les mots. Elle s'avançait vers lui fascinée, quand elle sentit soudain son bras empoigné et Alex qui la traînait avec lui dans le sentier entre les lauriers, vers le verger.

Elle cria : « Alex, arrête ! Il saigne. Il va mourir. Il faut demander du secours. »

Elle ne pouvait se rappeler si elle avait vraiment prononcé ces mots. Par la suite, elle ne se rappela que la force des mains qu'il posait sur ses épaules tandis qu'il la poussait contre l'écorce d'un pommier et la maintenait là, prisonnière. Et il dit un seul mot :

« Non. »

Tremblante de terreur, le cœur battant, elle n'aurait pas pu se libérer, même si elle l'avait voulu. Et elle savait désormais que cette impuissance était importante pour lui. L'acte lui appartenait, et à lui seul. Contrainte, absente, elle n'avait pas eu le choix. Trente ans plus tard, allongée toute raide les yeux fixés sur le ciel, elle se rappelait ce seul mot, les yeux de son frère plongeant dans les siens, les mains de celui-ci sur ses épaules, l'écorce de l'arbre qui lui grattait le dos au travers de sa blouse. Le temps semblait s'être arrêté. Elle ne se rappelait plus désormais pendant combien de temps il l'avait tenue prisonnière, seulement que l'attente lui avait paru infinie, sans mesure.

Enfin, il avait poussé un soupir et dit : « Bon, maintenant, on peut y aller. »

Cela aussi, d'ailleurs, l'avait stupéfiée, qu'il eût pensé aussi clairement, calculé aussi juste le temps nécessaire. Il la traîna de nouveau après lui jusqu'à ce qu'ils soient contre le corps étendu, et là, en regardant les bras en croix, les yeux ouverts et vitreux, la grande flaque rouge qui imbibait la terre, elle sut que c'était un cadavre, qu'il était parti pour toujours, qu'elle n'aurait plus rien à craindre de lui, jamais. Alex se tourna vers elle et prononça chaque mot à voix forte et claire comme s'il s'adressait à une enfant retardée.

« Ce qu'il t'a fait, il ne te le fera plus jamais. Écoute-moi, je vais te dire ce qui s'est passé. Nous l'avons laissé et nous sommes allés grimper dans les pommiers. Après, nous avons décidé qu'il fallait revenir et alors là nous l'avons trouvé. C'est tout, c'est aussi simple que ça. Tu n'as pas besoin de dire autre chose. Laisse-moi parler. Regarde-moi, regarde-moi, Alice. Tu as compris ? »

Sa voix, quand elle avait répondu, était cassée et chevrotante comme celle d'une vieille femme et les mots lui déchiraient la gorge : « Oui, j'ai compris. »

Ensuite, il l'entraîna au galop à travers la pelouse, lui arrachant presque le bras, entra en trombe dans la cuisine et se mit à pleurer si fort qu'on eût dit un hurlement de triomphe. Elle vit le visage de sa mère se vider de toutes ses couleurs comme si elle aussi perdait son sang, entendit la voix haletante.

« C'est Papa. Il a eu un accident. Il faut demander un médecin, tout de suite. »

Et puis, elle se retrouva seule dans la cuisine – très froide. Il y avait des dalles froides sous ses pieds. La surface de la table de bois où elle s'appuya la tête était froide contre ses joues. Personne ne vint. Elle entendit une voix téléphoner dans le vestibule, puis d'autres voix, d'autres pas. Quelqu'un pleurait. De temps en temps, d'autres pas et des roues qui écrasaient le gravier.

Alex avait eu raison. Tout avait été très simple. Personne ne l'avait questionnée, personne n'avait eu de soupçons. Acceptée, leur histoire. Elle n'était pas allée à l'enquête publique, Alex si, mais il ne lui avait jamais dit ce qui s'y était passé. Ensuite, certaines des personnes concernées, leur médecin de famille, le notaire, quelques amis de sa mère étaient revenus et il y avait eu une curieuse réunion avec thé, sandwiches et cakes maison. Tout le monde avait été très gentil avec elle et avec Alex. Quelqu'un lui avait même tapoté la tête. Une voix : « Tragique qu'il n'y ait eu personne sur place. Un peu de bon sens et quelques connaissances élémentaires de secourisme l'auraient sauvé. »

Désormais le souvenir délibérément évoqué avait achevé l'exorcisme. Le cauchemar avait perdu ses terreurs. Avec un peu de chance, il pourrait rester enfoui pendant des mois. Elle lança ses jambes hors du lit et attrapa sa robe de chambre.

Elle venait de verser l'eau bouillante sur le thé quand elle entendit les pas d'Alex dans l'escalier et, se retournant, elle vit sa longue silhouette qui bloquait en partie la porte de la cuisine. Il avait l'air d'un gamin, presque vulnérable dans la robe de chambre familière. Il se passa les deux mains dans ses cheveux emmêlés par le sommeil. Étonnée, parce qu'en général il dormait très bien, elle lui demanda :

« Est-ce que je t'ai dérangé ? Désolée.

— Non, il y a déjà un moment que je suis éveillé et je ne peux pas me rendormir. Le dîner a été si retardé à cause de Lessingham que nous l'avons finalement mangé trop tard pour bien le digérer. Il est frais, ton thé ?

— Prêt à être versé. »

Il prit une deuxième tasse sur le vaisselier et versa le thé pour eux deux. Elle s'assit dans un fauteuil d'osier et saisit la tasse sans rien dire.

Il dit : « Le vent se lève.

— Oui, depuis une heure déjà. »

Il alla jusqu'à la porte et ouvrit le panneau du haut. Une froidure blanche entra à flots dans la pièce, sans odeur, mais qui oblitérait la faible âcreté du thé, et elle entendit le grondement sourd de la mer. Tandis qu'elle l'écoutait, il lui sembla augmenter d'intensité, si bien qu'elle put imaginer avec un agréable frisson de terreur simulée que les falaises basses et friables avaient fini par s'écrouler et que la turbulence écumante roulait vers eux à travers le cap, qu'elle allait s'écraser contre la porte et projeter sa mousse sur le visage d'Alex. Le regardant qui fixait la nuit, elle éprouva un élan d'affection aussi simple et aussi net que le flot d'air froid sur son visage. Sa fugitive intensité l'étonna. Il faisait si bien partie d'elle-même qu'elle n'avait jamais besoin ni envie d'examiner de trop près la nature du sentiment qu'elle avait pour lui. Elle savait qu'elle éprouvait toujours une tranquille satisfaction à l'avoir dans la maison, à entendre ses pas sur le plancher du premier étage, à partager avec lui le repas qu'elle avait préparé pour elle à la fin de la journée. Et pourtant, aucun n'imposait à l'autre la moindre exigence. Même le mariage d'Alex n'avait rien changé. Elle n'avait été ni surprise qu'il s'engageât, car elle aimait assez Elizabeth, ni surprise qu'il rompît. Elle jugeait un remariage peu probable. Mais rien ne changerait entre eux, quel que fût le nombre d'épouses entrant ou essayant d'entrer dans sa vie. Parfois, comme cette nuit-là, elle souriait malignement, sachant bien comment les gens de l'extérieur voyaient leurs relations. Ceux qui croyaient que le cottage appartenait à Alex la considéraient comme la sœur célibataire dépendant de lui pour le logement, la société, un but dans la vie. D'autres, plus perspicaces mais encore bien loin de la vérité, étaient intrigués par leur apparente indépendance, leurs allées et venues sans façons, leur non-engagement. Elle se rappelait Elizabeth lui disant pendant les premières semaines de ses fiançailles avec Alex : « Savez-vous que vous êtes un couple assez intimidant ? » Et elle avait été tentée de répondre : « Oh oui, n'est-ce pas ? »

Elle avait acheté Martyr's Cottage avant qu'il fût nommé directeur de la centrale et il s'y était installé, étant entendu – tacitement – que c'était un expédient provisoire, le temps qu'il décide de ce qu'il voulait faire : garder l'appartement londonien comme résidence principale, ou le vendre pour acheter une maison à Norwich et un pied-à-terre plus petit dans la capitale. Pur produit de la ville comme il l'était, elle ne le voyait pas s'installer définitivement ailleurs que dans une ville. Si, du fait de son nouveau poste, il retournait à Londres, elle ne l'y suivrait pas et d'ailleurs il ne s'y attendait pas, elle le savait. Là, sur cette côte décapée par la mer, elle avait enfin trouvé un endroit qu'elle se plaisait a appeler un chez-soi. Le fait qu'il pouvait y venir et en partir à son gré sans prévenir n'avait jamais diminué ce sentiment d'appartenance.

Tout en buvant son thé, elle se dit qu'il avait du revenir à plus d'une heure du matin après avoir accompagné Hilary Robarts jusque chez elle et se demanda ce qui avait pu le retenir. Elle avait toujours un sommeil très léger pendant les premières heures de la nuit, aussi avait-elle entendu ses clefs dans la porte et ses pas dans l'escalier avant de se rendormir. Il était presque cinq heures maintenant. Il n'avait pas dû dormir plus de quelques heures. Soudain, comme s'il sentait tout à coup la fraîcheur matinale, il ferma le haut de la porte, poussa le verrou, puis vint s'allonger à demi dans le fauteuil en face d'elle, en entourant sa tasse de thé des deux mains.

Il dit : « C'est assommant que Caroline Amphlett ne veuille pas venir à Londres avec moi. Je ne tiendrais pas du tout à commencer un nouveau boulot, surtout celui-là, avec une secrétaire inconnue. Caroline sait comment je travaille. J'avais compté qu'elle viendrait à Londres avec moi. Très malcommode. »

Et même davantage, se dit-elle. La fierté voire le prestige personnel étaient en jeu. D'autres cadres supérieurs emmenaient leurs assistantes avec eux quand ils changeaient d'affectation. Une secrétaire qui répugnait à se séparer de son patron affirmait ainsi un attachement flatteur. Alice prenait part à son dépit, certes, mais enfin ce n'était pas suffisant pour l'empêcher de dormir.

Il dit : « Des raisons personnelles, du moins c'est ce qu'elle dit. Je suppose que ça signifie Jonathan Reeves. Je me demande bien ce qu'elle peut lui trouver. Ce pauvre type n'est même pas un bon technicien. »

Alice retint un sourire. Elle dit : « Je doute que l'intérêt qu'elle lui porte soit technique.

— Eh bien, s'il est sexuel, elle a moins de discernement que je ne lui en croyais. »

Elle se dit qu'il n'était pas mauvais juge de ses semblables, hommes ou femmes. Il ne commettait que rarement des erreurs fondamentales et jamais sans doute sur leur valeur scientifique. Mais il ne comprenait rien aux extraordinaires complications et illogismes des motivations humaines, du comportement humain. Il savait que l'univers était complexe, mais qu'il obéissait à certaines règles, bien qu'il n'eût sans doute pas employé le terme « complexe » avec ce qu'il implique de choix conscient. C'est ainsi, aurait-il dit, que se comporte le monde tangible. Il est accessible à la raison humaine et, dans certaines limites, au contrôle humain. Les gens le déconcertaient parce qu'ils pouvaient le surprendre et, plus déconcertant que tout, il pouvait parfois se surprendre lui-même. Il eût été dans son élément au XVIe siècle élisabéthain, qui cataloguait les hommes selon leur nature essentielle – sanguin, lymphatique, bilieux, nerveux – autant de caractères qui reflétaient les planètes dominant leur ciel de naissance. Cette donnée fondamentale établie, on savait où on en était. Et pourtant, il s'étonnait encore qu'un homme put être lucide et fiable dans son travail scientifique et benêt avec les femmes, faire montre de jugement dans un domaine de sa vie et agir en enfant sans raison dans un autre. Il était vexé parce que sa secrétaire qu'il avait cataloguée dans la catégorie intelligente, posée, dévouée, préférait rester dans le Norfolk avec son amant, un homme qu'il méprisait, plutôt que de suivre son patron à Londres.

Elle dit : « Je croyais que tu avais dit un jour trouver Caroline frigide.

— Tu crois ? Sûrement pas. Cela suggérerait un certain degré d'expérience personnelle. J'ai dit, je crois, que je ne pourrais jamais imaginer lui trouver le moindre attrait sexuel. Une secrétaire agréable à regarder et très efficace sans être sexuellement provocante, voilà l'idéal. »

Elle dit sèchement : « J'imagine que pour un homme la secrétaire idéale est celle qui s'arrange pour laisser entendre qu'elle aimerait coucher avec son patron, mais se retient noblement dans l'intérêt du service. Qu'est-ce qu'elle va devenir ?

— Oh, sa place n'est pas menacée. Si elle veut rester à Larksoken, on se la disputera. Elle est intelligente aussi bien que discrète et efficace.

— Mais vraisemblablement pas ambitieuse, sinon pourquoi se contenterait-elle de Larksoken ? » Elle ajouta : « Caroline peut avoir une autre raison pour vouloir rester dans la région. Je l'ai vue dans la cathédrale de Norwich, il y a trois semaines à peu près. Elle a retrouvé un homme dans la chapelle de la Vierge. Ils se sont montrés très discrets mais j'ai eu l'impression que c'était un rendez-vous. »

Il demanda, mais sans réelle curiosité : « Quel genre d'homme ?

— Âge moyen. Apparence quelconque. Difficile à décrire. Mais trop vieux pour être Jonathan Reeves.

Elle n'en dit pas plus, sachant qu'il avait déjà l'esprit ailleurs. Pourtant, en y repensant, ç'avait été une rencontre bizarre. Caroline avait serré ses cheveux blonds dans un grand béret et elle portait des lunettes. Mais le déguisement, si c'en était un, n'avait guère été efficace. Elle-même avait passé très vite, soucieuse de ne pas être reconnue, ou de ne pas avoir l'air d'espionner. Une minute plus tard, elle l'avait vue suivre lentement le bas-côté, guide en main, l'homme derrière elle à une distance soigneusement calculée. Ils s'étaient avancés ainsi jusqu'à un monument, apparemment très absorbés. Et quand Alice s'était retournée dix minutes plus tard en quittant la cathédrale, c'était lui qui tenait le guide.

Il ne dit plus rien de Caroline, mais après un instant de silence, remarqua : « Une soirée pas particulièrement réussie.

— C'est le moins qu'on puisse en dire. Sauf, évidemment, le dîner. Qu'est-ce qui est arrivé à Hilary ? Est-ce qu'elle essaie vraiment d'être désagréable, ou est-ce qu'elle est seulement malheureuse ?

— Les gens le sont en général quand ils ne peuvent pas avoir ce qu'ils veulent.

— En l'occurrence, toi. »

Il sourit à l'âtre vide, mais ne répondit pas.

Au bout d'un moment, elle reprit : « Est-ce qu'elle va être gênante ?

— Un peu plus que ça. Dangereuse, probablement.

— Dangereuse ? Comment ça, dangereuse ? Pour toi personnellement ?

— Pas seulement.

— Mais tu pourras faire face ?

— Je pourrai faire face, mais sûrement pas en la nommant directrice administrative en titre, ce serait un désastre. Je n'aurais jamais dû lui confier cet intérim.

— Tu annonces la nomination quand ?

— Dans dix jours. Les candidats ne manquent pas.

— Donc tu as dix jours pour savoir ce que tu vas faire d'elle.

— Un peu moins. Elle veut une réponse avant dimanche. »

Une réponse à quel sujet, se demanda-t-elle. Sa situation, une promotion, son avenir avec Alex ? Mais enfin, elle devait bien voir qu'elle n'en avait aucun.

Elle demanda, sachant l'importance de la question, sachant aussi qu'elle était la seule à pouvoir la poser : « Tu seras très déçu si tu n'as pas ce poste ?

— Je serai blessé, ce qui est encore pire pour la tranquillité d'esprit. Je le veux, j'en ai besoin et je suis l'homme de la situation, le meilleur pour l'occuper. Je pense que tout candidat en est convaincu, mais dans mon cas il se trouve que c'est vrai. C'est un poste important, Alice, un des plus importants qui soient. L'avenir appartient à la puissance nucléaire si nous voulons sauver cette planète, mais nous devons la gérer mieux, au plan national et international.

— J'imagine que tu es le seul candidat sérieux. C'est sûrement le genre de poste qu'on ne décide de créer que si l'on a l'homme qui convient sous la main. C'est une première. On s'est parfaitement bien passé d'une autorité nucléaire suprême jusqu'à maintenant. Il est sûr qu'entre de bonnes mains, la situation a des possibilités immenses. Sinon ce ne sera qu'une autre affaire de relations publiques, une de plus et un gaspillage des deniers du contribuable. »

Il était trop intelligent pour ne pas savoir qu'elle essayait de le rassurer. Elle seule pouvait lui apporter ce réconfort, et d'elle seule il pouvait l'accepter.

Il dit : « On se demande si nous n'allons pas vers un gros pépin et on veut quelqu'un pour nous en sortir. Des points de détail comme ses pouvoirs précis, l'autorité devant laquelle il sera responsable et son salaire restent encore à décider. C'est pourquoi ils mettent si longtemps à définir les spécifications de la situation. »

Elle dit : « Tu n'as pas besoin de spécifications écrites pour savoir ce qu'on cherche. Un scientifique estimé, un administrateur éprouvé et un bon spécialiste en relations publiques. On te fera sans doute subir un test à la télévision. Il semble que ce soit la condition requise pour tout et n'importe quoi de nos jours.

— Seulement pour les futurs présidents ou premiers ministres. Je ne pense pas qu'on ira jusque-là. »

Il jeta un coup d'œil à l'horloge. Déjà l'aurore.

« Je crois que je vais essayer de dormir un peu. » Mais une heure s'écoula encore avant qu'ils se séparent enfin et remontent dans leur chambre.