21

Dalgliesh avait passé son dimanche matin à revoir la cathédrale de Norwich et St Peter Mancroft avant de déjeuner dans un restaurant à la lisière de la ville où, deux ans auparavant, il avait fait avec sa tante un repas excellent bien que sans prétentions. Mais là encore, le temps avait apporté ses changements. Si extérieur et décor affichaient une similitude trompeuse, il devint vite évident que propriétaire et chef avaient changé. Le repas, servi avec une promptitude suspecte, avait évidemment été cuit ailleurs et réchauffé, le foie grillé était un pavé granuleux et grisâtre d'une viande indéfinissable noyée dans une sauce synthétique autant que glutineuse, accompagné de pommes de terre insuffisamment cuites et de chou-fleur en bouillie. Un repas pareil ne méritait pas de vin, mais il se consola avec du cheddar et des biscuits, avant d'attaquer le programme de l'après-midi, une visite à l'église (XVe siècle) de St Peter and St Paul à Salle.

Au cours des quatre dernières années, il avait rarement rendu visite à sa tante sans l'emmener à Salle et elle avait laissé avec son testament la requête que ses cendres y soient répandues par lui dans le cimetière sans aucune cérémonie. Il savait que l'église avait exercé une forte influence sur elle, mais la religion ne semblait pas tenir une grande place dans sa vie et la requête l'avait un peu étonné. Il se serait bien plutôt attendu qu'elle eût souhaité faire jeter ses restes au vent sur le cap, ou qu'elle n'eût laissé aucune instruction, considérant qu'il s'agissait là d'une simple question d'élimination commode, n'exigeant ni réflexion de sa part à elle, ni cérémonie de sa part à lui. Mais il avait désormais une tâche à remplir, et d'une étonnante importance pour lui. Au cours des dernières semaines il avait été harcelé par le remords d'un devoir négligé, presque d'un esprit inapaisé. Il s'émerveillait, comme cela lui était déjà arrivé dans sa vie, devant le besoin inextinguible qu'ont les hommes de voir chaque rite de passage faire l'objet d'une reconnaissance formelle. Peut-être était-ce là quelque chose que sa tante avait compris et, à sa manière discrète, prévu.

Il quitta la B1149 à Felthorpe pour prendre de petites routes de campagne à travers le plat pays. Inutile de consulter la carte. La magnifique tour du XVe siècle avec ses quatre clochetons était un repère infaillible et il se dirigea vers elle sur les voies presque désertes en ayant l'impression de rentrer au bercail. Il lui semblait étrange que la silhouette anguleuse de sa tante ne fût pas à côté de lui, que le seul reste de cette personnalité secrète mais forte eût été ce paquet de plastique, curieusement lourd, plein de gros sel blanc. Arrivé à Salle, il gara la Jaguar dans le petit chemin et entra dans le cimetière, frappé comme toujours de constater qu'une église magnifique telle une cathédrale pût être aussi isolée et pourtant parfaitement à sa place dans ces champs silencieux, où son effet était moins de grandeur et de majesté que de paix simple et rassurante. Il resta quelques minutes, l'oreille tendue, sans rien entendre, pas même le chant d'un oiseau, ou le froissement d'un insecte dans les hautes herbes. Dans la frêle lumière, les arbres environnants étaient déjà touchés par les doigts d'or de l'automne. Les labours étaient finis et la croûte brune des champs émiettés étendait son calme dominical jusqu'à l'horizon lointain. Il fit lentement le tour de l'église, sentant le poids du paquet qui tirait sa poche de veste, heureux d'avoir choisi une heure entre les services et se demandant s'il n'aurait pas été courtois, voire nécessaire, d'obtenir la permission du prêtre de la paroisse avant d'exécuter la dernière volonté de sa tante. Mais il se dit qu'il était trop tard désormais – satisfait, au fond, d'éviter explications et complications. Tout en se dirigeant vers l'extrémité est du cimetière, il ouvrit le paquet et versa les os broyés à la manière d'une libation. Un éclair argenté, et tout ce qu'il restait de Jane Dalgliesh étincela entre les tiges cassantes. Il connaissait les mots appropriés à ce genre d'occasion, il les avait entendus assez souvent sur les lèvres de son père. Mais ceux qui lui vinrent spontanément à l'esprit, ce furent les versets de l'Ecclésiaste gravés dans la pierre sur Martyr's Cottage : en ce lieu hors du temps, soumis à la dignité de la grande église, il lui sembla qu'ils n'étaient pas malvenus.

Le portail ouest était ouvert et, avant de quitter Salle, il passa un quart d'heure dans l'église à revisiter de vieux plaisirs : les sculptures des stalles en chêne, paysans, animaux, oiseaux, un dragon, un pélican nourrissant son petit, un prêtre, la chaire médiévale qui, cinq cents ans après, portait encore des traces de la peinture primitive, le jubé, la grande fenêtre est – gloire de rouges, de verts et de bleus autrefois, qui ne laissait plus entrer que la lumière claire du Norfolk. Lorsque la porte claqua doucement derrière lui, il se demanda quand il reviendrait – s'il revenait.

Il n'était pas tard lorsqu'il arriva chez lui, mais ce qu'il avait mangé au déjeuner avait été si bourratif qu'il avait moins faim qu'il ne s'y serait attendu. Il réchauffa le reste de la soupe qu'il avait faite la veille, y rajouta du fromage et des biscuits, des fruits, puis ranima le feu, s'assit devant sur une chaise basse et se mit à trier les photographies de sa tante en écoutant le concerto pour violon d'Elgar. Il vidait les enveloppes sépia sur la table d'acajou, envahi par une douce mélancolie que traversait parfois le coup de poignard d'une identification au dos d'une épreuve, d'un visage ou d'un incident rappelés. Et Elgar était un accompagnement très approprié, les notes plaintives évoquant ces longues soirées édouardiennes très chaudes qu'il ne connaissait que par les romans et la poésie, la paix, la certitude, l'optimisme de l'Angleterre dans laquelle sa tante était née. Et puis, il y avait son fiancé, ridiculement jeune dans son uniforme de lieutenant. La photographie était datée du 4 mai 1918, une semaine seulement avant qu'il fût tué. Il regarda intensément ce beau visage débonnaire qui avait dû voir tant d'horreurs mais ne lui en disait rien. Derrière, un message au crayon, en grec. Le jeune homme avait dû faire des études classiques à Oxford et sa tante étudiait cette langue avec son père. Mais Dalgliesh ne la connaissait pas ; leur secret était en sûreté avec lui et il n'allait pas tarder à l'être définitivement. La main qui avait tracé ces caractères presque effacés était morte depuis près de soixante-dix ans, l'esprit qui les avait créés, depuis près de deux mille. Et là, dans la même enveloppe, une photographie de sa tante vers la même époque. Sans doute une de celles qu'elle avait envoyées à son fiancé sur le front, ou qu'elle lui avait données avant qu'il parte pour la guerre. Un coin était taché de rouge-brun – par ce qui devait être le sang du jeune homme ; peut-être la photographie lui avait-elle été renvoyée avec le reste de ses effets. En pied, dans sa longue jupe avec une blouse boutonnée haut, elle riait, les cheveux partagés en deux ailes qui s'enroulaient sur chaque tempe. Son visage avait toujours été distingué, mais il s'apercevait, presque avec un choc de surprise, qu'elle avait été belle autrefois. Désormais la mort le libérait pour un exercice de voyeurisme qui, lorsqu'elle vivait, eût répugné à l'un comme à l'autre. Pourtant, elle n'avait pas détruit les photographies. Elle avait dû savoir, réaliste comme elle l'était, qu'elles seraient vues par d'autres yeux que les siens. Ou alors, le très grand âge vous affranchissait-il de tous ces soucis dérisoires de vanité, tandis que l'esprit prenait peu à peu ses distances vis-à-vis des actions et des omissions de la chair ? C'est avec une impression illogique de répugnance, presque de trahison, qu'il finit par jeter les deux photographies dans le feu et les regarda s'enrouler, noircir et finalement tomber en cendres.

Et que faire de tous les étrangers anonymes, femmes aux poitrines galbées sous d'immenses chapeaux chargés de rubans et de fleurs, groupes de cyclistes – hommes en knickerbockers, femmes en jupe cloche et canotier de paille – mariages – mariée et demoiselles d'honneur presque cachées derrière leurs immenses bouquets, principaux participants formés en hiérarchies reconnues, fixant l'objectif comme si le déclic de l'obturateur pouvait arrêter le temps une seconde, proclamer que ce rite de passage-là au moins avait de l'importance, liant l'inéluctable passé à l'invisible avenir ? Adolescent, il avait été obsédé par le temps. Pendant des semaines avant les vacances d'été, il avait éprouvé un sentiment de triomphe à l'idée que désormais il le tenait à sa merci : il pouvait lui dire : « File aussi vite que tu voudras et les vacances seront là. Ou va lentement et les jours d'été dureront plus longtemps. » Désormais, parvenu à l'âge adulte, il ne connaissait aucun procédé, aucun plaisir promis qui pût arrêter le martèlement inexorable de ces roues de char. Tiens, une photographie de lui, en uniforme de lycéen, prise dans le jardin du presbytère par son père, étranger ridiculement accoutré d'une casquette et d'un blazer rayé, presque au garde-à-vous, affrontant l'objectif comme pour défier la peur de quitter la maison – celle-là aussi il fut heureux de la faire disparaître.

Le concerto fini, la demi-bouteille de bordeaux vidée, il rebrassa les photographies restantes, les mit dans le tiroir du bureau et décida de chasser la mélancolie par une rapide promenade au bord de la mer avant le coucher. La nuit était trop belle pour la perdre en nostalgie et en regrets futiles. L'air était extraordinairement calme et le bruit de la mer, assourdi, tandis qu'elle s'étirait pâle et mystérieuse sous la pleine lune et les motifs en strass des étoiles. Il resta un instant immobile sous les ailes du moulin, puis se lança d'un pas décidé vers le nord, plus loin que Martyr's Cottage et ses fenêtres éclairées au rez-de-chaussée, plus loin que la frange de pins, jusqu'à ce que, trois quarts d'heure plus tard, il décidât de descendre sur la grève. Il se laissa glisser sur la pente sableuse et vit devant lui les gros blocs de béton à demi enfouis dans le sable avec les boucles de ferraille rouillée qui en jaillissaient comme de bizarres antennes. Le clair de lune, aussi puissant que les dernières lueurs du couchant, avait modifié la texture de la grève, si bien que chaque grain de sable semblait illuminé séparément, chaque galet mystérieusement unique. Soudain, il eut l'envie enfantine de sentir la mer passer sur ses pieds et, après avoir retiré chaussettes et souliers, il bourra les premières dans ses poches et noua les lacets des seconds, qu'il se passa autour du cou. La première piqûre du froid passée, l'eau était presque à la température du sang et il pataugea vigoureusement le long de la frange des vagues, se retournant de temps à autre pour regarder les empreintes de ses pas comme il le faisait, enfant. Il arriva ainsi à l'étroit ruban des pins. Il y avait là, il le savait, un petit sentier qui le traversait pour rejoindre la route en passant devant le cottage de Hilary Robarts. C'était la façon la plus simple de regagner le cap sans avoir à escalader les falaises friables au sud. Assis sur une crête de galets, il s'attaqua au problème familier du pataugeur ; comment déloger le saupoudrage de sable tenace collé entre les doigts de pied avec l'aide fort insuffisante d'un unique mouchoir. Le résultat obtenu, chaussettes et souliers remis, il franchit laborieusement le cordon de galets.

Arrivé sur le sable pulvérulent de la partie haute du rivage, il vit que quelqu'un l'avait précédé à sa gauche, une double ligne d'empreintes, marques de pieds nus qui couraient. Ceux de Hilary Robarts, bien sûr. Elle avait dû prendre son bain nocturne comme d'habitude. Sans même en avoir conscience, il remarqua qu'elles étaient remarquablement nettes ; elle avait dû quitter la plage depuis près d'une heure et demie et pourtant, par cette nuit sans vent, les indentations étaient aussi visibles dans le sable sec que si elles venaient d'être faites. Le sentier à travers les arbres se trouvait juste en face de lui, menant du clair de lune aux ombres enfermantes du bois de pins. Et soudain la nuit se fit plus sombre. Un nuage bas, bleu-noir, avait momentanément masqué la lune, ses bords ébréchés argentés de lumière.

Il alluma sa lampe, dont le faisceau balaya le sentier, ce qui lui permit d'apercevoir quelque chose de blanc sur sa gauche, une feuille de journal, peut-être un mouchoir, un sac de papier. Sans éprouver plus qu'une curiosité assez distraite, il s'écarta du chemin pour voir ce que c'était. Et c'est alors qu'il la découvrit. Le visage convulsé sembla bondir vers lui et rester suspendu dans l'éclat brutal de la lampe, comme surgi d'un cauchemar. Paralysé l'espace d'un instant, il éprouva un choc où incrédulité, reconnaissance et horreur se fondirent pour lui étreindre le cœur. Elle était étendue dans une dépression peu profonde d'oyats aplatis, à peine un creux et pourtant assez marqué pour que les herbes de chaque côté masquent le corps au point qu'il fallait pratiquement marcher dessus pour le voir. À sa droite et en partie sous elle, une serviette de plage chiffonnée à rayures rouges et bleues, sur laquelle une paire de nu-pieds et une lampe de poche avaient été soigneusement rangées. À côté d'elles, plié, ce qui ressemblait à un survêtement bleu et blanc – sans doute ce qui avait d'abord attiré son attention. Elle était couchée sur le dos, la tête tournée vers lui, les yeux morts levés comme pour le fixer dans un ultime appel muet. La petite touffe de poils enfoncée sous la lèvre supérieure découvrait les dents et faisait penser à un lapin rageur. Un seul poil noir s'était égaré sur sa joue et il eut une envie presque irrésistible de s'agenouiller pour l'enlever. Elle ne portait que le bas d'un bikini noir qui avait été rabattu sur les cuisses – il voyait nettement où les poils avaient été coupés. La lettre L au milieu du front semblait avoir été tracée posément, soigneusement, les deux lignes minces dessinant un angle droit parfait. Entre les seins aplatis qui s'écartaient, avec leurs aréoles foncées et leurs bouts pointés, blancs comme du lait alors que les bras étaient brunis, un médaillon de métal pendait, attaché à une chaîne. Et tandis qu'il la regardait, en faisant lentement glisser le faisceau de sa lampe sur le corps, le nuage dégagea la face de la lune et il la vit aussi nettement que s'il avait fait jour.

Il était aguerri à l'horreur ; rares étaient les manifestions de la cruauté, de la violence ou du désespoir qui eussent échappé à son œil exercé. Trop sensible pour voir un corps violé avec une grossière indifférence, il n'avait pourtant été durablement gêné par cette fragilité que lors de sa dernière affaire. Et pour Paul Berowne au moins, il avait été prévenu1. C'était la première fois qu'il trébuchait presque sur une femme assassinée et, tandis qu'il la regardait, son esprit analysait la différence entre les réactions d'un expert appelé sur les lieux d'un crime, sachant donc à quoi s'attendre, et ce heurt soudain contre la violence ultime. La différence et le détachement qui pouvaient analyser celle-ci si froidement l'intéressaient, l'une comme l'autre.

Il s'agenouilla, toucha la cuisse. Froide comme glace et aussi artificielle que du caoutchouc gonflé. S'il appuyait son doigt la marque resterait sûrement imprimée. Doucement, il tâta les cheveux ; encore un peu humides à la racine, mais les extrémités étaient sèches. La nuit était chaude pour septembre. Il regarda sa montre : dix heures trente-trois. Quelqu'un lui avait dit – impossible de se rappeler qui – qu'elle avait l'habitude d'aller nager peu après les titres des informations de neuf heures. Les indices matériels confirmaient ce dont il était persuadé : elle était morte depuis moins de deux heures.

Il n'avait vu que leurs deux empreintes de pas sur le sable, mais la mer se retirait ; elle avait dû être pleine vers neuf heures, bien qu'à voir les parties hautes de la grève, on pouvait penser qu'elle n'arrivait pas jusqu'au lieu où se trouvait le cadavre. Le plus vraisemblable était que le meurtrier avait pris le sentier à travers le bois, comme elle avait dû le faire elle-même. Il aurait été protégé par les arbres et leur ombre, où il pouvait attendre et guetter sans être vu. Le sol, avec son matelas d'aiguilles de pin, n'aurait sans doute pas gardé d'empreintes, mais il était néanmoins important qu'il ne fût pas dérangé. Avec beaucoup de précautions, il s'éloigna du corps à reculons, puis parcourut une vingtaine de mètres vers le sud, le long d'une arête de petits galets. À la lumière de sa lampe, il se fraya un passage entre les troncs serrés, brisant au passage les petites branches basses. Au moins, il pouvait être sûr que personne n'était passé par là récemment. En quelques minutes, il avait regagné la route ; encore une dizaine, en marchant d'un bon pas, et il serait au moulin. Le téléphone le plus proche devait être chez Hilary Robarts, mais la maison serait probablement fermée à clef et il n'avait pas l'intention de commettre une effraction. Presque aussi important de ne pas violer le domicile de la victime que de laisser intacts les lieux du crime. Il n'y avait pas eu de sac à main à côté du corps, rien que les sandales et la lampe bien rangées, le survêtement et le drap de bain sur lequel elle avait été en partie couchée. Peut-être avait-elle laissé la clef chez elle, le cottage restant ouvert. Sur le cap, peu de gens s'inquiéteraient de laisser une maison une demi-heure sans la fermer à clef. Il décida de prendre cinq minutes pour vérifier.

Vu des fenêtres du moulin, Thyme Cottage lui avait toujours semblé être la maison la moins intéressante du cap. Tournant le dos à la mer, cette construction impitoyablement cubique était précédée d'une cour gravillonnée au lieu d'un jardin, et des vitraux Art nouveau détruisaient tout le charme d'époque qu'elle aurait pu avoir ; il en résultait une aberration moderne plus à sa place dans un lotissement rural que sur ce promontoire durement sculpté par la mer. Sur trois côtés, les pins la touchaient presque. Il s'était parfois demandé pourquoi Hilary Robarts avait choisi de vivre là malgré la proximité de la centrale. Après le dîner d'Alice, il pensait avoir la réponse. Ce soir-là toutes les lumières étaient allumées dans les pièces du rez-de-chaussée ; à gauche, le grand rectangle de la baie qui descendait presque jusqu'au sol, et à droite, celui plus petit qui correspondait sans doute à la cuisine. Normalement, elles auraient dû être un signe rassurant de vie, de normalité et d'accueil, d'un refuge contre les terreurs ataviques du bois étouffant, du cap vide sous le clair de lune. Mais ce soir-là les fenêtres sans rideaux crûment illuminées ajoutaient à son malaise et, tandis qu'il en approchait, il lui semblait que, telle une épreuve à demi développée, l'image de ce visage mort et violé flottait entre elles et lui.

Quelqu'un l'avait précédé. Il sauta par-dessus le mur bas et vit que la vitre de la grande baie avait été presque complètement brisée. De petits éclats de verre brillaient comme des joyaux sur le cailloutis de la cour. Il regarda, entre les bords déchiquetés du carreau, la salle de séjour en pleine clarté. Le tapis était jonché de fragments de verre, perles miroitantes de lumière argentée. De tout évidence, la force du coup était venue de l'extérieur et il vit aussitôt ce qui avait été utilisé : sur le tapis, le portrait de Hilary Robarts tailladé presque jusqu'au cadre par deux estafilades formant un L.

Il n'essaya pas de voir si la porte était fermée à clef ou non, jugeant plus important de laisser les lieux parfaitement en l'état que d'épargner dix ou quinze minutes pour appeler la police. Elle était morte. La promptitude était un facteur important, mais non pas essentiel. Rejoignant la route, il se dirigea, mi-courant mi-marchant, vers le moulin. C'est alors qu'il entendit le bruit d'une voiture et, se retournant, vit les phares qui s'approchaient de lui à grande vitesse, venant du nord. La BMW d'Alex Mair. Dalgliesh se posta au milieu de la route et agita sa lampe. La voiture ralentit, s'arrêta et, en regardant la portière droite, il vit Mair, le visage blêmi par le clair de lune, qui le fixait avec une intensité grave, comme si cette rencontre était un rendez-vous.

Dalgliesh dit : « J'ai une bien mauvaise nouvelle pour vous. Hilary Robarts a été assassinée. Je viens de trouver le corps. Je dois téléphoner. »

Les mains négligemment posées sur le volant se crispèrent, puis se détendirent. Les yeux fixés sur lui devinrent méfiants, mais quand Mair parla, il maîtrisait parfaitement sa voix. Seul ce spasme involontaire de la main avait trahi son émotion. Il dit : « Le Siffleur ?

— Ça en a tout l'air.

— Il y a un téléphone dans la voiture. »

Sans un mot de plus, il ouvrit la porte, descendit et s'effaça, tandis que Dalgliesh perdait deux minutes irritantes à atteindre le QG de Rickards, qui n'y était pas ; le message laissé, il raccrocha. Mair, qui s'était éloigné de la voiture d'une trentaine de mètres, regardait fixement le scintillement de la centrale, comme s'il se dissociait de tout le processus.

Revenant sur ses pas, il dit : « Nous lui avions tant répété de ne pas aller nager seule, mais elle ne voulait rien entendre. D'ailleurs, je ne croyais pas vraiment a un danger. Je suppose que toutes les victimes en font autant jusqu'à ce qu'il soit trop tard. “ Ça ne peut pas m'arriver, à moi. ” Mais ça peut, la preuve. Tout de même, c'est extraordinaire, presque incroyable. La deuxième victime de Larksoken. Où est-elle ?

— À la lisière des pins, là où elle allait habituellement nager, j'imagine. » Comme Mair esquissait un mouvement vers la mer, Dalgliesh dit aussitôt :

« Vous ne pouvez rien faire. Je vais retourner là-bas attendre la police.

— Je sais que je ne peux rien faire. Je veux la voir.

— Il vaudrait mieux pas. Moins il y a de gens pour déranger l'état des lieux, mieux cela vaut. »

Soudain Mair se retourna contre lui : « Grand Dieu, Dalgliesh, vous ne vous arrêtez donc jamais de penser comme un policier ? J'ai dit que je voulais la voir. »

Dalgliesh se dit que ce n'était pas son enquête et qu'il ne pouvait l'empêcher par la force, mais il pouvait au moins s'assurer que le chemin menant directement au corps restait intact. Sans un mot de plus, il se mit en route et Mair le suivit. Pourquoi cette insistance pour voir le corps ? Pour être sûr qu'elle était morte, besoin du scientifique de vérifier et de confirmer ? Ou essayait-il de conjurer une horreur qui pouvait être plus terrible en imagination qu'en réalité ? Ou peut-être, nécessité plus profonde de lui rendre l'hommage d'un moment de recueillement devant son corps, dans le silence et la solitude de la nuit, avant l'arrivée de la police avec tout le matériel officiel d'une enquête criminelle pour violer à jamais l'intimité qu'ils avaient partagée ?

Mair ne fit aucun commentaire quand Dalgliesh le conduisit au sud du sentier bien battu jusqu'à la grève, et le suivit toujours sans mot dire tandis qu'il plongeait dans l'obscurité pour se frayer un passage entre les fûts de pins. La flaque lumineuse de sa lampe baignait les branchettes fragiles brisées lors de sa précédente irruption, le tapis d'aiguilles saupoudré de sable, les pommes séchées et la lueur terne d'une vieille boîte de conserve. Dans l'obscurité, l'odeur résineuse semblait s'intensifier et monter vers eux comme une drogue, rendant l'air aussi lourd à respirer que par une nuit d'été torride.

Quelques minutes plus tard, ils sortaient de l'obscurité annihilante pour déboucher sur la blancheur fraîche de la grève et voyaient devant eux, tel un bouclier incurvé d'argent martelé, la splendeur lunaire de la mer. Ils restèrent un moment côte à côte, respirant très fort comme s'ils sortaient de quelque épreuve. Les pas de Dalgliesh étaient encore visibles dans le sable sec au-dessus de la dernière arête de galets et ils les suivirent jusqu'au corps.

Dalgliesh se dit : « Je ne voudrais pas être là, pas avec lui, pas comme ça, à détailler impunément sa nudité. » Il lui semblait que toutes ses perceptions étaient anormalement aiguisées dans cette lumière blême, débilitante. Les membres blanchis, l'auréole de cheveux noirs, les rouges et les bleus criards de la serviette, les touffes d'oyats, tout avait la netteté unidimensionnelle d'une gravure en couleurs. Cette indispensable garde auprès du corps jusqu'à l'arrivée de la police aurait été parfaitement tolérable – il était habitué à la compagnie peu exigeante des morts récents – mais avec Mair à ses côtés, il avait l'impression d'être un voyeur. C'est cette répulsion plutôt que la délicatesse qui le poussa à s'écarter un peu et à plonger les yeux dans l'obscurité des pins, tout en restant conscient du moindre mouvement de la haute silhouette.

Puis Mair dit : « Ce médaillon à son cou, je le lui ai donné le 29 août, pour son anniversaire. Juste la taille de sa clef Yale. C'est un des serruriers de l'atelier de Larksoken qui l'a fait. Remarquable, la finesse du travail qu'ils font là. »

Dalgliesh connaissait les diverses formes que peut prendre le choc. Il ne dit rien. La voix de Mair se durcit soudain.

« Bon sang, Dalgliesh, on ne pourrait pas la couvrir ? »

Avec quoi ? se demanda celui-ci. Est-ce qu'il pense que je vais arracher la serviette en dessous d'elle ? Il dit : « Non, désolé. Il ne faut pas la toucher.

— Mais c'est le travail du Siffleur. Grand Dieu, c'est assez évident, non ? Vous l'avez dit vous-même.

— Le Siffleur est un criminel comme n'importe quel autre. Il apporte quelque chose sur les lieux et il laisse quelque chose. Ce quelque chose pourrait être une preuve. C'est un homme, pas une force de la nature.

— Quand la police va-t-elle arriver ?

— Elle ne devrait pas être loin. Je n'ai pas pu parler à Rickards, mais ses hommes vont bien le trouver. J'attendrai, si vous voulez partir. Vous ne pouvez rien faire ici.

— Je resterai ici jusqu'à ce qu'on l'emmène.

— S'ils ne peuvent pas joindre le pathologiste tout de suite, ça risque d'être long.

— Eh bien, ce sera long. »

Sans un mot de plus, il pivota et descendit jusqu'au bord de l'eau, les empreintes de ses pas parallèles à celles de Dalgliesh. Celui-ci alla s'asseoir sur les galets, les bras autour des genoux, sans quitter des yeux la haute silhouette qui allait et venait inlassablement sur le sable léché par les vaguelettes. S'il y avait eu des traces sur ses souliers, elles auraient disparu désormais. Mais l'idée était ridicule. Aucun criminel n'avait jamais laissé plus clairement sa marque sur une victime que le Siffleur. Pourquoi donc, alors, cette vague inquiétude, l'impression que les choses n'étaient pas aussi simples qu'elles en avaient l'air ?

Il se tortilla pour caler plus confortablement ses fesses et ses talons dans les galets, puis se prépara à attendre. La lumière froide de la lune, l'écroulement continuel des vagues, la présence de ce corps qui se raidissait à côté de lui, tout cela engendrait une douce mélancolie, une méditation sur la mortalité, y compris la sienne. Timor mortis conturbat me. Il se dit : dans la jeunesse, nous prenons des risques exorbitants parce que la mort n'a pas de réalité pour nous. La jeunesse est caparaçonnée dans l'immortalité. C'est seulement à l'âge adulte que la conscience du caractère transitoire de la vie nous couvre de son ombre. Au reste, la peur de la mort est sûrement naturelle, qu'on la considère comme une annihilation ou un rite de passage. Chaque cellule du corps est programmée pour la vie, toutes les créatures saines s'accrochent à la vie jusqu'à leur dernier souffle. Combien difficile à accepter et pourtant combien réconfortante l'idée que l'ennemie universelle pourrait venir finalement en amie !

Dalgliesh se dit qu'une partie de l'attirance exercée par son métier venait peut-être de ce que le processus de détection conférait une certaine dignité à la mort individuelle, même celle des moins attachants, des moins méritants, reflétant dans son intérêt excessif pour les indices et les motivations l'éternelle fascination que l'homme éprouve devant le mystère de sa mortalité, apportant aussi la confortable illusion d'un univers moral où l'innocence pouvait être vengée, le droit, justifié, l'ordre, restauré. Mais en fait, rien n'était restauré, sûrement pas la vie, et le seul droit justifié était l'incertaine justice de l'homme. Cette profession avait certes pour lui une fascination qui dépassait de loin l'exigence intellectuelle, ou l'excuse qu'elle lui fournissait, pour mettre sa vie privée rigoureusement à l'abri. Mais désormais, il avait hérité assez d'argent pour qu'elle devînt superflue. Était-ce l'intention que sa tante avait eue en rédigeant ce testament sans nuances ? Voulait-elle en fait lui dire qu'il avait désormais assez d'argent pour rendre inutile toute occupation autre que la poésie ?

L'affaire n'était pas la sienne, ce ne serait jamais la sienne, mais par la force de l'habitude il minuta l'attente et constata que trente-cinq minutes s'étaient écoulées quand il entendit les premiers froissements dans le bois de pins. Ils arrivaient par le chemin qu'il avait indiqué et d'ailleurs en faisant beaucoup de bruit. Rickards apparut le premier avec, à côté de lui, un homme plus jeune mais assez épais et, derrière eux, quatre autres, lourdement chargés, qui s'éparpillaient. Il sembla à Dalgliesh, se levant pour les accueillir, qu'ils étaient immenses, visages anguleux et blêmis dans cette lumière étrangère, avec leur encombrant attirail de pollueurs. Rickards fit un petit signe de tête, mais n'ouvrit la bouche que pour présenter son brigadier, Stuart Oliphant.

Ensemble ils s'approchèrent du corps et regardèrent, tête baissée, ce qui avait été Hilary Robarts. Rickards respirait bruyamment, comme s'il avait couru, et Dalgliesh eut l'impression qu'il émanait de lui une onde puissante d'énergie et de surexcitation. Oliphant et les quatre autres hommes posèrent leur matériel à terre et restèrent immobiles, silencieux, un peu à part.

Alors, les yeux toujours fixés sur le corps, Rickards demanda : « Vous la connaissez, Mr Dalgliesh ?

— Hilary Robarts, directrice administrative par intérim à la centrale de Larksoken. Je l'ai rencontrée une fois, jeudi dernier, à un dîner donné par Miss Mair. »

Rickards se retourna et regarda la silhouette de Mair : il se tenait immobile, le dos à la mer, mais si près des brisants que Dalgliesh eut l'impression que les vagues devaient passer sur ses souliers. Il ne fit pas un geste, comme s'il attendait que Rickards l'invitât, ou n'approchât de lui.

Dalgliesh dit : « Dr Alex Mair. Directeur de Larksoken. J'ai utilisé le téléphone de sa voiture pour vous appeler. Il dit qu'il restera ici jusqu'à ce que le corps soit emporté.

— Alors il attendra un moment. C'est donc le Dr Alex Mair. J'ai lu des trucs sur lui. Qui a trouvé le corps ?

— Moi. Je croyais l'avoir indiqué clairement quand j'ai téléphoné. »

Ou Rickards péchait de propos délibéré des renseignements qu'il avait déjà, ou ses hommes étaient curieusement inaptes à transmettre les messages les plus simples.

Rickards revint à Oliphant : « Allez lui expliquer que nous allons prendre notre temps. Il ne peut absolument rien faire ici, sauf gêner. Persuadez-le de rentrer chez lui se coucher. Si la persuasion ne suffit pas, essayez l'autorité. Je lui parlerai demain. » Il attendit qu'Oliphant eût commencé à écraser les galets, puis appela : « Oliphant, s'il ne veut pas bouger, dites-lui de garder ses distances. Je ne veux pas qu'il vienne plus près. Ensuite, posez les toiles autour d'elle. Ça lui gâtera son plaisir. »

C'était le genre de cruauté gratuite que Dalgliesh n'aurait pas attendu de sa part. Il y avait là quelque chose qui n'allait pas, quelque chose de plus profond que la tension professionnelle provoquée par la nécessité d'examiner une nouvelle victime du Siffleur. On eût dit que quelque anxiété personnelle, à demi reconnue et imparfaitement maîtrisée, triomphait de la prudence et de la discipline.

Mais Dalgliesh lui aussi était outré : « Cet homme n'est pas un voyeur. Il n'est sans doute pas tout à fait d'aplomb en ce moment. Après tout, il la connaissait ; Hilary Robarts était un de ses chefs de service.

— Il ne peut rien faire pour elle maintenant, même si elle était sa maîtresse. » Puis, comme s'il reconnaissait le reproche sous-entendu, il ajouta : « C'est bon, je vais lui dire un mot. »

Il se mit à courir maladroitement sur les galets ; en l'entendant Oliphant, se retourna et tous deux se dirigèrent vers la silhouette immobile qui attendait sur la frange de la mer. Dalgliesh les vit conférer entre eux, puis faire demi-tour et remonter vers lui, Alex Mair entre les deux officiers de police comme un prisonnier sous escorte. Rickards retourna vers le cadavre, mais de toute évidence, Oliphant allait accompagner Alex Mair jusqu'à sa voiture. Il alluma sa lampe et plongea dans le bois, Alex Mair hésita, puis lança un rapide « Bonsoir », regarda Dalgliesh comme s'il restait une affaire à terminer entre eux et suivit le policier.

Sans commenter le changement d'avis d'Alex Mair ni ses propres méthodes de persuasion, Rickards dit : « Pas de sac à main.

— La clef de sa maison est dans ce médaillon autour de son cou.

— Vous avez touché le corps, Mr Dalgliesh ?

— Juste les cheveux pour voir s'ils étaient humides. Le médaillon était un cadeau de Mair. Il me l'a dit.

— Elle habite tout près, n'est-ce pas ?

— Vous êtes passés devant son cottage en venant ici. Juste de l'autre côté du bois de pins. J'y suis allé après avoir trouvé le corps, pensant qu'il serait peut-être ouvert et que je pourrais téléphoner. Il y a eu un acte de vandalisme. Son portrait a été lancé au travers d'une fenêtre. Le Siffleur et cette déprédation la même nuit. Curieuse coïncidence. »

Rickards se tourna pour le regarder bien en face : « Peut-être. Mais ça n'était pas le Siffleur. Le Siffleur est mort. Il s'est tué dans une chambre d'hôtel à Easthaven vers six heures. J'ai essayé de vous joindre pour vous le dire. »

Accroupi près du corps, il toucha le visage de la jeune femme, puis lui souleva la tête et la laissa retomber. « Pas de raideur cadavérique. Pas même un début. D'après les apparences, la mort remonte à quelques heures. Le Siffleur en avait assez sur la conscience quand il est mort, mais ça… ça » – il frappa violemment le corps du doigt –, « ça, Mr Dalgliesh, c'est autre chose. »