4

Une fois dégagé des tentacules noueux de la banlieue ouest, Dalgliesh put filer à bonne allure, et à trois heures il traversait le village de Lydsett. Là, un virage à droite le fit sortir de la route côtière pour s'engager sur ce qui n'était guère plus qu'un sentier macadamisé, bordé de fossés pleins d'eau qu'estompait le halo doré des roseaux aux têtes pesantes agitées par le vent. Et là, pour la première fois, il crut sentir la mer du Nord, l'odeur tonique, puissante mais à moitié imaginée, évoquant les souvenirs nostalgiques de vacances enfantines, les marches solitaires tandis qu'il se débattait avec son premier poème d'adolescent, la longue silhouette de sa tante à côté de lui, les jumelles en sautoir, pressée de retrouver les retraites de ses oiseaux bien-aimés. Et là, coupant la route, la vieille barrière familière toujours en place. Sa présence immuable le surprenait immanquablement, car elle ne servait à rien sauf peut-être, symboliquement, à couper l'accès du cap et à donner aux promeneurs le temps de savoir s'ils voulaient vraiment aller plus loin. Elle s'ouvrit à la première poussée, mais comme toujours il eut plus de mal à la refermer, et il dut la soulever à moitié avant de glisser l'anneau de fil de fer sur le poteau, avec l'impression bien connue de tourner le dos au monde du quotidien pour pénétrer dans un pays où, quelle que soit la fréquence de ses visites, il resterait toujours un étranger.

Il parcourait désormais une vaste étendue découverte, vers la frange de pins qui bordait la mer du Nord. À sa gauche, une seule maison, le vieux presbytère victorien, cube rouge brique insolite derrière sa haie souffreteuse de rhododendrons et de lauriers. À sa droite, le sol s'élevait doucement vers les falaises et il apercevait l'entrée béante d'une casemate en béton, survivante de la guerre, et apparemment aussi indestructible que les grands blocs gris battus par les vagues, vestiges des vieilles fortifications à demi englouties dans le sable le long d'une partie de la grève. Au nord, les arcs rompus et les moignons de l'abbaye bénédictine en ruine ressortaient tout dorés sur le bleu froissé de la mer et en arrivant au sommet d'une petite crête, il aperçut pour la première fois les ailes de Larksoken Mill, puis à l'horizon, la masse grisâtre de la centrale nucléaire. La route qu'il suivait finirait par y aboutir, mais il savait qu'elle était rarement utilisée, les véhicules de tout tonnage empruntant la nouvelle voie d'accès au sud. Le cap était vide et presque nu ; les quelques arbres tordus par le vent luttaient pour conserver leurs prises incertaines dans le sol ingrat et, alors qu'il passait devant une deuxième casemate, encore plus démolie, il se dit que l'endroit ressemblait à un vieux champ de bataille ; les cadavres avaient été évacués depuis longtemps mais l'air vibrait encore des tirs d'engagements perdus, cependant que la centrale dominait la scène, tel un grandiose monument moderne aux morts inconnus.

Lors de ses précédentes visites, il avait vu Martyr's Cottage à ses pieds, tandis qu'avec sa tante il contemplait le cap depuis une petite pièce juste sous le toit conique du moulin, mais il n'était jamais allé plus loin que la route, et ce jour-là, alors qu'il y était presque arrivé, il se dit une fois de plus que le qualificatif de « cottage » ne lui convenait guère. C'était une importante maison en L, à deux étages, située à l'est du sentier, aux murs mi-partie silex, mi-partie appareil cimenté, entourant par-derrière une cour pavée de pierre du Yorkshire qui donnait sur cinquante mètres de dunes herbeuses et la mer. Personne n'apparut quand il stoppa et, avant de sonner, il prit le temps de lire l'inscription que portait une plaque de pierre enchâssée à droite de la porte.

Dans un cottage à cet emplacement vécut Agnes Poley, martyre protestante, brûlée à Ipswich le 15 août 1557 à l'âge de 32 ans.

Ecclésiaste ; chap. 3, vers. 15.

Aucun ornement, mais des caractères élégants profondément gravés, et Dalgliesh se rappela sa tante lui racontant que la plaque avait été posée par les propriétaires qui avaient agrandi le cottage vers la fin des années vingt. L'un des avantages d'une formation religieuse, c'est la possibilité d'identifier au moins les textes les plus connus de l'Écriture, et celui-là en particulier ne nécessitait aucun effort de mémoire. Écolier de neuf ans souvent puni, Dalgliesh s'était vu obligé par le principal de copier tout le troisième chapitre de l'Ecclésiaste ; économe dans ce domaine comme dans tous les autres, le vieux Panaris estimait que ce genre de pensum combinait heureusement la sanction avec l'instruction littéraire et religieuse. Les mots, dans son écriture enfantine toute ronde, lui étaient toujours restés et le choix du texte semblait intéressant :

Ce qui est a déjà été ; et ce qui sera a déjà été ;
et Dieu va rechercher ce qui a disparu.

Il sonna et très vite Alice Mair ouvrit la porte. Il vit une grande et belle femme, habillée avec une simplicité coûteuse et très étudiée d'un chandail en cachemire noir, éclairé par une écharpe de soie au cou et un pantalon chamois. Il l'aurait reconnue à une ressemblance marquée avec son frère, bien qu'elle fût visiblement l'aînée de quelques années. Tenant pour acquis que la connaissance était faite, elle s'écarta afin de le laisser passer et dit : « C'est très aimable à vous de vous être dérangé ainsi. Nora Gurney est implacable. De la minute où elle a su que vous veniez dans le Norfolk, vous étiez la victime désignée. Voulez-vous déposer ces épreuves dans la cuisine ? »

C'était un visage distingué, avec des yeux enfoncés très écartés sous des sourcils rectilignes, une bouche bien dessinée un peu secrète, une masse de cheveux grisonnants roulée en chignon. Les photographies de la publicité l'avaient fait paraître belle, il s'en souvenait, d'un type un peu intimidant, intellectuel et typiquement anglais. Mais vue face à face, dans la familiarité de sa propre maison, l'absence de la moindre étincelle de sexualité et la réserve profonde qu'il sentait la rendaient moins féminine et plus redoutable qu'il s'y était attendu ; elle se tenait d'ailleurs toute raide, comme si elle repoussait l'invasion de son espace personnel. La poignée de main, lors de l'accueil, avait été fraîche et ferme, le bref sourire, étonnamment plaisant. Il se savait hypersensible au timbre de la voix humaine, et celle qu'il entendait, si elle n'était ni discordante ni désagréable, semblait un peu forcée, comme si le registre n'en était pas naturel.

Il la suivit jusqu'au fond de l'entrée, dans la cuisine, qui lui parut avoir presque six mètres de long et remplir un triple usage. La moitié droite était occupée par une cuisine bien équipée avec un gros poêle à gaz et une Aga, un billot de boucher, un dressoir contenant un assortiment d'ustensiles étincelants, et un long plan de travail avec un triangle de bois pour engainer toute une panoplie de couteaux. Au milieu de la pièce, sur une grande table en bois, une jarre de grès contenait un bouquet de fleurs séchées. Le mur de gauche était creusé d'une cheminée encadrée par des rayonnages de livres du sol au plafond ; de chaque côté, un fauteuil d'osier à haut dossier tressé en dessins compliqués était garni de coussins recouverts de patchwork. Un bureau à cylindre faisait face à l'une des larges fenêtres et à sa droite, une porte d'écurie, dont la moitié supérieure était ouverte, donnait sur la cour pavée. Dalgliesh apercevait ce qui était évidemment la plantation d'herbes aromatiques de son hôtesse, dans d'élégantes jarres en terre cuite soigneusement disposées pour profiter au maximum du soleil. La pièce, qui ne contenait rien de superflu, rien de prétentieux, était aussi agréable qu'extraordinairement réconfortante, et pendant un moment il se demanda pourquoi. Était-ce l'odeur discrète des herbes et de la pâte cuite depuis peu, le tic-tac très doux de la pendule accrochée au mur qui semblait scander le passage des secondes tout en tenant le temps sous son joug, le mugissement rythmé de la mer entré par la porte à demi ouverte, l'impression de confort bien nourri donnée par les deux fauteuils à coussins, l'âtre ouvert ? Ou cette cuisine rappelait-elle à Dalgliesh celle du presbytère où l'enfant solitaire avait trouvé chaleur et accueil, sans exigence ni critique, et les petites friandises défendues ?

Il posa les épreuves sur le bureau, refusa le café proposé et retourna avec Alice Mair jusqu'à la porte d'entrée. Elle l'accompagna à la voiture et lui dit : « Je suis désolée pour votre tante, désolée pour vous, je veux dire. Je pense que pour un ornithologue, la mort cesse d'être une terreur, quand la vue et l'ouïe commencent à faiblir. Et mourir dans son sommeil, sans angoisse pour soi ni dérangement pour les autres, est une fin enviable. Mais vous la connaissiez depuis si longtemps que vous deviez la croire immortelle. »

Il se dit que les condoléances protocolaires, en général banales ou peu sincères, étaient toujours aussi difficiles à formuler qu'à accepter. Alice Mair avait vu juste : Jane Dalgliesh lui avait effectivement semblé immortelle. Il se dit que c'étaient les vieillards qui faisaient notre passé. Quand ils partent, il semble pendant un moment que ni ce passé ni nous n'avons plus d'existence réelle. Il dit : « Je ne crois pas que la mort ait jamais été une terreur pour elle. Je ne suis pas sûr de l'avoir vraiment connue et je reste maintenant avec le regret de n'avoir pas fait plus d'efforts pour y parvenir. Mais elle me manquera. »

Alice Mair dit : « Je ne la connaissais pas non plus. J'aurais peut-être aussi dû faire plus d'efforts. Elle était très réservée, sans doute une de ces privilégiées qui ne trouvent pas de compagnie plus agréable que la leur. Il semble toujours présomptueux de s'immiscer dans cette indépendance satisfaite. Peut-être êtes-vous dans les mêmes dispositions. Mais si vous pouvez tolérer la société, je reçois quelques personnes à dîner jeudi soir, surtout des collègues d'Alex. Voudriez-vous vous joindre à nous ? Sept heures et demie-huit heures. »

Il se dit que l'on eût cru un défi plutôt qu'une invitation. À son propre étonnement il s'entendit accepter, mais toute la rencontre avait été un peu étonnante. Elle resta là, à le regarder avec une intensité grave tandis qu'il débrayait, puis braquait, et il eut l'impression qu'elle observait d'un œil critique la manière dont il s'en tirait. Mais au moins elle ne lui avait pas demandé s'il était venu dans le Norfolk pour aider à arrêter le Siffleur.