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Le jeudi matin, Dalgliesh se rendit à Lydsett pour y faire des achats à l'épicerie du village. Sa tante avait fait le plus clair de ses provisions dans le pays et il continuait, en partie, il le savait bien, pour atténuer le remords que lui causait la possession d'une résidence secondaire, si provisoire fût-elle. Les villageois dans leur ensemble n'étaient pas hostiles aux vacanciers, bien que leurs cottages fussent laissés vides la plus grande partie de l'année et leurs apports à la vie locale, minimes. Mais ils préféraient ne pas les voir arriver avec des coffres de voiture pleins de provisions provenant de Harrods ou Fortnum & Mason.

Au reste, acheter chez les Bryson n'entraînait pas de sacrifices particuliers. C'était une boutique sans prétention avec une clochette qui tintait à la porte et qui, les photographies en sépia de l'agglomération victorienne l'attestaient, avait à peine changé extérieurement depuis cent vingt ans. L'intérieur, au contraire, avait vu plus de transformations pendant les quatre dernières années que pendant tout le reste de son histoire. En raison de la multiplication des résidences secondaires ou des goûts plus raffinés des villageois, on y trouvait désormais des pâtes fraîches, tout une variété de fromages aussi bien français qu'anglais, les meilleures marques de confitures et de moutardes, ainsi qu'un rayon traiteur, cependant qu'une affichette annonçait la livraison de croissants frais tous les jours.

Dalgliesh, qui voulait se garer dans la rue transversale, dut manœuvrer pour éviter une vieille bicyclette avec un grand panier d'osier rangée contre le trottoir et vit en entrant que Ryan Blaney venait d'achever ses emplettes. Mrs Bryson mettait dans des sacs trois pains bis, des boîtes de sucre, des cartons de lait et tout un assortiment de conserves. Blaney jeta un coup d'œil à Dalgliesh, lui adressa un signe de tête très sec et s'en alla. Le voyant charger le contenu d'un sac dans son panier et accrocher les deux autres au guidon, Dalgliesh se dit qu'il était toujours sans sa fourgonnette. Mrs Bryson dirigea sur lui son sourire de bienvenue mais sans l'assortir du moindre commentaire. Elle était bien trop commerçante pour ne pas éviter comme la peste une réputation de commère, ou un engagement dans les controverses locales, mais Dalgliesh eut l'impression que l'air était lourd de sympathie muette pour Blaney et qu'elle le tenait pour responsable, en tant que policier – encore qu'il ne sût pas bien pourquoi ni de quoi. Rickards ou ses hommes avaient dû questionner les villageois au sujet des habitants du cap, Ryan Blaney en particulier. Peut-être n'avaient-ils pas fait montre de beaucoup de tact.

Cinq minutes plus tard, il s'arrêtait pour ouvrir la barrière fermant l'entrée du cap. De l'autre côté, un chemineau était assis sur le talus séparant la route étroite de la digue couverte de roseaux. Barbu, coiffé d'une casquette en tweed d'où deux grosses nattes grises retenues par un élastique tombaient presque jusqu'aux épaules. Il était en train de manger une pomme qu'il coupait en tranches aussitôt envoyées dans la bouche. Ses longues jambes en pantalon d'épais velours étaient largement écartées devant lui comme s'il voulait mettre en évidence une paire de baskets noir, blanc et gris, aussi neuve que le reste des vêtements était usagé. Dalgliesh referma la barrière, puis s'approcha de lui et plongea son regard dans des yeux brillants d'intelligence. Si c'était un chemineau, l'acuité de son premier coup d'œil, son air d'assurance et la propreté de ses mains blanches assez délicates, en faisaient certainement une exception. Mais il était trop chargé pour être un simple marcheur. Son pardessus kaki, apparemment sorti des surplus de l'armée, était ceinturé par une large bande de cuir où étaient accrochés un quart en émail, une petite casserole et une poêle à frire. Un sac à dos, petit mais très bourré, était posé sur le talus à côté de lui.

Dalgliesh lui dit : « Bonjour. Excusez-moi si j'ai l'air impertinent, mais d'où tenez-vous ces chaussures ? »

La voix qui lui répondit était cultivée, un peu pédante, une voix qui aurait pu être celle d'un maître d'école.

« J'espère que vous n'allez pas revendiquer leur propriété. Je regretterais que nos relations, bien que destinées sans aucun doute à être brèves, commencent par une contestation de ce genre.

— Non, elles ne sont pas à moi. Je me demandais depuis combien de temps elles étaient à vous. »

L'homme finit sa pomme, lança le trognon par-dessus son épaule dans le fossé, nettoya la lame de son couteau sur l'herbe et glissa celui-ci avec soin au plus profond de sa poche. Il dit : « Puis-je vous demander si cette interrogation provient – excusez-moi – d'une incoercible et répréhensible curiosité, d'une méfiance contre nature à l'égard d'un frère humain, ou du désir d'en acheter une paire semblable ? Dans ce dernier cas, je ne pourrai à mon grand regret vous être d'aucun secours.

— Rien de tout cela. Mais la question est importante. Je ne suis ni présomptueux ni soupçonneux.

— Ni particulièrement communicatif ou explicite. Je m'appelle Jonah, soit dit en passant.

— Et moi Adam Dalgliesh.

— Alors, Adam Dalgliesh, dites-moi pourquoi je devrais répondre à votre question et vous aurez une réponse. Donnez-moi une bonne raison, une seule. »

Dalgliesh hésita un instant. Théoriquement, il était possible que cet homme fût l'assassin de Hilary Robarts, mais il n'en croyait rien. Rickards lui avait téléphoné la veille pour lui dire que les baskets à l'abeille n'étaient plus dans la caisse de bric-à-brac, estimant évidemment qu'il lui devait ce bref rapport. Mais cela ne prouvait ni que c'était le chemineau qui les avait prises, ni que les deux paires étaient identiques. Il dit : « Dimanche soir, une jeune femme a été étranglée ici, sur la grève. Si vous avez trouvé, ou si on vous a donné récemment ces chaussures, ou si vous les portiez sur le cap dimanche dernier, la police devra être avertie. Elle a trouvé une empreinte caractéristique. Il est important de l'identifier, ne serait-ce que pour éliminer leur porteur de la liste des suspects.

— Bon, au moins, ça c'est clair. Vous parlez comme un policier. Je serais désolé d'apprendre que vous en êtes un.

— Je ne suis pas sur cette affaire, mais j'appartiens à la police et je sais que la PJ du coin recherche des baskets L'Abeille.

— Et celles-ci, je présume que ce sont des baskets L'Abeille. Je les considérais comme des chaussures.

— Elles ne portent pas de marque, sauf sur la languette. C'est un truc publicitaire du fabricant. On suppose qu'elles sont reconnaissables sans un étalage criard et vulgaire du nom. Mais si les vôtres en sont, il y aura une abeille jaune sur chaque talon. »

D'un élan vigoureux, Jonah leva les deux pieds sans répondre, les maintint en l'air quelques secondes, puis les laissa retomber.

Le silence dura quelques instants, puis l'homme demanda :

« Vous voulez dire que j'ai actuellement aux pieds les chaussures d'un assassin ?

— Ce sont peut-être, mais peut-être seulement, les chaussures qu'il portait quand la femme a été tuée. Vous voyez leur importance.

— Je serai certainement amené à m'en persuader par vous, ou par un de vos semblables.

— Avez-vous entendu parler du Siffleur du Norfolk ?

— C'est un oiseau ?

— Un criminel.

— Et ces chaussures sont à lui ?

— Il est mort et le dernier crime a été manigancé pour qu'il ait l'air d'en avoir été responsable. Vous n'allez pas me dire que vous n'avez jamais entendu parler de lui ?

— Je jette parfois un coup d'œil au journal quand j'ai besoin de papier pour des nécessités plus terre à terre. Il y en a plein dans les boîtes à ordures. Ils renforcent ma conviction que le monde n'est pas fait pour moi. Il semble que votre Siffleur m'ait échappé. » Il s'arrêta une seconde, puis reprit : « Qu'est-ce que je dois faire, maintenant ? Je suis entre vos mains. »

Dalgliesh dit : « Comme je vous l'ai indiqué, je ne suis pas sur cette affaire. J'appartiens à la police métropolitaine. Mais si ça ne vous ennuie pas de venir chez moi, je pourrais téléphoner au responsable. Ce n'est pas loin. J'habite le moulin de Larksoken, sur le cap. Et si vous voulez échanger ces baskets contre une paire de souliers à moi, je ne peux faire moins, me semble-t-il. Nous avons à peu près la même taille, il devrait bien y en avoir une paire qui vous irait. »

Jonah se mit sur pieds avec une agilité surprenante. Tandis qu'ils se dirigeaient vers la voiture, Dalgliesh dit : « Je n'ai pas le droit de vous questionner, je le sais, mais voudriez-vous satisfaire ma curiosité ? D'où les tenez-vous ?

— On me les a données par inadvertance, pourrait-on dire, dimanche soir. J'étais arrivé sur le cap après la tombée de la nuit et je me dirigeais vers mon abri habituel dans cette région. C'est la casemate de béton à moitié enterrée près de la falaise. Je crois qu'on appelle ça un bunker. Je suppose que vous connaissez.

— Je connais. Pas un endroit particulièrement salubre pour passer la nuit.

— J'ai connu mieux, certainement. Mais il a l'avantage de la discrétion. Le cap est à l'écart de l'itinéraire habituel des autres marcheurs. Je m'y rends en général une fois l'an et j'y reste un jour ou deux. La casemate est complètement étanche et comme la meurtrière est face à la mer, je peux allumer un petit feu sans craindre d'être découvert. Je pousse les débris par côté et je fais comme s'ils n'existaient pas. Une politique que je vous recommande.

— Vous y êtes allé tout droit ?

— Non, il se trouve que je suis passé au presbytère. Le vieux couple qui habite là est en général très obligeant et me permet d'utiliser le robinet. Je voulais remplir mon bidon. Or il n'y avait personne. Les fenêtres du bas étaient bien éclairées, mais personne n'a répondu à la sonnette.

— Il était quelle heure ? Vous rappelleriez-vous ?

— Je n'ai pas de montre et je me soucie peu de l'heure entre le lever et le coucher du soleil. Mais j'ai remarqué que l'horloge de l'église St Andrew, dans le village, indiquait huit heures et demie quand je suis passé. J'ai dû arriver au presbytère vers neuf heures et quart ou peu après.

— Qu'est-ce que vous avez fait à ce moment-là ?

— Je savais qu'il y avait un robinet dehors, près du garage. J'ai pris la liberté de remplir mon bidon sans permission. Je crois qu'ils ne m'auraient pas refusé un peu d'eau propre.

— Avez-vous vu une voiture ?

— Il y en avait une dans l'allée. Le garage était ouvert, mais comme je l'ai dit, je n'ai pas vu âme qui vive. Ensuite, je suis allé droit à l'abri. J'étais excessivement fatigué. J'ai bu un peu de l'eau, j'ai mangé une croûte de pain, un bout de fromage et je me suis endormi. Les souliers ont été jetés par la porte de la casemate durant la nuit. »

Dalgliesh dit : « Jetés plutôt que posés ?

— Je le pense. Toute personne entrant dans la casemate m'aurait vu. Il est bien plus vraisemblable qu'ils aient été jetés. Il y a une chaire devant une église d'Ipswich et, la semaine dernière, la pancarte disait : “ Dieu donne son ver à chaque oiseau, mais il ne le jette pas dans le nid. ” Cette nuit-là, apparemment, il l'a fait.

— Et ils vous ont heurté sans vous réveiller ? Ils sont lourds.

— Vous parlez comme un policier, je vous l'ai dit. J'avais parcouru trente kilomètres, ce dimanche-là. J'ai la conscience tranquille et le sommeil profond. S'ils m'étaient tombés sur la figure, ils m'auraient certainement réveillé. Mais en fait, je les ai trouvés le lendemain matin en ouvrant l'œil.

— Bien rangés ?

— Pas du tout. Ce qui s'est passé, c'est qu'en m'éveillant je me suis retourné et allongé sur le dos. J'ai senti quelque chose de dur et j'ai craqué une allumette. Le corps étranger, c'était un des souliers ; j'ai trouvé l'autre près de mon pied.

— Ils n'étaient pas attachés ensemble ?

— S'ils l'avaient été, cher monsieur, il m'aurait été difficile d'en trouver un sous mon râble et l'autre à mes pieds.

— Et vous n'avez pas été intrigué ? Ces baskets étaient pratiquement neuves, pas du tout le genre de souliers qu'on jette n'importe où.

— Bien entendu, j'ai été intrigué. Mais contrairement aux membres de votre profession, je ne suis pas obsédé par la nécessité de trouver des explications. Il ne m'est pas venu à l'idée que la responsabilité m'incombait d'identifier leur propriétaire, ou de les porter au poste de police le plus proche. D'ailleurs je doute qu'on m'ait beaucoup remercié pour ma peine. J'ai pris avec reconnaissance ce que le destin ou Dieu m'octroyait. Mes vieux souliers étaient en fin de carrière. Vous les trouverez dans la casemate.

— Et vous avez mis ceux-ci ?

— Pas tout de suite. Ils étaient trop humides. J'ai attendu qu'ils soient secs.

— Humides par endroits ou partout ?

— Partout. Quelqu'un les avait lavés à fond, probablement sous un robinet.

— Ou en marchant dans la mer.

— Je les ai sentis. Ça n'était pas de l'eau de mer.

— Vous pouvez faire la différence ?

— Cher monsieur, j'ai encore l'usage de mes sens. Mon odorat est particulièrement développé. Je peux très bien distinguer l'eau de mer et celle du robinet. Je sais dans quelle contrée je suis d'après l'odeur de la terre. »

Ils tournèrent à gauche au carrefour et les ailes blanches du moulin surgirent. Ils restèrent un moment assis, dans un silence sociable.

Puis Jonah dit : « Vous avez peut-être le droit de savoir quel genre d'homme vous invitez sous votre toit. Je suis, monsieur, un de ces modernes bons à rien qu'on aurait autrefois envoyés aux colonies. Mais on est un peu plus nuancé aujourd'hui et d'ailleurs le bannissement loin des odeurs et des couleurs de l'Angleterre ne m'aurait pas convenu. Mon frère, modèle de rectitude civique et membre éminent de sa collectivité locale, vire mille livres par an de son compte sur le mien, à condition que je ne l'embarrasse jamais de ma présence. L'interdit, je dois dire, s'étend à la ville dont il est maire, mais comme lui-même et ses urbanistes ont détruit depuis longtemps le peu de caractère qu'elle avait, je l'ai rayée sans regret de mon itinéraire. Il est infatigable dans ses œuvres pies, et l'on peut considérer que je fais partie des bénéficiaires de sa charité distinguée. Il a été honoré par Sa Majesté – simplement un premier échelon dans l'ordre de l'Empire britannique, mais je suis sûr qu'il vise plus haut. »

Dalgliesh dit : « Il me semble que votre frère s'en tire bien.

— Vous seriez prêt à payer davantage pour vous assurer de mon absence perpétuelle ?

— Pas du tout. Je pense seulement que mille livres ne peuvent pas suffire à vous faire vivre et je me demande comment vous vous débrouillez. Mille livres comme rançon annuelle, c'est généreux, comme pension alimentaire c'est sûrement insuffisant.

— En toute équité, je dois dire que mon frère l'augmenterait volontiers pour suivre l'indice du coût de la vie. Il a un souci presque obsessionnel des convenances bureaucratiques. Mais je lui ai dit que vingt livres par semaine suffisaient amplement. Je n'ai ni maison, ni impôts, ni chauffage, ni éclairage, ni téléphone, ni voiture. Je ne pollue rien, ni mon corps, ni l'environnement. Un homme qui ne peut pas se nourrir avec trois livres par jour doit ou manquer d'initiative ou être l'esclave de désirs immodérés. Pour un paysan indien, ce serait du luxe.

— Un paysan indien aurait moins de difficultés pour se chauffer. Les hivers doivent être pénibles.

— Un hiver rigoureux est certainement une épreuve d'endurance. Mais je ne me plains pas. Je ne me porte jamais si bien qu'en hiver. Et les allumettes ne coûtent pas cher. Je n'ai jamais appris ces trucs de boy-scout avec une loupe et des bouts de bois frottés. Heureusement, je connais une demi-douzaine de fermiers qui m'autorisent à coucher dans leur grange. Ils savent que je ne fume pas, que je suis soigneux, que le matin je serai parti. Mais il ne faut jamais abuser de la bonté humaine. Elle est comme un robinet défectueux, le premier jet peut être impressionnant, mais très vite c'est la panne sèche. J'ai mon programme annuel et çà aussi, ça les rassure. Dans une ferme à trente kilomètres d'ici, ils ne vont pas tarder à dire : “ Est-ce que ce n'est pas le moment où Jonah va passer ? ” Ils m'accueillent même avec un certain soulagement. Si je suis encore en vie, eux aussi. Et je ne mendie jamais. Proposer de payer est bien plus efficace. “ Est-ce que vous pourriez me vendre deux ou trois œufs et un demi-litre de lait ? ” dit à la porte de la ferme – à condition de tendre l'argent – vous vaut en général six œufs et un litre entier de lait. Pas nécessairement ce qu'il y a de plus frais, mais il ne faut pas trop attendre de la générosité humaine. »

Dalgliesh dit : « Et les livres ?

— Ah là, monsieur, vous avez mis le doigt sur une difficulté. Je peux lire les classiques dans les bibliothèques publiques, encore qu'il soit parfois irritant d'être obligé de m'interrompre quand le moment est venu de partir. Sinon, je m'accommode des “ poches ” d'occasion sur les marchés. Un ou deux forains vous autorisent soit à échanger votre volume, soit à vous faire rembourser lors de la visite suivante. C'est une forme remarquablement bon marché de la bibliothèque de prêt ; quant aux vêtements, il y a les œuvres de charité Oxfam et ces boutiques si commodes qui se fournissent dans les surplus de l'armée. J'économise sur ma pension pour acheter un pardessus d'hiver tous les trois ans. »

Dalgliesh dit : « Depuis combien de temps vivez-vous ainsi ?

— Près de vingt ans maintenant. La plupart des chemineaux sont lamentables parce qu'esclaves de leurs passions, en général la boisson. Un homme libre de tous les désirs humains, sauf boire, manger et dormir, est vraiment libre. »

Dalgliesh dit : « Pas entièrement, vous avez un compte en banque, semble-t-il, et vous tablez sur ces mille livres.

— C'est vrai. Vous pensez que je serais plus libre si je ne les prenais pas ?

— Plus indépendant, peut-être. Vous pourriez avoir à travailler.

— Travailler, je ne peux pas, mendier, j'aurais honte. Heureusement, le Seigneur a mesuré le vent à la brebis tondue. Je serais navré de priver mon frère de la satisfaction que lui valent ses bienfaits. Il est vrai que j'ai un compte en banque pour recevoir ma subvention annuelle et dans cette mesure, je reste conformiste. Mais comme mes revenus dépendent de ma séparation d'avec mon frère, il me serait bien difficile de les recevoir personnellement et mon chéquier avec la carte en plastique qui l'accompagne a un effet extrêmement salutaire sur la police quand, ce qui arrive, elle a la présomption de s'intéresser à mes faits et gestes. »

Dalgliesh demanda : « Pas d'autres besoins ? Boisson ? Femmes ?

— Si par femmes vous entendez sexe, non. Je fuis la boisson et les femmes.

— Alors je pourrais vous objecter qu'un homme qui fuit n'est pas entièrement libre.

— Et je pourrais vous demander, monsieur, ce que vous fuyez dans ce coin perdu. Si c'est la violence de votre métier, alors vous avez été singulièrement malchanceux.

— Et maintenant, cette même violence a atteint votre vie. J'en suis désolé.

— Inutile. Un homme qui vit avec la nature est habitué à la violence et la mort est sa compagne. Il y a plus de violence dans une haie anglaise que dans les rues les plus chaudes d'une grande ville. »

En arrivant au moulin, Dalgliesh appela Rickards. Il n'était pas au poste de police, mais Oliphant qui y était annonça qu'il venait immédiatement. Puis Dalgliesh emmena Jonah au premier pour regarder la demi-douzaine de paires de souliers qu'il avait apportées. Pas de difficulté pour la pointure, mais Jonah les essaya toutes et les examina minutieusement, une par une, avant de faire son choix. Dalgliesh fut tenté de lui dire qu'une vie de simplicité et de renoncement ne lui avait pas fait perdre son goût pour le beau cuir. C'est avec quelque regret qu'il vit partir sa paire favorite – et la plus chère.

Jonah arpentait la chambre à coucher de long en large, fixant ses pieds avec complaisance. Il dit : « J'ai l'air d'avoir fait la bonne affaire. Les baskets venaient à un moment opportun, mais elles ne convenaient pas pour des marches sérieuses et j'avais l'intention de les remplacer à la première occasion. Les lois de la route sont peu nombreuses et simples, mais impératives. Je vous les recommande. Le ventre libre, un bain par semaine, laine ou coton sur la peau, cuir aux pieds.

Quinze minutes plus tard, son invité, une grande tasse de café à la main, contemplait toujours ses pieds avec satisfaction. Oliphant ne tarda pas à arriver, seul avec son chauffeur. Il entra dans la pièce en y apportant une aura de menace et d'autorité virile, disant à Jonah, avant même que Dalgliesh eût fait les présentations « Vous deviez bien savoir que vous n'aviez pas le droit de prendre ces baskets. Elles sont neuves. Le vol par appropriation d'un objet trouvé, vous connaissez ? »

Dalgliesh dit : « Un moment, brigadier. » Et prenant Oliphant à part, il lui souffla à voix basse : « Vous voudrez bien traiter Mr Jonah avec courtoisie. » Et avant que l'autre pût protester, il ajouta : « C'est bon, je vais vous éviter la peine de le dire. Ce n'est pas mon affaire, mais ce monsieur est mon invité. Si vos hommes avaient fouillé le cap plus à fond lundi, nous serions trois à avoir évité une situation gênante.

— Il est forcément suspect, monsieur. Il a les chaussures.

— Il a aussi un couteau et il reconnaît avoir été sur le cap dimanche soir. Traitez-le en suspect, si vous pouvez trouver un mobile, ou la preuve qu'il savait comment le Siffleur tuait, voire même qu'il existait. Mais pourquoi ne pas écouter ce qu'il a à dire avant de conclure à la légère qu'il est coupable. »

Oliphant dit : « Coupable ou pas, Mr Dalgliesh, c'est un témoin important. Je ne vois pas comment on peut le laisser s'en aller vagabonder à sa fantaisie.

— Et légalement, je ne vois pas comment vous pouvez l'en empêcher. Mais c'est votre problème, brigadier. »

Quelques minutes plus tard, Oliphant conduisit Jonah à sa voiture et Dalgliesh sortit pour lui dire au revoir. Avant de monter à l'arrière, le chemineau se tourna vers lui.

« Une mauvaise journée pour moi, Adam Dalgliesh. Dommage que je vous aie rencontré.

— Mais peut-être une bonne journée pour la justice.

— Oh, la justice ! C'est ça, votre fonds de commerce ? Il me semble que vous vous y prenez un peu tard. La planète Terre se rue vers son anéantissement. Ce bastion de ciment au bord d'une mer polluée déchaînera peut-être les ténèbres finales. Sinon ce sera quelque autre folie de l'homme. Il vient un moment où tout savant et Dieu même sont obligés de mettre fin à une expérience manquée. Ah, je vois un certain soulagement sur votre visage. Vous vous dites : “ Bon, il est fou, ce chemineau. Plus besoin de le prendre au sérieux. ” »

Dalgliesh lui dit : « Mon esprit est d'accord avec vous. Mes gènes sont plus optimistes.

— Vous le savez. Nous le savons tous. Comment expliquer autrement la maladie de l'homme moderne ? Et quand l'obscurité définitive tombera, je mourrai, comme j'ai vécu, dans le premier fossé à peu près sec. » Puis il ajouta, avec un sourire étonnamment doux : « Vos souliers aux pieds, Adam Dalgliesh. »