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Jonathan Reeves attendit d'avoir vu Mrs Simpson quitter son bureau pour aller déjeuner avant d'entrer au service du personnel, là où les dossiers étaient classés. Il savait que toutes les archives personnelles avaient été passées sur ordinateur, mais les originaux existaient toujours, gardés par Mrs Simpson comme autant de possibles bombes à retardement. Proche de la retraite, elle n'était jamais arrivée à faire confiance à la mémoire des ordinateurs. Pour elle, la seule réalité était inscrite en noir et blanc entre les couvertures cartonnées des chemises officielles. Son assistante, Shirley Coles, jolie adolescente du village, avait été recrutée depuis peu et dûment avertie de l'importance du directeur comme des chefs de service ; mais elle n'avait pas encore assimilé les lois plus subtiles qui infiltrent n'importe quelle organisation et départagent ceux dont les désirs doivent être pris au sérieux, quel que soit leur grade, de ceux que l'on peut négliger sans danger. C'était une agréable petite fille de dix-huit ans, soucieuse de plaire et sensible aux gentillesses.

Jonathan lui dit : « Je suis presque sûr que son anniversaire tombe au début du mois prochain. Je sais bien que les dossiers personnels sont confidentiels, mais il s'agit seulement d'une date de naissance. Est-ce que vous pourriez y jeter un coup d'œil et me le dire ? »

Il savait qu'il avait l'air gauche et nerveux, mais ça le servait ; elle savait ce que c'était de se sentir gauche et nerveuse. Il ajouta : « Juste la date de naissance. Bien vrai. Et je ne dirai à personne comment je l'ai trouvée. Elle me l'a bien dit, mais j'ai oublié.

— Je ne dois pas le faire, Mr Reeves.

— Je sais, mais je n'ai pas d'autre moyen de trouver le renseignement. Elle ne vit pas dans sa famille, alors je ne peux pas demander à sa mère. Je serais si contrarié qu'elle croie à un oubli de ma part.

— Vous ne pourriez pas revenir quand Mrs Simpson sera là ? Je pense qu'elle vous donnerait le renseignement. Moi, en principe je ne dois pas ouvrir les dossiers quand elle n'est pas là.

— Je sais bien que je pourrais lui demander, mais j'aimerais mieux pas. Vous la connaissez. J'aurais peur qu'elle se moque de moi. À propos de Caroline. Où est-elle, Mrs Simpson ?

— À la cafétéria, pour la pause café. Elle prend toujours vingt minutes. Mais restez près de la porte et prévenez-moi s'il vient quelqu'un. »

Au lieu de cela, il resta à côté du classeur et la regarda manipuler les serrures du coffre-fort. Il dit : « La police doit pouvoir prendre connaissance de ces dossiers personnels, si elle le demande ?

— Oh non, Mr Reeves, ça ne serait pas bien. Personne ne peut les voir, sauf le Dr Mair et Mrs Simpson. Ils sont confidentiels. La police a tout de même vu celui de Miss Robarts. C'est la première chose que le Dr Mair a demandée lundi matin, avant même que la police arrive. Il a téléphoné dès qu'il est arrivé dans son bureau. Mrs Simpson lui a porté elle-même, mais c'était différent. Elle est morte. Il n'y a plus rien de privé quand on est mort, n'est-ce pas ?

— Non, dit-il. Plus rien. » Et il se revit soudain dans une petite maison louée à Romford, en train d'aider sa mère à débarrasser les affaires de son grand-père après la crise cardiaque du vieil homme, les vêtements graisseux, les odeurs, le garde-manger avec le stock de haricots en conserve dont il se nourrissait, les plats encroûtés d'aliments gâtés, moisis, ces revues honteuses qu'il avait découvertes au fond d'un tiroir et que sa mère, écarlate, lui avait arrachées des mains.

Elle lui dit, le dos tourné : « Terrible, n'est-ce pas, ce crime ? On n'arrive pas à réaliser. Pas pour quelqu'un qu'on a connu. Ça nous a fait beaucoup de travail dans le service. La police a voulu une liste de tous les membres du personnel avec leur adresse. Et puis tout le monde a eu un questionnaire pour savoir où la personne se trouvait dimanche soir et avec qui. Mais enfin, vous savez. Vous en avez eu un. Tout le monde en a eu un. »

La serrure à combinaison exigeait beaucoup de précision. Le premier essai avait été manqué et elle recommençait à tourner le cadran avec précaution. Seigneur, se dit-il, elle n'en finit pas. Mais cette fois la porte s'ouvrit et il aperçut l'arête d'une petite boîte en métal. Elle prit dedans un trousseau de clefs, retourna vers le classeur, en choisit une qu'elle enfonça dans la serrure : le plateau lui glissa aussitôt dans les doigts. Elle semblait avoir été gagnée par l'anxiété qu'il éprouvait. Elle jeta un regard inquiet à la porte et chercha très vite dans les chemises suspendues.

« Voilà le dossier. »

Il dut se retenir pour ne pas le saisir. Elle l'ouvrit et il vit le formulaire bis qu'il avait lui-même rempli en arrivant à la centrale. Ce dont il avait besoin se trouvait sous ses yeux en caractères d'imprimerie soigneux : Caroline Sophia St John Amphlett, née le 14 octobre 1957 à Aldershot, Angleterre. Nationalité britannique.

Shirley referma la chemise, la remit vite en place et repoussa le tiroir. En tournant la clef, elle dit : « Voilà ce que vous vouliez savoir. Le 14 octobre. Dans pas longtemps, en somme. Heureusement que vous avez vérifié. Qu'est-ce que vous allez faire pour fêter ça ? Si le temps se maintient, vous pourriez faire un pique-nique en mer, sur le bateau. »

Il demanda, interloqué : « Quel bateau ? Nous n'en avons pas.

— Caroline, si. Elle a acheté le vieux cabin-cruiser de Mr Hoskins à Wells-next-the-Sea. Je le sais parce qu'il avait mis une petite annonce dans la vitrine de Mrs Bryson à Lydsett et mon oncle Ted s'était dit qu'il pourrait y jeter un coup d'œil parce qu'il n'était pas cher. Mais quand il a téléphoné, Mr Hoskins lui a dit qu'il l'avait vendu à Miss Amphlett de Larksoken.

— C'était quand ?

— Il y a trois semaines. Elle ne vous l'a pas dit ? »

Un secret de plus, innocent peut-être, mais étrange, néanmoins. Elle n'avait jamais manifesté le moindre intérêt pour les bateaux ou la mer. Un vieux cabin-cruiser pas cher. Et l'automne n'est pas le meilleur moment pour acheter un bateau.

Il entendit la voix de Shirley : « Sophia, c'est un assez joli prénom. Ancien, mais je l'aime bien. Seulement, elle ne ressemble pas à une Sophia, n'est-ce pas ? »

Mais Jonathan avait vu plus que le nom complet et la date de naissance. En dessous, il y avait le nom des parents. Père, Charles Roderick St John Amphlett, décédé, officier. Mère : Patricia Caroline Amphlett. Il avait apporté un morceau de papier arraché à un carnet sur lequel en hâte il écrivit toutes ces indications. Une manière de prime. Il ne se rappelait plus que ces formulaires étaient aussi détaillés. À coup sûr, avec ces renseignements une agence de recherches pourrait retrouver sa mère sans trop de difficulté.

C'est seulement quand les clefs eurent été replacées dans le coffre qu'il respira librement. Maintenant qu'il avait ce qu'il voulait, il eût paru peu courtois de filer aussitôt. Il devait impérativement partir avant le retour de Mrs Simpson, qui obligerait peut-être Shirley à mentir pour expliquer cette présence étrangère au service, mais il s'attarda un instant pendant qu'elle se réinstallait à son bureau. Elle se mit à enfiler des trombones pour faire une chaîne.

Elle dit : « Ce meurtre, il me met dans un état, c'est affreux. Savez-vous que j'y étais, je veux dire, à l'endroit où elle est morte, dimanche après-midi ? Nous étions allés faire un pique-nique pour que Christophe puisse jouer sur la plage. C'est-à-dire Maman, Papa, Christophe et moi. C'est mon petit frère, il n'a que quatre ans. On a garé la voiture à une cinquantaine de mètres seulement du cottage de Miss Robarts, mais bien sûr, on ne l'a pas vue. En fait on n'a vu personne de tout l'après-midi, sauf Mrs Jago sur sa bicyclette qui distribuait le journal paroissial. »

Jonathan dit : « Vous avez dit ça à la police ? Je pense que ça pourrait les intéresser. Je veux dire, de savoir que vous n'avez vu personne près de son cottage.

— Oh oui, je leur ai dit. Et ça les a beaucoup intéressés. Figurez-vous, ils m'ont demandé si Christophe n'avait pas renversé du sable dans le sentier. Et justement si. C'est drôle qu'ils aient pensé à ça, non ? »

Jonathan dit : « À quel moment étiez-vous là-bas ?

— Ils m'ont demandé ça aussi. Pas très longtemps. Seulement de une heure et demie à trois heures et demie à peu près. On a même pique-niqué dans la voiture. Maman trouvait que ça n'était pas la saison pour rester à se geler sur la plage. Ensuite, on est descendus dans cette petite crique et Christophe a fait un ou deux pâtés de sable. Il s'amusait bien, mais nous on n'avait pas assez chaud pour s'asseoir. Alors Maman a été obligée de le traîner pour l'arracher à son jeu. Il hurlait. Papa est parti en avant jusqu'à la voiture, Maman remorquait Christophe. Elle lui a dit : “ Je ne veux pas que tu emportes ce sable dans l'auto, Christophe. Tu sais que Papa n'aime pas ça. ” Elle lui a fait vider son seau. Nouveaux hurlements. Ce gosse peut être infernal certaines fois. C'est drôle, n'est-ce pas ? Je veux dire, qu'on ait été là justement le même après midi. »

Jonathan dit : « À votre avis, pourquoi est-ce qu'ils étaient si intéressés par le sable ?

— C'est ce que Papa a voulu savoir. L'enquêteur qui était ici et qui m'interrogeait a dit que s'ils trouvaient une empreinte de pied, ils pourraient éventuellement l'éliminer au cas où ça serait une des nôtres. Papa croit qu'ils ont dû en trouver une, d'empreinte. Deux jeunes enquêteurs, très gentils, sont venus voir mes parents hier soir. Ils leur ont demandé ce qu'ils portaient comme souliers et même, figurez-vous, ils ont demandé la permission de les emporter. Ils n'auraient pas fait ça, n'est-ce pas, s'ils n'avaient pas trouvé quelque chose ? »

Jonathan dit : « Ça a dû inquiéter terriblement vos parents ?

— Oh non, pas du tout. On n'était pas là quand elle est morte, n'est-ce pas ? Après avoir quitté le cap, on est allés goûter chez grand-mère à Hunstanton et on n'est rentrés qu'à neuf heures et demie. Bien trop tard pour Christophe, comme a dit Maman. Notez qu'il a dormi tout le long du chemin. Mais c'était drôle, quand même, non ? D'avoir été là juste le jour du crime. Si elle avait été tuée quelques heures plus tôt, on aurait vu le corps. Je crois bien qu'on ne retournera pas dans ce coin-là. Je sais bien que je n'irais pas à la nuit tombée, même si on me donnait un million. J'aurais bien trop peur de voir son fantôme. C'est drôle, cette histoire de sable, quand même, non ? Je veux dire s'ils trouvent une empreinte et qu'elle les aide à trouver l'assassin, ça sera parce que Christophe voulait jouer sur la plage et que Maman lui a fait vider son seau. C'était une si petite chose. Maman a dit que ça lui rappelait un sermon du pasteur, dimanche dernier, quand il a prêché sur nos plus petites actions qui peuvent avoir des conséquences immenses. Je ne m'en souvenais pas. Je veux dire, j'aime bien chanter dans le chœur, mais les prêches de Mr Smollett sont tellement rasoirs. »

Une si petite chose, une empreinte de pas dans du sable mou. Et si ce sable était celui que Christophe avait vidé de son seau, cela voudrait dire que quelqu'un était passé dans le sentier après trois heures et demie le dimanche.

Il dit : « Combien de personnes sont au courant de ça ? Vous en avez parlé en dehors de la police ?

— Oh non, je ne l'ai dit qu'à vous. Les enquêteurs m'ont demandé de ne pas en parler et je n'en ai pas parlé. Je sais que Mrs Simpson était curieuse de savoir pourquoi j'avais demandé à voir l'inspecteur Rickards. Elle répétait tout le temps qu'elle ne voyait pas ce que je pouvais avoir à leur dire et qu'il ne fallait pas que je leur fasse perdre du temps à essayer de me rendre intéressante. Je crois qu'elle avait peur que je parle de la dispute qu'elle a eue avec Miss Robarts quand on s'est aperçu que le dossier personnel du Dr Gledhill avait disparu et que c'était le Dr Mair qui l'avait eu depuis le début. Mais vous n'en parlerez pas, n'est-ce pas ? Même à Miss Amphlett ? »

Il promit : « Non, je n'en parlerai pas. Même à elle. »